Chaque automne nous donne l'occasion d'examiner les 66 milliards d'euros de crédits affectés au financement des régimes des fonctionnaires civils et militaires et des régimes spéciaux, rassemblés dans la mission Régimes sociaux et de retraite et dans le compte d'affectation spéciale Pensions.
Chaque automne nous permet ainsi de constater la complexité et l'enchevêtrement des circuits financiers, à l'image de notre système de retraites, avec une dispersion des dépenses de retraites entre le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) – que nous examinons cette semaine en séance – et le PLF – que nous examinons pour avis en parallèle.
L'examen de cette année intervient toutefois dans un contexte singulier, à mi-chemin entre la remise du rapport du haut-commissaire à la réforme des retraites et la présentation du projet de loi relatif au régime universel.
Plutôt qu'un examen caisse par caisse ou régime par régime, j'ai donc souhaité inscrire mes travaux dans la perspective de cette réforme et embrasser dès maintenant une approche interrégimes.
L'analyse des crédits inscrits dans le PLF s'est donc voulue synthétique, le détail relevant de l'examen au fond par la commission des finances. Relativement stables par rapport à 2019, les crédits pour 2020 suivent pour l'essentiel la trajectoire démographique propre à ces régimes, marqués pour certains par un lourd déséquilibre démographique rendant nécessaire le soutien financier de l'État.
Au-delà de cette analyse des crédits, j'ai choisi de concentrer mes auditions sur l'un des domaines les plus lourds financièrement (210 milliards d'euros) et paradoxalement les moins documentés, n'ayant pas fait l'objet de travaux parlementaires auparavant : les réserves financières de notre système de retraites. En d'autres termes, si je devais user d'une expression sportive je dirais que j'aurais pu escalader seulement le mont Blanc, mais que j'ai choisi de faire l'ascension de l'Everest par la face nord.
Ces réserves sont rapidement apparues comme l'une des illustrations les plus saillantes de la nécessité d'une approche interrégimes et des défis posés par la construction d'un régime universel. La sensibilité politique et l'importance financière de ces réserves nous ont été rappelées par l'actualité des dernières semaines. Plutôt qu'un statu quo ou un silence poli, j'ai volontairement fait le choix de donner la parole aux principaux régimes concernés par ces réserves financières, et de confronter les différents scénarios possibles.
Trois constats principaux ont émergé lors des auditions.
Le niveau des réserves, tout d'abord, est très variable selon les régimes. Elles sont pour l'essentiel logées au sein de l'Association générale des institutions de retraite des cadres-Association des régimes de retraite complémentaire (AGIRC-ARRCO), 71 milliards –, dans les différentes sections de la Caisse nationale d'assurance vieillesse des professions libérales (CNAVPL), 24 milliards – et chez les indépendants – plus de 17 milliards. S'y ajoutent les réserves logées dans le Fonds de réserve pour les retraites (FRR), à hauteur de 36 milliards, et celles contenues sous la forme de provisions dans la caisse des pharmaciens et dans le Régime additionnel de la fonction publique (RAFP).
Deuxième constat, les réserves financières font l'objet de placements inégalement performants, et illustrent l'absence de doctrine formalisée d'utilisation. La plupart des réserves sont investies dans des achats obligataires, et ne procurent qu'un faible rendement dans le contexte actuel de taux d'intérêt négatif. Certains régimes se démarquent toutefois par des placements performants et responsables, notamment ceux du FRR, orientés vers le financement d'entreprises françaises dans le domaine des nouvelles technologies, et ceux du RAFP, tournés vers des démarches sociales et environnementales à hauteur de 100 %.
Enfin, un grand flou entoure les conditions d'utilisation de ces réserves financières et leurs conséquences comptables. Les échanges menés avec les différentes administrations financières ont mis en lumière l'absence de doctrine claire sur l'impact qu'aurait l'utilisation des réserves sur notre solde au sens de Maastricht. Il apparaît que toute mobilisation des réserves pour le financement de nouveaux droits au sein des professions concernées serait considérée comme une dépense supplémentaire, et donc comme une aggravation du déficit. Nous devons donc être particulièrement vigilants sur ces conséquences financières, dans le respect de nos engagements européens.
Au-delà de ces différents constats, une tension continue est apparue dans nos travaux entre l'attachement des différentes caisses aux réserves constituées par leurs professions et l'ambition d'universalité du futur régime. Cette tension ne vous a pas échappé, puisque vous avez été, les uns et les autres, interpellés par cette question.
D'un côté, les différents régimes rencontrés ont manifesté leur attachement aux réserves constituées pour faire face aux prochains chocs, notamment démographiques, auxquels leurs professions pourraient être confrontées. Il s'agit moins d'un attachement catégoriel ou corporatiste que d'une défense légitime de sommes mises de côté par les cotisants pour garantir le financement des pensions.
De l'autre côté, l'État sera demain le garant des équilibres financiers et du versement des pensions, dans un régime qui sera universel et par répartition – ces deux conditions n'étant pas négociables. Il est donc indispensable que le futur régime puisse honorer l'ensemble des engagements constitués par les caisses antérieurement, surtout dans un régime par répartition où les cotisations d'une année peuvent s'avérer insuffisantes pour financer les prestations de retraite la même année.
Cette contradiction n'est toutefois pas insurmontable, et implique de relativiser les oppositions parfois caricaturées dans le débat public. Certains n'ont ainsi pas hésité à brandir l'étendard imaginaire d'une « spoliation », là où le rapport de M. Delevoye ne constitue au contraire qu'une première forme de préconisations rationnelles et raisonnables dans la perspective de la création d'un « Fonds de réserve universel ».
Pour ma part, je préfère la confrontation des scénarios, en rassemblant l'ensemble des acteurs autour de la table, plutôt que la caricature ou l'approximation relayées dans la rue ou sur les plateaux de télévision.
Non, aucune profession ne perdra le bénéfice de ses réserves pour financer le pot commun des déficits publics.
Non, aucun « hold-up » ne sera orchestré par l'État dans une confusion entre les cigales et les fourmis, qui relève avant tout de la fable.
Et non, le futur régime universel ne pourra pas être viable si l'ensemble des engagements constitués auparavant par les quarante-deux régimes n'est pas honoré financièrement.
Je propose donc à la fois une méthode et un principe pour sortir de ce débat par le haut, et en dépassionner les termes.
S'agissant de la méthode, je préconise d'associer l'ensemble des caisses de retraites à la concertation du haut-commissaire, et non les seuls partenaires sociaux. Il ne s'agit pas d'opposer les expertises, mais de valoriser leur complémentarité, en s'appuyant sur l'expérience technique des caisses gérant ces réserves financières depuis plusieurs décennies.
S'agissant du principe, j'estime qu'une doctrine de fléchage devrait pouvoir être étudiée afin de rassurer les professions sur l'avenir de leurs réserves. Que ce soit pour honorer le versement de leurs pensions, pour financer de nouveaux droits ou pour accompagner la montée en puissance des nouveaux taux de cotisation, une orientation des réserves vers les professions les ayant constituées serait à même de rassurer chacun et de dissiper la méfiance actuelle.
Je suis convaincu qu'une réforme aussi ambitieuse que celle portée par le Gouvernement et la majorité ne pourra se faire que dans la confiance. Cette confiance qui manque aujourd'hui cruellement lorsque l'on interroge les jeunes générations sur l'avenir des retraites. Et cette confiance qui s'exprime insuffisamment entre professions et entre acteurs de notre système de retraites.
Je terminerai donc en rappelant les propos du haut-commissaire, qui devraient nous rassembler sur l'ensemble des bancs de cette commission : « Contre le chacun pour soi, je retiens le choix d'une mutualisation collective de nos risques individuels. Contre la fragilité des solidarités catégorielles, je fais le choix d'une solidarité de toute la Nation, avec le souci d'un bien-être collectif. »
J'ajoute une pensée de Georges Clemenceau, que j'ai plaisir à citer en certaines occasions : « Il faut savoir ce que l'on veut. Quand on le sait, il faut avoir le courage de le dire. Et quand on le dit, il faut avoir le courage de le faire. »