L'examen des crédits de la mission Travail et emploi du projet de loi de finances pour 2020 nous donne l'occasion de dresser un portrait à mi-législature du marché du travail et des réformes adoptées en matière de formation professionnelle et d'apprentissage. Ce portrait est tout à la fois singulier et inédit, tel un clair-obscur associant de nombreuses zones d'ombre aux quelques embellies de l'emploi.
Le taux de chômage baisse de manière régulière et continue depuis 2015, à hauteur de 0,5 point par an. Inutile d'attribuer à tel ou tel gouvernement l'origine de cette amélioration : elle est avant tout le fruit de dix années de réformes du marché du travail et d'un contexte international favorable. Mais cette lente amélioration masque plusieurs facteurs d'inquiétude. La situation des moins qualifiés se dégrade. Le taux d'emploi des non-qualifiés, qui suit chez nos voisins la trajectoire du taux d'emploi global, décroche depuis deux ans en France. Ce décrochage est particulièrement marqué pour les titulaires du seul brevet. En outre, notre taux de chômage, plus élevé qu'ailleurs dans la zone euro, diminue aussi moins rapidement. Surtout, il poursuit sa baisse alors que la croissance ralentit, loin des enseignements traditionnels de la théorie économique. Toutes les personnes auditionnées partagent mon interrogation : cela peut soit annoncer un enrichissement de la croissance en emplois, soit correspondre à des créations d'emplois peu pérennes et peu créateurs de richesses. Soyons donc très vigilants. Enfin, le nombre d'emplois vacants a littéralement explosé ces deux dernières années, la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) faisant état d'un doublement en deux ans.
Ces constats posent la question de l'adéquation entre l'offre et la demande de travail, et du rôle de la formation professionnelle pour y répondre. Vous connaissez mon engagement concernant la formation professionnelle et l'apprentissage. Il ne s'agit pas, pour paraphraser le général de Gaulle, de sauter sur sa chaise comme un cabri en disant « formation, formation, formation ! » Il s'agit de lever un par un les freins à la formation professionnelle et à l'apprentissage, pour tourner la page de ce qui a parfois été appelé la préférence française pour le chômage.
Quel bilan tirer de deux années de montée en puissance du PIC et d'une année d'application de la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel ? Conjuguée à l'examen des crédits contenus sur la mission Travail et emploi, l'analyse soulève plusieurs motifs d'inquiétude.
Madame la ministre, l'État poursuit son désengagement du service public de l'emploi – notamment concernant les crédits versés à Pôle emploi – à hauteur de 136 millions d'euros par an, contre l'avis des partenaires sociaux. En contrepartie, vous avez augmenté la part des ressources de l'UNEDIC affectée à Pôle emploi. Ne pensez-vous pas qu'il est risqué de rendre Pôle emploi encore plus dépendant des ressources de l'assurance chômage et que cela le fragilise ? En cas de retournement de conjoncture, Pôle emploi devra accompagner plus de demandeurs d'emploi, et ses moyens diminueront du fait de la chute des ressources de l'UNEDIC. Vous créez un effet ciseaux dangereux !
La création d'emplois au sein de l'organisme intervient après deux années consécutives de réduction, alors que nous vous avions systématiquement alertée, notamment dans le cadre de la mission « flash » de notre collègue Stéphane Viry. De plus, ces effectifs supplémentaires ne seront pas financés par l'État, mais par les ressources issues de l'assurance chômage, et donc par les partenaires sociaux, pour près de 380 millions d'euros.
La mise en application de la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel est menée tambour battant – je salue ici la forte mobilisation de la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle et de la direction générale du travail. Elle s'effectue au détriment de la période de transition et s'accompagne de plusieurs ruptures. Ainsi, le transfert du recouvrement de la contribution unique à la formation des OPCA vers les unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (URSSAF) devait intervenir au plus tard le 1er janvier 2021, soit deux ans et demi après la promulgation de la loi. Pourtant, dans l'article 10 du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2020, qui vient d'être voté, le Gouvernement revient de manière peu lisible sur cette échéance, en prévoyant la possibilité de la repousser par décret. Comment justifier cette mesure, tant sur la forme que sur le fond ? Sur la forme, vous modifiez par décret une date fixée dans une loi ; la constitutionnalité d'une telle mesure interroge. Sur le fond, ce report de dernière minute souligne l'absence de préparation de ce transfert et légitime les OPCA – devenus OPCO – dans leur mission de recouvrement.
La transition est tout aussi délicate s'agissant du nouveau dispositif de reconversion ou de promotion par l'alternance, dit Pro-A. L'ordonnance du 21 août 2019 visant à assurer la cohérence de diverses dispositions législatives avec la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel, dite ordonnance « coquilles », renvoie désormais à un accord de branche étendu l'identification des certifications éligibles – condition qui, par nature, met du temps à être remplie. Aucune phase de transition n'ayant été prévue, ce dispositif est désormais au point mort et les entreprises le déplorent.
La transition n'est pas non plus assurée s'agissant du financement de l'apprentissage dans les collectivités territoriales. Grands oubliés de la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, les apprentis du secteur public local seront directement pénalisés par le cadre issu de la loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique. Désormais, les contrats d'apprentissage seront financés par le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT), sur une enveloppe qui devrait être fléchée vers les agents publics locaux, et par les collectivités, alors que de nombreuses communes ne sont pas en situation d'assurer ce rôle. Les inquiétudes remontent du terrain ; je me devais de vous alerter sur cette impossible équation.
S'agissant du CPF 2.0, qui verra le jour en décembre prochain – vous nous annoncez sa présentation le 21 novembre –, le Gouvernement et sa majorité font le pari d'une désintermédiation et d'une autonomie totales. Je ne doute pas que les publics les plus à l'aise avec les outils numériques pourront s'en saisir sans difficulté. Je suis, en revanche, plus réservé sur le sort des publics les plus éloignés de ces outils, qui sont aussi souvent les moins qualifiés, les plus isolés ou ont le plus besoin d'un accompagnement.
Je suis tout aussi réservé concernant la coconstruction du CPF, qui relève de la fiction. Pourquoi ne pas prévoir dans la loi les modalités de cette coconstruction, soit par accord direct entre l'employeur et le salarié, soit par accord de branche ou d'entreprise ? J'avais proposé cette solution par amendement, mais vous aviez rejeté celui-ci sans explication. En réalité, un CPF qui ne sera pas coconstruit ne permettra ni d'alimenter le compte avec suffisamment de droits pour des formations longues et qualifiantes, ni d'en faire un véritable outil de dialogue social dans l'entreprise.
J'aimerais également attirer votre attention sur les moyens de France compétences. Le travail accompli a été remarquable, dans des délais aussi serrés qu'ambitieux. Néanmoins, France compétences doit à la fois gérer les missions des structures précédentes – ainsi, elle doit poursuivre le suivi des appels à projet lancés par l'ancien fonds paritaire de sécurisation des parcours professionnels – et mettre en place les nouveaux outils, comme la définition des coûts au contrat. L'ampleur des missions assignées à France compétences est incompatible avec ses moyens, puisqu'elle n'emploie que soixante-dix agents. Je le dis d'autant plus facilement que j'estimais initialement que soixante-dix personnels, c'était beaucoup ! Le déploiement du nouveau conseil en évolution professionnelle en est une bonne illustration : le marché public de plus de 450 millions d'euros a été lancé par trois agents, et son suivi sera confié à un prestataire extérieur, faute de moyens en interne, je suppose. Je n'évoquerai pas la qualité des actions de formation, que vous avez érigée, à juste titre, en priorité et qui sera probablement sacrifiée sur l'autel de la restriction des moyens. Madame la ministre, la contrainte sur les moyens de France compétences va-t-elle enfin être desserrée ? Si oui, à quel niveau et quand ?
Enfin, s'agissant du PIC, je salue le travail du haut-commissaire aux compétences et à l'inclusion par l'emploi, et l'engagement indispensable des régions dans son déploiement. L'attention portée aux innovations et aux expérimentations territoriales, dans le cadre de modules additionnels et de parcours sur mesure, et la logique de pluriannualité permettront de remédier aux limites des précédents grands plans de formation.
Le PIC a toutefois fait apparaître, tel un miroir grossissant, les nombreux freins de notre système actuel, parmi lesquels la persistance d'une approche par certification plutôt que par filière ou par débouché, ou les lourdeurs et longueurs des procédures d'achats de formations. Madame la ministre, à quelle échéance aurons-nous l'occasion de débattre de ces difficultés, rapport d'évaluation du PIC à l'appui ? Le projet de loi que vous présenterez le 13 novembre prochain, qui permettra de ratifier l'ordonnance dite « coquilles », sera-t-il l'occasion d'en discuter ?
Le chemin restant à parcourir pour construire une véritable société de compétences est encore long. Je suis toutefois convaincu qu'il pourra s'appuyer sur l'engagement conjoint des entreprises, des associations et des territoires. Les mentalités évoluent, à l'image du regard porté sur l'apprentissage qui apparaît plus que jamais comme une filière d'avenir et d'excellence. La semaine dernière encore, j'ai pu constater l'engagement de nombreux responsables de centres de formation d'apprentis (CFA), de jeunes apprentis et de chefs d'entreprise dans la formation et la lutte contre le fléau du chômage.
Je suis élu d'un département où le taux de chômage continue, hélas ! d'augmenter – plus 0,4 % au dernier trimestre – et dans un bassin d'emploi où, s'élevant à 11,5 %, il reste supérieur de 3 points à la moyenne nationale. Je formule donc le voeu que 2020 amorce le redressement des crédits de la mission Travail et emploi, contrairement aux deux années passées, et que nous puissions enfin donner à chaque jeune l'entière liberté de choisir son avenir professionnel.