Non, parce que c'est le SHOM qui l'a inventé. Il vient donc compléter notre panoplie d'outils d'observation.
S'agissant de la Turquie, j'ai lu le communiqué de l'Union européenne relatif à la souveraineté économique de Chypre ainsi qu'à sa ZEE : elle s'y est exprimée extrêmement fermement et clairement.
Vous me demandiez si nous allions aider à défendre cette souveraineté : en l'occurrence, il ne s'agit pas de la nôtre, puisqu'il s'agit de droits souverains chypriotes. Chypre constitue un point d'appui tout à fait essentiel et précieux pour nous : le Charles de Gaulle a relâché dans le port de Limassol à chaque fois qu'il est allé frapper Daech en Syrie. Je sais d'ailleurs que les Chypriotes sont sensibles à notre venue dans leur port. Je suis donc avec beaucoup d'attention les projets dans cette région, ainsi que les divergences ou les postures des uns et des autres.
On voit cependant très clairement, en Méditerranée orientale comme dans d'autres zones, que des puissances régionales adoptent des postures extrêmement dures qui n'avaient pas cours il y a encore quatre ou cinq ans : une telle attitude fait partie de l'évolution du paysage stratégique tel qu'elle a été décrite par la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale 2017.
M. de Ganay m'a interrogé sur ce que nous allons faire contre les futurs missiles supersoniques. Souvenez-vous de la guerre des Malouines : nos camarades de la Royal Navy avaient été touchés par des missiles Exocet subsoniques qui avaient infligé à leurs bateaux et leurs équipages des dégâts terribles. Jusqu'à un avenir très récent, ce type de missiles constituait le nec plus ultra du missile antinavire : volant au ras des flots, très difficile à détecter, mais à une vitesse subsonique, ce qui lui offrait une grande manoeuvrabilité. Face à tel engin, subsonique ou légèrement supersonique, les moyens de défense que nous avions développés étaient largement suffisants : il s'agissait notamment de la famille de missiles Aster. Nous sommes même parvenus à repousser les limites de ce type de missile au cours de l'exercice Formidable Shield 2019 puisque nous avons constaté à cette occasion qu'il était capable d'intercepter un missile volant à Mach 2,5.
Parallèlement au problème de la capacité d'interception se pose celui de la capacité de détection et du temps réservé à la décision : ces sujets deviennent de plus en plus importants pour nous.
Que se passera-t-il si les missiles volent encore plus vite ? Des organismes étatiques, et nos industriels conduisent des études sur les performances et l'évolution de ces menaces. En particulier, des simulations poussées permettent de confronter ces menaces de demain à nos systèmes de défense actuels et de vérifier que nos systèmes futurs seront en mesure d'y faire face efficacement.
Notons déjà que, pour atteindre un groupe aéronaval, le missile est le dernier maillon de ce qu'on appelle une « kill chain » : avant de tirer le missile, il faut d'abord localiser un groupe aéronaval en haute mer. Je précise qu'à partir d'une position connue, en 8 heures à 25 noeuds, un groupe aéronaval peut se situer n'importe où dans une zone grande comme la France métropolitaine (et en une demi-heure seulement, dans l'équivalent des Yvelines). Il faut ensuite identifier avec certitude le porte-avions parmi ses escorteurs, voire au milieu d'un trafic commercial dense, car aujourd'hui les réalités de la mondialisation ont gommé toute ségrégation entre trafic commercial et zone de crise. Ainsi un cliché satellite d'un groupe de bateaux, tout précis soit-il, est caduque en une poignée de minutes. Ce n'est pas fini, car il convient également de déterminer et actualiser en permanence pour ce missile en vol une position future précise à moins de 100m alors que le groupe aéronaval se déplace à près d'1 km par minute. Il convient enfin de franchir les couches de défense successives qui entourent le porte-avions et qui évoluent elles aussi.
Face à cette complexité, il n'est donc pas surprenant que les pays qui développent de telles armes « tueuses de porte-avions » redoublent aussi d'efforts pour construire des porte-avions ; et qu'ils se rapprochent à chaque nouvelle génération un peu plus du standard franco-américain : à propulsion nucléaire, pont plat, catapultes et brins d'arrêt, et qui seront encore en service dans la décennie 2060.
Vous m'avez demandé, Madame Bureau-Bonnard, comment nous allions faire face à toutes ces nouvelles menaces. Dans le plan Mercator, j'ai appelé cela « la marine en pointe » : les équilibres géopolitiques sont en train de changer, nos alliances, nos compétiteurs et nos adversaires sont en train de changer, la technologie est en train de changer. Le fossé technologique qui nous garantissait une supériorité se réduit : il faut donc tâcher de le reprendre l'avantage. Nos industriels français — mais ne le leur répétez pas — sont exceptionnels. Un bateau comme notre frégate multimissions n'a pas d'équivalent dans le monde, alors même que certains disposent de budgets bien supérieurs au nôtre. Nous pouvons donc nous appuyer sur un savoir-faire et une compétence tout à fait singuliers : je suis pour ma part tout à fait confiant dans notre capacité à suivre l'évolution technologique et à tenir le rythme, notamment grâce à toute la partie innovation et recherche-développement du ministère des armées.
Tout cela a-t-il un impact sur la formation et sur l'entraînement ? Oui. C'est la raison pour laquelle je veux tirer davantage de munitions complexes (missiles et torpilles), c'est-à-dire une tous les deux ans par frégate de premier rang. C'est également la raison pour laquelle nous avons intégré la cyberdéfense dans tous les grands exercices que nous conduisons ; c'est également la raison pour laquelle je demande, à chaque fois que le Charles-de-Gaulle appareille, qu'il soit accompagné par nos alliés européens. Nous avons besoin de nos voisins et de nos alliés. Ils répondent d'ailleurs présents, participent avec enthousiasme à des manoeuvres communes.
Le Vendémiaire est passé par le détroit de Taïwan, comme il fait tous les ans. Ce n'est pas une nouveauté. Il me semble qu'il y a eu une différence d'interprétation : la nôtre, c'est-à-dire notre vision et notre objectif, n'a pas changé depuis 2015, lorsque le ministre de la défense de l'époque, M. Jean-Yves Le Drian, s'était rendu à Singapour, au dialogue de Shangri-La. Dans le même cénacle, en 2019, Mme Florence Parly a rappelé l'attachement de notre pays à la préservation du droit maritime international qui lui paraissait de plus en plus discuté et remis en cause, notamment en mer de Chine méridionale. Dans leur esprit, le pays disposant de la deuxième zone économique exclusive du monde se devait de rappeler toute l'importance qu'il accordait au respect de ce droit. C'est la raison pour laquelle l'escorte du Charles de Gaulle, tout comme le Vendémiaire, ont navigué en mer de Chine méridionale, et pour laquelle nous continuerons à y déployer des bâtiments de l'Indo-Pacifique – région dont nous sommes riverains en Nouvelle-Calédonie, à Tahiti et à La Réunion – ou des bâtiments venant de la métropole.
Le trafic maritime est-il, Monsieur Bazin, menacé par des puissances étatiques ou non étatiques ? Par les deux. Le jeu qui se joue aujourd'hui est celui de l'attribution et de l'agression. Il peut s'agir de pêcheurs refusant d'être contrôlés : cela nous arrive par exemple au large de la Guyane. On s'aperçoit qu'en mer de Chine méridionale – c'est en tout cas ce que je lis – les revendications de souveraineté commencent très souvent par des présences massives de pêcheurs. Il ne s'agit donc pas en l'espèce d'une action étatique, mais d'une posture revendicative qui reste sous le seuil dit de l'agression. Et lorsque des agressions ont lieu, un autre mécanisme se met en place : celui de l'attribution. Un bateau est attaqué, mais personne n'est capable de relier de manière sûre et certaine cette attaque à un acteur. Ce jeu, qui consiste à rester derrière la ligne rouge, c'est-à-dire sous le seuil de l'attribution, est un jeu dangereux, mais il se pratiqua à peu près partout dans ce que l'on appelle les guerres hybrides ou dans les zones grises : on le voit très clairement dans le Nord de l'Océan indien, où des actions extrêmement précises et bien organisées sont menées, mais où l'attribution pose tout à la fois un problème technique et un problème politique.
D'où la nécessité pour nous d'avoir une appréciation autonome de la situation. Le député Bastien Lachaud m'a interrogé tout à l'heure sur la frégate Jean Bart ainsi que sur la chaîne de commandement : le rôle du Jean Bart est de nous donner une vision autonome de ce qui se passe autour de lui, et de permettre à l'autorité politique – car cela reste un geste politique – d'attribuer ou de ne pas attribuer.