Je vous remercie de m'accueillir aujourd'hui pour dresser un panorama synthétique de notre environnement stratégique. Comme vous le savez, dès son élection, le Président de la République a souhaité que soit menée immédiatement une revue stratégique. Cette étude avait un objectif : mener une analyse fine et complète de la situation stratégique internationale et en tirer les conséquences pour notre défense.
La revue stratégique était un exercice ambitieux. Elle visait bien sûr à permettre d'actualiser l'analyse menée dans le Livre blanc de 2013. Car, entre 2013 et 2017, le monde a changé plus vite et même plus fortement que nous ne nous y attendions. Mais la revue stratégique, bien plus largement, a permis d'identifier quels étaient les intérêts de la France dans un contexte stratégique particulièrement imprévisible et mouvant. Vous le savez mieux que personne, le monde n'est pas moins imprévisible qu'il ne l'était en 2017. Alors aujourd'hui, deux ans après la revue stratégique, où en sommes-nous ?
Je commencerai par l'Europe, avec la lucidité qu'il convient d'avoir. Aujourd'hui, l'Europe voit sa stabilité menacée. Elle peine à défendre ses intérêts dans un contexte où la compétition entre grandes puissances ne cesse de se renforcer, notamment dans les nouveaux espaces de conflictualité, tandis que le multilatéralisme ne cesse de s'affaiblir. Nous, Européens, courons un vrai risque : si nous ne sommes pas à la table, nous terminerons au menu – comme on dit vulgairement.
Nous assistons en effet à un retour des politiques de puissance qui bousculent l'ordre mondial et agissent de manière de plus en plus désinhibée. Or, face à ces menaces, la solidité et l'unité de nos pays sont aujourd'hui remises en cause – outre-Atlantique et même autour de nous en Europe – par le repli des États, qui entendent défendre unilatéralement leurs intérêts face à un monde jugé hostile.
L'ordre international multilatéral est menacé par ces ambitions de puissance se traduisant notamment par l'érosion des règles qui régissaient notre sécurité. Je pense notamment au traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire, qui représentait un élément clé de la stabilité stratégique en Europe et dont la fin a été actée le 2 août dernier.
De manière croissante, les défis auxquels nous faisons face trouvent aussi leurs origines dans la montée en puissance de menaces et risques transverses : le développement des populismes, dont le Brexit est un des avatars, le terrorisme et le crime organisé, les crises migratoires, les risques de pandémie ou les effets du changement climatique. Tous ces phénomènes sont dévastateurs et n'épargnent plus aucun pays européen.
Cette transformation des équilibres stratégiques s'accompagne, par ailleurs, d'une accélération d'une dissémination technologique à bas prix qui nous met à la portée d'adversaires capables de nous saturer par la quantité : en Afrique, la multiplication des engins explosifs improvisés est un fléau ; au Levant, Daech arme ses drones achetés… sur Amazon ! À cette dissémination à bas coût s'ajoute celle d'armements de plus en plus sophistiqués, tels que les systèmes de défense aérienne et antinavires, qui permettent de mettre en place des bulles de protection, de plus en plus difficiles à franchir. Nous l'avons appris à nos dépens lors de l'opération Hamilton conduite en Syrie il y a un peu plus d'un an.
Cette dissémination s'exprime aussi dans les nouveaux espaces de conflictualité, bien mis en évidence par la revue stratégique, notamment le cyberespace et l'espace exo-atmosphérique.
L'espace numérique, tout d'abord, est celui où les démocraties occidentales sont les plus vulnérables, tandis que les outils à la disposition de nos adversaires y sont de plus en plus performants : ils peuvent mettre à terre, en quelques clics, des services essentiels à notre défense ou la vie quotidienne. La cyberattaque massive qui a touché le centre hospitalier universitaire (CHU) de Rouen il y a quelques jours nous le montre bien.
Il en va de même dans l'espace exo-atmosphérique, où les menaces s'accroissent. C'est une tendance que la France a prise en compte dans sa stratégie de défense spatiale. Mais nous devrons nous entourer et renforcer nos coopérations, notamment au plan européen. C'est une condition sine qua non de notre autonomie stratégique.
Je ne voudrais pas noircir le tableau, mais l'ensemble de ces observations n'invite pas franchement à l'optimisme. Alors nous nous préparons, nous agissons, dans nos rangs et sur notre environnement.
Nous préparer, relever les défis d'aujourd'hui et de demain, c'est au coeur de la loi de programmation militaire, essentielle pour l'avenir de notre défense. Moderniser les équipements, soutenir l'innovation, ce sont des priorités au coeur du budget 2020, récemment discuté en séance publique.
Nous cherchons aussi à agir sur notre environnement. Et j'aimerais aborder avec vous la récente décision du Président de la République de relancer un véritable dialogue avec la Russie, car elle a pu faire froncer certains sourcils.
La France reste attachée à une culture du multilatéralisme et, si nous sommes cohérents, nous devons être capables d'échanger avec tous, sans être ni intimidés ni alignés. Nous souhaitons éviter que l'Europe ne soit le théâtre d'une nouvelle course aux armements et c'est pourquoi nous devons examiner la possibilité de construire une nouvelle architecture de confiance et de sécurité avec la Russie.
Parce que ces échanges concernent la sécurité de tous les Européens, nous nous coordonnerons étroitement avec nos partenaires et alliés, de l'Union européenne comme de l'OTAN. La France souhaite jouer un rôle pour relancer le dialogue avec la Russie sur ces sujets très stratégiques, mais elle ne s'engagera pas seule. C'est dans cet esprit que nous avons souhaité communiquer la réponse du Président de la République au courrier transmis le 18 septembre dernier par Vladimir Poutine à l'ensemble des alliés et au secrétaire général de l'OTAN.
Il n'est évidemment pas question de nier la responsabilité de la Russie dans le déclenchement du conflit en Ukraine et d'acter une « normalisation » de nos relations : nous ne transigeons pas sur nos intérêts de sécurité ni sur ceux de nos partenaires et alliés. Nous continuons de considérer que la stabilité stratégique en Europe doit reposer sur un certain nombre de règles, de normes et de traités auxquels la Russie doit prendre part. Nous considérons que nous n'avons aucun intérêt à la voir dériver loin de l'Europe et de ses valeurs. L'envoyé spécial du Président de la République, M. Pierre Vimont, prendra ses fonctions dans les prochains jours. C'est lui qui coordonnera, côté français, cette reprise de dialogue structuré pour la stabilité et la sécurité de l'Europe.
Naturellement, cette politique à l'égard de la Russie ne doit rien enlever aux ambitions que nous avons pour l'OTAN, bien au contraire.
Si l'on prend un peu de hauteur, j'identifie trois défis stratégiques, que je souhaite explorer aujourd'hui avec vous. Le premier concerne l'OTAN : c'est celui de la refondation de notre alliance historique de sécurité collective. Le deuxième défi est opérationnel et de moyen terme : comment lutter contre le terrorisme, en particulier au Sahel ? Le troisième défi est stratégique, capacitaire et industriel de plus long terme, directement lié au précédent : comment parvenir à construire une base industrielle et technologique de défense européenne solide et autonome, à même de nous doter des capacités militaires dont nous avons besoin pour intervenir où et quand nous le souhaitons ?
Commençons, si vous le voulez bien, avec l'OTAN. Le Président de la République a récemment évoqué les nombreux défis auxquels est confrontée l'Alliance. Il a employé des mots forts, à la hauteur de la crise de sens que connaît l'OTAN. Aujourd'hui, il ne s'agit ni de nier les succès de l'Alliance ni de contester sa crédibilité au plan militaire. Il s'agit d'identifier les obstacles de nature politique que nous devons surmonter pour faire en sorte que l'Alliance s'adapte à son nouvel environnement de sécurité, dans le respect des engagements du traité de Washington.
L'Alliance est et demeure un pilier de l'architecture de la sécurité européenne et de notre défense collective. Je tiens à rappeler ici un message qui n'est pas toujours entendu, en particulier à Bruxelles : il n'y aura pas de défense européenne sans OTAN ni non plus d'OTAN crédible et soutenable sans renforcement durable des engagements de défense européens. La question de la souveraineté européenne est donc au coeur du message du Président de la République. Ne perdons pas non plus de vue que l'Alliance doit aussi renforcer la sécurité des États-Unis et du Canada, sans quoi elle n'aurait plus aucun intérêt pour l'Amérique du Nord.
Nos objectifs pour le sommet à venir répondent à ce double impératif, à commencer par l'unité de l'Alliance, autour de la réaffirmation des engagements fondamentaux du Traité de Washington, pris le 4 avril 1949, qui résument les droits et devoirs des alliés. Nous rappellerons aussi que le lien transatlantique est fondé sur des valeurs communes et non sur des stratégies commerciales. Ces expressions ont pu susciter des réactions, mais elles méritaient d'être avancées explicitement.
Nous exigerons également le maintien d'une attitude ouverte, mais exigeante, à l'égard de la Turquie, qui conserve sa place comme alliée au sein de l'OTAN. Rappelons cependant que le statut d'allié entraîne aussi des devoirs. La France est d'ailleurs à l'origine du format E3 + Turquie, qui doit permettre un dialogue entre alliés – Allemagne, France, Royaume-Uni, d'un côté, Turquie de l'autre – sur les sujets sensibles.
Avec la volonté d'explorer toutes les possibilités pour restaurer la stabilité stratégique du continent européen, mais aussi pour oeuvrer au règlement de la crise ukrainienne, la France plaidera pour le lancement d'une réflexion stratégique sur l'avenir de l'Alliance lors de la rencontre des chefs d'États et de Gouvernement à Londres, les 3 et 4 décembre. Ce sera l'une des propositions phares qui seront formulées.
Le deuxième défi est opérationnel. Nous sommes engagés sur de multiples théâtres. Je vous parlerai aujourd'hui du Sahel, où j'étais il y a quelques jours encore. Pour vaincre le terrorisme, l'action militaire ne suffit pas : cette vérité ancienne s'y vérifie de nouveau. Au Sahel, l'action des armées s'inscrit dans une stratégie plus vaste, qui associe développement, défense et gouvernance. Sans cela, nos victoires militaires seraient à la stabilité ce que son rocher est à Sisyphe. C'est pourquoi nos zones d'efforts militaires sont destinées à devenir des espaces d'investissements et de développement économique.
Pour parvenir à ce résultat, nos armées favorisent directement la montée en puissance des forces locales. Car seules des forces autonomes pourront empêcher durablement les résurgences de Daech, d'Al-Qaïda et de leurs avatars.
Nous menons désormais des opérations conjointes avec les forces locales. C'est même devenu systématique pour la force Barkhane. L'opération Bourgou IV, conduite dans la première quinzaine de novembre et qui vient de s'achever dans le Gourma malien, aux confins du Mali, du Burkina Faso et du Niger, a ainsi permis de faire combattre avec succès près de 1 300 soldats français et sahéliens, dont plus de la moitié étaient maliens, burkinabés et nigériens. Nous mettons sur pied une coalition d'unités de forces spéciales européennes, la task force Takuba, mot qui signifie « sabre » dans l'une des langues de la région. Elle sera chargée d'accompagner, au-delà des opérations conjointes, les forces armées maliennes.
Mais tous nos efforts seraient vains sans amélioration de la gouvernance et responsabilisation des États eux-mêmes. Le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie, le Niger et le Tchad ont créé le G5 Sahel et l'ont doté d'une force conjointe. Cette initiative singulière leur appartient et il faut s'en réjouir. Nous devons la soutenir. Les acteurs régionaux s'approprient ainsi leur avenir.
L'un des défis majeurs est celui de la coordination des multiples initiatives internationales d'appui aux pays sahéliens dans les domaines de la défense et de la sécurité intérieure. Le partenariat pour la sécurité et la stabilité du Sahel, communément appelée P3S, proposé conjointement par la France et l'Allemagne, associera la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) au G5 Sahel. Ce hub de coordination permettra de mettre en cohérence les besoins locaux et les acteurs internationaux, en prêtant une attention particulière à la sécurité intérieure et au développement.
Pour terminer sur le Sahel, je souhaiterais souligner que ce théâtre est emblématique de la progression de l'engagement extérieur des Européens. On lit beaucoup de choses, souvent assez négatives, sur le sujet. Au contraire, les Européens me semblent se mobiliser de plus en plus. Lancée il y a un peu plus d'un an, l'initiative européenne d'intervention (IEI) nous permet de sensibiliser douze de nos alliés européens les plus proches et les plus investis, dont certains nous épaulent au quotidien au sein de Barkhane. Nous continuerons de développer l'IEI et notre capacité à agir ensemble, progressivement mais avec détermination.
Pour agir ensemble – et cela m'amène au troisième défi qu'il nous faut relever –, nous devons disposer des capacités militaires qui nous font défaut et en maîtriser la technologie et l'emploi. L'adage est simple : pas d'autonomie opérationnelle sans autonomie technologique ni industrielle. À cet égard, la mobilisation autour du nouveau fonds européen de défense est encourageante, de même que l'engagement des États membres dans la coopération structurée permanente, grâce à ses projets capacitaires structurants qui permettront de renforcer notre souveraineté technologique.
Ce sera aussi un gage de notre crédibilité au sein de l'Alliance atlantique et vis-à-vis d'elle. Cela implique de disposer d'une industrie de défense solide et d'investir dans les nouveaux espaces de conflictualité, l'espace, l'intelligence artificielle et le cyber. J'ai présenté des stratégies ambitieuses dans ces trois domaines prioritaires au cours de cette année. Nous renforçons et actualisons nos capacités, tant en moyens qu'en effectifs et nous portons ces sujets au niveau européen.
J'arrive à la fin de ce rapide tour d'horizon qui confirme que seules une ambition européenne et la remontée en puissance de nos armées pourront répondre à l'ensemble du spectre des menaces et des engagements. C'est ce que nous recommandions en 2017 ; c'est aujourd'hui ce que nous mettons en oeuvre. Il en va de notre autonomie stratégique, de notre indépendance nationale et de notre liberté d'action.