Intervention de Yvon Robert

Réunion du mercredi 23 octobre 2019 à 16h40
Mission d'information sur l'incendie d'un site industriel à rouen

Yvon Robert, maire de Rouen :

Je vis à Rouen depuis 32 ans. Je n'y suis pas né et je n'y ai jamais vécu avant précisément 1987. Je n'ai pas souvenir à Rouen, depuis 1987, de catastrophe liée aux sites industriels. Ce qui m'a frappé, depuis que je suis élu, c'est le nombre d'incendies. Avant 1987, non élu, mais responsable public à Paris, travaillant à l'administration parisienne, je n'avais pas conscience qu'il y avait autant d'incendies sur le territoire. Et vraiment, c'est ce qui me frappe le plus.

Pour moi, cet accident dramatique sur un site Seveso est d'abord un incendie, avant d'être un risque industriel. J'ai vu plusieurs incendies d'immeubles. En 1996, je suis resté toute une soirée devant un immeuble en feu de 12 ou 14 étages sur la rive gauche. Le feu s'est déclenché au sixième ou au septième étage, avec des habitants au-dessus. Nous avons eu des incendies dans les immeubles HLM de la Grand'Mare à Rouen. J'en ai vu plusieurs, dont deux en 2011, un en avril et un au mois de juillet, avec des habitants dedans et, à chaque fois, des enfants. La première fois, un enfant est mort et, la deuxième fois, deux.

Le vrai risque par rapport à la culture du risque, c'est l'incendie avant d'être les risques industriels. C'est ma première remarque. C'est sur le risque d'incendie de façon générale que je pense qu'il n'y a peut-être pas assez d'informations.

Cela dit, la particularité des incendies, c'est qu'ils peuvent être extrêmement violents. Ils peuvent être extrêmement forts, durer plusieurs heures. Mais tout ce que j'ai vu, en tout cas à Rouen et sur l'ensemble de l'agglomération, ce sont des incendies très vite circonscrits. C'est dire l'efficacité des pompiers. De toutes les expériences que j'ai eu l'occasion de voir en allant sur place, dans le cadre de mes responsabilités, c'est que les pompiers peuvent passer plusieurs heures à circonscrire un incendie mais qu'ils restent. Je n'ai pas vu un seul incendie se répandre au-delà de l'immeuble où cela s'est déclenché, même à l'immeuble juste à côté. Ils ont une vraie compétence dans ce domaine.

Une fois que j'ai compris que c'était un incendie, je suis sûr que, comme beaucoup d'autres, je n'ai pas totalement fait le lien avec sa dimension industrielle. La grande difficulté de la culture du risque, c'est le type d'information diffusé et comment elle l'est.

Ce qui me frappe sur les informations en général, quelles qu'elles soient, c'est que tous nos concitoyens et nous-mêmes, nous retenons toujours les informations qui nous concernent directement. J'en suis frappé, depuis que je suis élu. Je ne suis pour rien dans la rédaction et la création des journaux municipaux, que je ne corrige jamais. C'est leur qualité, que ce soit sur la ville de Rouen ou sur la métropole, de contenir un nombre d'informations extrêmement important, de toute nature. Régulièrement, je vois des personnes qui me disent : « on ne savait pas ça ». Dans tous les domaines de la vie sportive, de la vie culturelle, de la vie sociale, des réalisations de la ville, je réponds : « prenez contact, c'est dans mon magazine ». Et ils disent : « oui, je l'ai lu et je n'ai pas vu. »

Parce que nous sommes toutes et tous devant un flux d'informations dont nous ne retenons que ce qui nous concerne à un moment donné. Il faut avoir l'honnêteté de se dire que, dans une agglomération où il n'y a pas eu d'accident industriel grave depuis des décennies, c'est très compliqué de mobiliser sur un sujet comme celui-là.

Nous avons beaucoup parlé du mercaptan. Il fut extrêmement impressionnant parce qu'on l'a senti jusqu'à Londres et, dans les deux heures, qui ont suivi jusqu'à Paris. Mais en même temps, comme on le sait et comme vous en avez fait la remarque tout à l'heure, le mercaptan est utilisé dans le gaz de ville parce que ce gaz ne sent pas mais tue. Et le mercaptan, qui sent de façon abominable, n'est pas toxique. C'est désagréable, c'est même insupportable, mais c'est fait pour, précisément, avertir du danger.

Je vais y revenir, parce que c'est pour moi l'un des coeurs de la difficulté que l'on vit depuis un mois, que l'on continue à vivre. L'information est donc un sujet, mais c'est un sujet général. Ce n'est pas simplement sur les risques industriels. Il ne faut pas inventer des choses extraordinaires sur la culture du risque en matière d'industrie, quand tout l'exercice, depuis des décennies, c'est de faire en sorte qu'il n'y ait pas d'accident. Qu'il y ait des risques certes. Mais quand il y a des risques qui ne surviennent quasiment jamais, c'est compliqué de créer une culture du risque. Elle n'a aucune crédibilité.

Je suis convaincu que, dans quelques mois, nous allons nous souvenir de Lubrizol comme d'un très grand incendie, mais un incendie de plus. Des incendies se produisent fréquemment. J'en ai plusieurs en tête sur Rouen, au moins sept, huit ou dix, qui se sont produits. Petit à petit, c'est l'incendie dont on se souvient. C'est la difficulté à créer une culture de risque. Sur la question de l'information, il y a un DICRIM. Il a été publié dans Rouen magazine en 2002, à la suite d'AZF. Il est toujours disponible. Il existe. Il n'a pas été rediffusé en tant que tel. Par contre, je le disais tout à l'heure, à la suite de l'incident du mercaptan, il y a eu de l'information sur tout cela dans le journal municipal. En 2016, nous avons refait de l'information dans le journal municipal. Et là, nous allons refaire de l'information, dans le journal municipal et dans le journal de l'agglomération. Mais ce sera de l'information, pas un DICRIM.

Tout le monde fait en toutes circonstances et encore plus depuis quatre mois, la remarque générale qu'il n'y a pas, à Rouen, de culture du risque. Cela ne se crée pas de toutes pièces. Si nous voulions créer une culture du risque en en parlant une fois par an ou en republiant le DICRIM, cela créerait-il cette culture du risque ? Je n'en suis pas sûr. Dans un an, il y aura encore un souvenir de Lubrizol.

Je ne suis pas pessimiste du tout de nature, mais quel élément est susceptible d'être accessible à une population qui est sursaturée d'informations ? Et là, aucun d'entre nous n'y peut quoi que ce soit. Quand BFMTV donne de l'information toute la journée, du matin au soir, toujours, et en tout genre, sur des catastrophes qui ne se passent pas, en général, chez les gens, mais aux quatre coins du monde. Ce sont des informations à l'infini aux quatre coins du monde et aux quatre coins du pays qui n'intéressent pas grand monde, mais qui donnent le sentiment de sursaturation d'évènements gravissimes, catastrophiques, en tout genre. Quelle culture du risque dans ce contexte ? La culture ambiante, de catastrophisme général, n'est pas du tout une culture du risque. Elle ne permet pas précisément d'être sensible à ce qui peut arriver. D'une certaine manière, c'est de la réalité dans laquelle on vit qu'il faut partir pour construire quelque chose.

Faire des proclamations et publier des déclarations, sans avoir analysé un contexte, une dimension culturelle sur lesquels on n'est pas capable d'agir, ce n'est pas la solution. Je n'ai pas la solution toute faite.

Les sirènes, c'est un sujet compliqué lorsqu'il y a un problème ou un accident. Je suis absolument convaincu que toutes les sirènes qui existent sur l'agglomération, à 4 heures ou à 3 heures du matin, ce soir-là auraient pu créer une vraie panique, les gens se demandant ce qu'il se passe. Ce qu'il faudrait répéter, au fond, c'est l'information essentielle à retenir. Lorsque la sirène retentit, branchez la radio, parce que la meilleure source d'information, c'est France info, ou la radio locale, France Bleu.

Si la sirène amenait les gens à allumer la radio, si ce réflexe existait, cela pourrait être efficace. Mais si c'est pour que des gens commencent à prendre leur voiture, à prendre femmes et enfants et pour s'en aller vite, je suis sûr que cela pourrait être absolument dramatique.

C'est ce que j'ai pu mesurer lorsque le pont Mathilde a brûlé. Ce souvenir d'incendie est un bon exemple, sans aucune victime là aussi. L'incendie a totalement bloqué la ville en l'espace de quelques heures, parce qu'il y avait trop de gens dans la circulation, à ce moment-là. J'ai vu des pompiers qui ne réussissaient pas à avancer klaxonner sur les boulevards, dans un embouteillage monstre. C'est souvent le cas dans un endroit bloqué par des accidents ou un suraccident.

Tous les problèmes que nous avons eus à Rouen, pendant les 18 mois sans le pont Mathilde, c'était à chaque fois qu'un, deux ou trois accidents, parmi trop de circulation, provoquaient un embouteillage général. Et ce n'était que des accidents de voiture, pas de personne. Quand la circulation est bloquée, cela ne génère pas forcément des victimes graves. Mais un embouteillage général, cela peut être absolument terrible lorsqu'un incendie important amène je ne sais plus combien de véhicules de pompiers de toute une série de départements.

Les solutions de type Gonfreville ou Port-Jérome touchent des habitants en nombre plus limité directement sur l'usine ou sur des microterritoires, de type Petit-Quevilly... Dans ces communes, ils ont constitué des éléments d'une base d'informations. Je pense que c'est complètement impossible à l'échelle d'une ville comme Rouen ou de l'ensemble de l'agglomération.

Le sujet est national : Quels sont les outils techniques qui permettraient de déclencher automatiquement les sonneries de l'ensemble des téléphones portables, joignables depuis les bornes d'un secteur et leur envoyer des SMS disant : « Il y a un accident, une catastrophe qui se produit, écoutez France info » ? Je suis totalement incompétent. C'est peut-être dans la conception des téléphones qu'il faut changer quelque chose. Les moyens techniques d'aujourd'hui, ce n'est certainement pas constituer une liste de 100 000 noms.

Nous sommes capables, avec Orange, de savoir exactement le nombre de gens qui utilisaient des téléphones cette année sur le site de l'armada. Ce sont des informations données à Orange. Cela ne peut-il pas aller dans l'autre sens, y compris vers les gens de passage ? Dans une ville comme Rouen, en semaine, le nombre de gens de passage est absolument considérable.

La culture du risque ce n'est pas le même sujet que l'information ou que la communication. C'est de l'information précise, donnée à un moment précis. Quels sont les outils à créer ? C'est pour moi un sujet national, à traiter avec l'ensemble des opérateurs. Des accidents comme celui-là le rendent nécessaires. Toutes les autres catastrophes, les orages, les inondations, l'imposent tout autant. Mais, le risque industriel et le risque inondation sont radicalement différents. Dans toute une série de régions, nous avons des inondations régulières. Même si elles surviennent brutalement, les gens en ont une conscience beaucoup plus précise et sont attentifs aux alertes.

Ai-je des liens avec l'entreprise Lubrizol ? Il se trouve que j'ai eu l'occasion de visiter à deux ou trois reprises Lubrizol entre 2008 et 2012, au moment où j'étais premier adjoint. Et j'ai eu l'occasion d'avoir toutes les explications sur le fonctionnement de cette entreprise.

Ce qui me frappe, dans cette affaire, et c'est l'un des paradoxes, c'est que nous sommes sur l'incendie d'un dépôt qui ne bouge pas et non pas sur l'accident industriel du système de production de l'usine. L'usine fait 14 hectares. L'incendie a touché moins d'un hectare. Les 13 autres hectares n'ont été impactés en aucune façon par cet incendie. L'outil de production met en oeuvre plein de processus, notamment électriques, de manipulation de matières, de mélanges susceptibles de générer des accidents. Toute cette manipulation n'a produit absolument aucun accident.

Par ailleurs, le mercaptan, pour le souvenir que j'en ai, n'était pas un accident industriel mais une erreur humaine. C'est toujours difficile et délicat à évoquer, mais c'est bien le point de départ. Quelqu'un s'est planté dans la manipulation, malgré toutes les précautions prises.

Je n'aime pas l'expression de risque d'un nouvel AZF. Parce que cela n'a rien à voir avec ce qui s'est passé à Rouen. L'assimiler, c'est considérablement diminuer ce qui s'est passé à AZF et qui ne s'est plus repassé depuis, parce que les industriels, à la suite des plans Seveso, ont dépensé des sommes absolument considérables pour établir des PPRT. Ces PPRT les ont amenés à dépenser encore des sommes considérables pour éviter qu'AZF ne recommence. Mais AZF, c'était 35 morts et 2 500 blessés. Le hasard a fait que j'étais, l'après-midi d'AZF, en plein centre de Toulouse. J'ai vu quelque chose que je n'aurais jamais imaginé. Dans l'appartement de mes beaux-parents, toutes les fenêtres neuves avaient leurs vitres cassées. Toutes les fenêtres étaient vrillées à sept ou huit kilomètres d'AZF. Cela n'a absolument rien à voir en termes de conséquences, en termes de circonstances.

Pour moi, la vraie question qui est la suivante : à cause de la proximité, peut-on faire repartir Lubrizol ? Ce n'est pas une question pour aujourd'hui. Il faut vraiment attendre d'en savoir plus.

D'abord, j'espère qu'on saura d'où c'est parti. Le plus embêtant dans toute cette histoire qui n'a pas fait de victime, ce serait de ne pas en connaître l'origine. C'est toujours possible, quand plein de choses ont brûlé. Ne pas savoir l'origine, cela contribue à accroître l'angoisse. Quand on ne sait pas d'où ça vient, ni pourquoi, qu'il n'y a aucune explication connue, cela génère 50 explications possibles, toutes plus inimaginables, plus compliquées les unes que les autres. Toutes ces explications inconnues sont génératrices d'angoisse.

Ce qui est compliqué aussi, dans toute cette période que l'on vit, c'est que ce n'est pas vraiment fini. La contradiction est quotidienne entre, d'un côté, un discours « officiel » et, de l'autre côté, des odeurs. Hier encore, il y avait des odeurs. Mais que pouvons-nous faire d'autre que de donner ces informations sur les prélèvements faits, par dizaines, par centaines, dans l'air, l'eau, les terres, l'agriculture, qui tous, à ma connaissance, sont en dessous des seuils, même s'il y en a un peu plus forts que d'autres.

Et là, nous avons beau répéter ce que vous avez dit tout à l'heure, que je n'ai pas cessé de répéter, mais qui est tellement contre-intuitif Et vous pouvez le dire et le redire, on vous répond : « Oui, bien sûr, mais les odeurs c'est quand même dangereux. »

Nous ne pouvons pas faire la démonstration que ça ne l'est pas. C'est quasi impossible. Ces odeurs, qui ne cessent pas, sont à l'origine de cette défiance à l'égard de tous ceux qui disent que les prélèvements n'ont rien donné. Je le vois bien, y compris parmi mes proches.

Le dernier point, qui est extrêmement important, c'est le dommage sur l'attractivité et l'image du territoire. Au final, une fois que cela va s'éloigner, puisqu'encore une fois des incendies, malheureusement, il y en a eu beaucoup, c'est le plus grand dommage. Rouen aujourd'hui, j'ai eu l'occasion de m'en apercevoir maintes fois depuis un mois, ce sont les flammes et le nuage. Cette photo est partout dans l'univers des réseaux sociaux dans lequel on vit. Elle est absolument partout. C'est tout juste si la moitié de Rouen n'a pas brûlé.

Je n'ai pas d'information sur les sous-traitants. Par ailleurs, je connais depuis 20 ans le président de Lubrizol. Il était le président du port de Rouen. Et comme je suis au Conseil d'administration du port de Rouen, je sais que c'est quelqu'un qui a toujours été très attentif, avec lequel le dialogue sur l'entreprise se tenait sans aucune difficulté.

Un dernier mot. Je souhaite, et c'est fondamental, dire que Lubrizol est intervenu pour l'agriculture et les commerçants. C'est capital. J'ai un petit sujet complémentaire, puisqu'il semble que la Foire de Rouen a du mal à démarrer cette année, du fait de la communication sur Lubrizol. C'est de l'autre côté de la Seine où il n'y a rien, ni odeur, ni quoi que ce soit, ni fumée. Il n'y a plus rien, mais cela démarre mal. C'est aussi un vrai problème économique.

Dans quelques mois, le risque c'est l'image. Il y a absolument besoin d'une grande campagne d'information et de communication. Ce qui est fou pour nous cette année, c'est que l'armada a constitué un extraordinaire vecteur d'émerveillement de Rouen. Deux millions de personnes sont venues à Rouen de l'extérieur. À l'échelle de Rouen, c'est quelque chose qui a énormément frappé les esprits, en positif.

Trois mois après, le sentiment que j'ai, c'est que tout cela est complètement cassé. Il est impératif de le recréer, parce que Rouen est une ville formidable, un lieu merveilleux que je ne connaissais pas avant d'y venir comme élu et où je compte bien prendre ma retraite puisqu'élu depuis 30 ans, je m'arrête dans six mois.

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