Monsieur le président, mesdames et messieurs les parlementaires, c'est toujours un grand plaisir d'intervenir devant la représentation nationale. Ceci est d'ailleurs en voie de devenir une habitude, puisque Jean-Yves Le Gall et moi avions déjà été conviés à une audition conjointe au Sénat sur ce même sujet des lanceurs au printemps 2019, ce dont on ne peut que se réjouir. Ceci traduit en effet un regain d'intérêt du Parlement et des Français pour les politiques spatiales, ce qui constitue selon moi un point essentiel.
L'espace n'est plus seulement un enjeu scientifique ; il est devenu un sujet politique, car il répond aux enjeux du XXIe siècle que sont le climat, la souveraineté, la défense, la connectivité, la navigation et l'économie. Il faut le traiter comme tel, sur un mode ni purement expert, ni strictement médiatique.
ArianeGroup entretient avec l'Office parlementaire un dialogue étroit et constant, qu'il s'agisse de discuter avec Gérard Longuet des enjeux de la filière industrielle de défense, de nourrir les travaux menés par Jean-Luc Fugit sur les lanceurs civils ou d'organiser une conférence avec Cédric Villani et les jeunes salariés des Mureaux sur le sujet du big data spatial.
Je m'en tiendrai aujourd'hui aux trois messages suivants :
– il y a urgence à agir pour l'Europe et pour l'ESA ;
– il existe un chemin pour Ariane ;
– et une prise de conscience des Européens est nécessaire.
La première urgence est politique. La montée en puissance de la Chine et des États-Unis, précédemment mentionnée par Jean-Yves Le Gall, se traduit par des discours sans ambiguïté, comme celui présenté par Mike Pence lors de l'ouverture du congrès international d'astronautique. On observe en outre le développement de politiques contracycliques sans précédent, avec des investissements massifs. Ainsi, depuis le début du mandat du président Trump, le budget spatial américain a augmenté de plus de 10 % par an.
On constate en outre une émergence des GAFA de l'espace, avec le développement d'une véritable verticalisation : citons notamment SpaceX, mais aussi Amazon qui, au travers de Blue Origin, de sa constellation Kuiper et d'autres initiatives travaille globalement sur l'accès à l'espace, les lanceurs, les constellations, les véhicules pour l'exploration spatiale mais aussi les services, avec en particulier l'objectif d'être les premiers à investir ce nouveau marché de la donnée spatiale et de la donnée des objets. Selon la devise désormais bien connue de la Silicon Valley, « the winner takes all ».
Comme l'avait indiqué Cédric Villani, l'Europe a perdu la première manche sur le terrain de la bataille des données personnelles. La deuxième manche se joue maintenant, avec les données sectorielles et industrielles. La conférence ministérielle de Séville est le moment pour les États européens de relever ce double défi. Concrètement, pour les lanceurs, les décisions attendues ont déjà été mentionnées : elles ont pour objectif de permettre à l'Europe de rester dans la course et à Arianespace de se maintenir sur le marché mondial des services de lancement, au moment même où la concurrence, notamment américaine, est tout particulièrement féroce, de la part d'opérateurs bénéficiant d'un volume de commandes publiques très important, d'un facteur 5 à 10, et de prix institutionnels beaucoup plus élevés que ceux du marché commercial.
La deuxième urgence est industrielle : il s'agit de réussir Ariane 6. Si cet objectif n'est pas atteint, l'Europe sortira de la compétition. En effet, Ariane 6 correspond précisément à ce que demandent les clients : deux fois moins chère qu'Ariane 5, qui a été un succès pendant deux décennies, elle remplira toutes les missions vers l'ensemble des orbites, grâce à sa polyvalence. Nous disposons pour Ariane d'une feuille de route agréée, brièvement mentionnée par Jean-Yves Le Gall. Notre équipe de France est unie, puisque nous avons élaboré cette feuille de route conjointement avec le CNES.
Où en est-on précisément au niveau industriel ? Depuis 2014 et le lancement du programme Ariane 6, nous n'avons pas chômé, puisque nous avons terminé le mois dernier la validation du design de la fusée, intégré les équipes de Safran et Airbus, rationalisé la chaîne industrielle européenne et adopté un plan de compétitivité pour réduire les coûts. Nous avons également filialisé Arianespace et démarré la commercialisation d'Ariane 6. Arianespace a déjà conclu huit contrats, dont Galileo et CSO-3, avec Ariane 6. En 2019, nous avons continué sur notre lancée : tous les moteurs de la fusée sont désormais qualifiés. La production des quatorze premiers lanceurs a commencé, grâce à une résolution adoptée en avril au conseil de l'ESA. Nous avons par ailleurs procédé au lancement de la qualification du modèle de vol, dont les premières pièces sont dévoilées aujourd'hui même sur notre site de Brême, avec l'inauguration du hall d'intégration de l'étage supérieur. En 2020, il va nous falloir accélérer le processus vers le premier vol, avec les essais de l'étage supérieur complet à Lampoldshausen en Allemagne, avec le moteur Vinci, et les essais combinés du lanceur complet sur son pas de tir en Guyane, développé en parallèle par le CNES. À l'issue de ce processus interviendra le tir inaugural d'Ariane 6, avec son premier client, la constellation OneWeb.
Où en est-on au niveau institutionnel ? Le CNES et ArianeGroup ont préparé ensemble cette conférence ministérielle, en lien avec l'ESA, pour s'accorder sur les prochains chapitres de la vie d'Ariane, à commencer par la fin d'exploitation d'Ariane 5, qu'il faut réussir, avec des missions très emblématiques comme le lancement du télescope James-Webb pour la NASA et des satellites militaires français Syracuse. Nous devons bien sûr finaliser le développement d'Ariane 6 et le démarrage de son exploitation en pleine capacité en 2023. Nous devons enfin préparer l'avenir, avec des choix de briques technologiques, en particulier le futur moteur européen low cost Prometheus, que nous développons dans un cadre franco-allemand, avec un étage supérieur allégé qui va offrir davantage de polyvalence au lanceur et un démonstrateur d'étage réutilisable, Themis, qui met en oeuvre ce moteur Prometheus. En 2022, nous pourrons ainsi, en fonction des besoins des marchés institutionnel et commercial, décider des évolutions d'Ariane ou du développement d'un futur lanceur potentiellement réutilisable.
S'il ne fallait retenir qu'un enjeu, ce serait assurément celui-ci : ne baissons pas la garde en matière de financement de la technologie. Les innovations de rupture se préparent dans la durée, avec des flux financiers constants et des partenaires innovants. C'est là tout le sens du partenariat ArianeWorks : conclu entre le CNES, l'ONERA et ArianeGroup, il doit nous permettre d'accélérer nos cycles d'innovation, en lien avec les start-up.
Sur cette base, l'effort budgétaire de la France en faveur du spatial est, comme ceci a été précédemment mentionné, extrêmement significatif. Nous souhaitons bien sûr que les derniers arbitrages budgétaires, ainsi que les discussions finales menées à Séville, le confirment.
Le troisième message que je souhaitais vous communiquer aujourd'hui concerne la nécessaire prise de conscience politique. Tout l'enjeu pour ces dernières semaines avant la conférence est de dialoguer avec nos partenaires de l'ESA, au niveau industriel et institutionnel, afin de faire passer cette idée d'un sentiment d'urgence, partager des priorités programmatiques compatibles avec les intérêts nationaux des uns et des autres et dégager des budgets cohérents et ambitieux. Il s'agit là d'un travail de longue haleine, nécessitant une vraie volonté politique. L'Europe spatiale, à l'image de l'Europe politique, est en proie à des interrogations. Elle peut même parfois être traversée par des forces centrifuges, conduisant certains à réfléchir à une renationalisation de leurs programmes. Je reste toutefois confiant et pense que l'esprit de responsabilité va prévaloir. Les dernières discussions avec nos partenaires, notamment allemands et italiens, évoluent dans le bon sens. Les échanges au niveau des chefs d'État de la France et de l'Allemagne marquent un tournant : ainsi, le conseil des ministres franco-allemand du 16 octobre 2019 à Toulouse a constitué une étape essentielle. La Chancelière et le Président y ont exprimé haut et fort leur soutien à Ariane 6, leur volonté de mettre en oeuvre la préférence européenne pour toutes les missions gouvernementales, leur souhait d'un plan de consolidation entre les industriels français et allemands, en lien avec leur partenaire italien, et leur projet de développer une mission lunaire avec Ariane 6.
En conclusion, la conférence de novembre 2019 peut marquer soit le sursis, soit le sursaut de l'Europe spatiale. L'avenir n'est pas écrit, mais se prépare aujourd'hui, avec des décisions fortes et des missions, y compris scientifiques, de l'ESA, lancées par les futures fusées européennes Ariane et Vega, pour protéger nos emplois industriels et le patrimoine technologique de nos territoires. Ceci implique également des engagements budgétaires, pour protéger nos entreprises, leur permettre de lutter à armes égales et leur donner une visibilité dans la durée, ainsi que des programmes de R&T, au service de la compétitivité et du leadership de l'Europe dans le domaine spatial commercial. Ceci suppose en outre une gouvernance entre les agences plus simple et plus efficace, pour maximiser les dépenses productives en direction de l'industrie, des entreprises et des chercheurs. Il faudra enfin faire preuve d'une vision qui démontre à nos concitoyens européens que nous avons les moyens et les compétences de nos ambitions. L'étape suivante viendra en 2020, avec l'adoption du budget spatial de l'Union européenne.