Mesdames et messieurs les parlementaires, monsieur le président du CNES, mesdames et messieurs les directeurs généraux, mesdames, messieurs, Eutelsat est l'opérateur français de télécommunications par satellite, le troisième au niveau mondial et de loin le premier client commercial de l'industrie spatiale européenne. Je vous remercie de l'opportunité qui nous est donnée d'intervenir au cours de cette audition publique pour partager nos vues sur les enjeux du prochain conseil ministériel de l'Agence spatiale européenne (ESA) et plus largement sur l'avenir de la filière.
Le spatial, et en particulier les télécommunications spatiales, sont l'une des rares industries de pointe dans lesquelles l'Europe, et notamment la France, occupe une position de leader mondial. Toutefois, du fait de la transformation en cours du secteur, ce leadership est aujourd'hui menacé. La bonne nouvelle est que, de notre point de vue, l'Europe et la France disposent de tous les atouts, en termes d'acteurs et de compétences, pour préserver, voire renforcer leur position, à condition d'effectuer les bons choix.
La transformation en cours du marché est le résultat de deux ruptures, l'une technologique, l'autre du côté des clients. En matière de technologie, trois évolutions majeures sont à l'oeuvre. La première concerne les progrès rapides, notamment au niveau des processeurs numériques, qui offrent désormais la perspective d'une résorption complète et définitive de la fracture numérique dans le monde, ce qui constitue un enjeu majeur de développement. Selon la Commission européenne, pas moins de 17 % des foyers européens n'étaient pas couverts par internet à 30 mégabits par seconde en 2018, ce pourcentage montant à 47 % en zone rurale. Grâce à KONNECT VHTS, le satellite commandé par Eutelsat à Thales Alenia Space (TAS) en juin 2018, les quelques pourcents des foyers européens qui resteront durablement à l'écart des réseaux de télécommunications de nouvelle génération pourront, conformément aux objectifs présidentiels pour ce qui concerne la France, disposer dès 2022 d'une connectivité à internet avec une qualité de service et un prix comparables à ceux de la fibre optique. Autre point à signaler : le coût de la couverture par satellite sera au moins dix fois plus faible que celui que devrait supporter pour l'essentiel la puissance publique sous forme de subventions pour que les populations concernées soient couvertes par une solution terrestre, ce qui est plus que bienvenu dans un contexte de nécessaire maîtrise de nos dépenses publiques.
Les progrès réalisés au niveau des antennes actives permettent par ailleurs d'envisager, avant le milieu de la prochaine décennie, la digitalisation complète des charges utiles des satellites de télécommunications. Ceci permettra de reconfigurer de manière dynamique la performance et la zone de couverture des satellites en fonction des besoins des utilisateurs et de leur évolution au cours du temps. Sur le plan industriel, ceci ouvre la voie à la fabrication en série des satellites de télécommunications géostationnaires, alors qu'aujourd'hui chaque satellite est conçu et optimisé spécifiquement pour la position orbitale où il sera placé, en fonction des droits orbitaux dont dispose l'opérateur et des marchés visés. Ce passage du cousu main au prêt-à-porter s'apparente à une révolution industrielle qui s'amorce pour le secteur spatial. Les économies d'échelle qui en résulteront renforceront la compétitivité de l'infrastructure spatiale pour ceux qui les maîtriseront et sont susceptibles de rebattre les cartes du jeu concurrentiel. Eutelsat dispose dans ce domaine d'une longueur d'avance, grâce au satellite Eutelsat Quantum commandé à Airbus en 2015, qui sera lancé l'été prochain depuis la Guyane française.
Les progrès effectués en matière de miniaturisation rendent en outre des projets de constellations de petits satellites opérés depuis l'orbite basse, les fameux CubeSat, économiquement viables au moins à court terme, pour fournir des solutions de connectivité bas débit. Ceci renvoie à ce que l'on qualifie d'« internet des objets », pour lequel l'ubiquité des satellites est un atout essentiel, en complément de la connectivité fournie par les réseaux terrestres. Ceci est précisément l'objet du projet de constellation de satellites en orbite basse ELO, que nous avons annoncé en septembre et du partenariat scellé entre Eutelsat et Sigfox.
Du côté du marché, deux évolutions sont particulièrement remarquables. Dans la vidéo tout d'abord, dont les besoins de diffusion sont à l'origine de l'essor qu'a connu l'industrie des télécommunications spatiales ces trente dernières années, les modes de consommation évoluent, avec le développement, parallèlement à la télévision linéaire, de la consommation de contenus à la demande. Avec cette évolution des usages, apparaissent de nouveaux acteurs, qui entrent en concurrence avec nos clients historiques que sont les chaînes et plateformes de télévision payantes. Ce mouvement s'accompagne également d'une modification des besoins que doit pouvoir supporter l'infrastructure de télécommunications transportant ces contenus, avec une augmentation très forte des besoins de connectivité à internet à haut et très haut débit, ce qui crée des opportunités pour l'industrie des télécommunications par satellite, qu'il s'agisse de l'usage fixe à la maison ou en mobilité.
D'autre part, apparaissent dans la chaîne de valeur de nouveaux acteurs, qui jouent avec d'autres règles que celles actuellement en vigueur. Les moyens financiers dont certains disposent sont sans commune mesure avec ceux des acteurs existants, notamment européens, et leur permettent d'adopter des approches très agressives, dans une logique de retours sur investissements potentiels sur le long, voire le très long terme. Certains GAFA pourraient par ailleurs être disposés à financer éventuellement à perte des projets d'infrastructures, pour peu que ceci soit compensé par les bénéfices indirects qu'ils seraient susceptibles d'en retirer.
Dans ce contexte mouvant, l'Europe dispose de toute l'expertise nécessaire pour rester précurseur des ruptures technologiques à venir dans le domaine des télécommunications spatiales. Eutelsat a d'ailleurs joué ces dernières années, et continue à jouer le rôle de vecteur privilégié permettant aux technologies européennes d'accéder au marché commercial. Ainsi, c'est Eutelsat qui a commandé à Airbus en 2014 le premier satellite à propulsion tout électrique européen. Initialement prise de vitesse par les États-Unis, l'Europe a su contre-attaquer et proposer une technologie répondant mieux aux besoins du marché que sa concurrente américaine. C'est également Eutelsat qui a fait le pari ambitieux de commander aux deux manufacturiers franco-européens leurs premières plateformes NeoSat de nouvelle génération. La première, Spacebus Neo, plateforme optimisée et tout électrique de Thales Alenia Space (TAS), partira depuis Kourou en janvier prochain pour permettre au satellite KONNECT d'Eutelsat de répondre aux enjeux de lutte contre la fracture numérique en Afrique et en Europe, en attendant l'arrivée de KONNECT VHTS. C'est enfin Eutelsat qui le premier s'est engagé à utiliser Ariane 6 pour lancer dès 2020 ses futurs satellites.
Thales peut aujourd'hui être considéré comme le leader dans la conception et la réalisation de satellites destinés à l'accès à internet. La commande du satellite KONNECT VHTS par Eutelsat n'est ainsi certainement pas étrangère au succès remporté récemment par Thales dans l'appel d'offres lancé par le gouvernement indonésien en vue de la fourniture d'un satellite pour un tel usage.
Aujourd'hui, Airbus et Thales travaillent également d'arrache-pied sur leur concept de satellite tout numérique et entièrement flexible. Airbus a par ailleurs convaincu Inmarsat, l'opérateur britannique de communications mobiles par satellite, de faire ce pari.
Enfin, les équipes d'ArianeGroup et Arianespace sont dans les temps pour le vol inaugural du nouveau lanceur lourd européen, plus compétitif que le précédent et dont l'étage supérieur permettra de répondre aux nouveaux besoins liés aux satellites à propulsion électrique.
Que faut-il faire ? Nos recommandations sont de deux types. Il convient tout d'abord de ne pas faire des télécoms spatiales le parent pauvre lors du prochain conseil ministériel de l'Agence spatiale européenne (ESA). L'effort de R&D à consentir dans les télécommunications spatiales est significatif et il est important que le soutien de l'Europe, et notamment de la France, ne soit pas exclusivement ou quasiment exclusivement tourné vers Ariane 6 et l'accès indépendant de l'Europe à l'espace. Dans le cas contraire, le lanceur européen risquerait à terme de lancer essentiellement des satellites fabriqués par des industriels non européens. Il convient de noter à ce sujet qu'Eutelsat, premier client de l'industrie spatiale européenne, a historiquement commandé plus de 90 % de ses satellites à l'industrie européenne et plus de 50 % de ses lancements à Arianespace. Comme vous l'avez peut-être remarqué, la dernière commande en date d'un satellite par Eutelsat pour adresser le marché de la mobilité aérienne maritime a été révélée aujourd'hui et se fait au bénéfice de Thales Alenia Space (TAS) et de ses sites de Toulouse et Cannes. Aucun autre opérateur européen n'affiche de telles statistiques.
La pérennité d'ArianeGroup et de nos deux manufacturiers Airbus et Thales repose majoritairement sur le marché commercial, en particulier celui des télécommunications spatiales. En ce sens, ils se trouvent, tant au niveau des lanceurs que de la fabrication de satellites, dans une situation très différente de celle de leurs concurrents américains ou chinois dont le carnet de commandes, en volume et bien plus encore en valeur, est rempli pour l'essentiel des besoins institutionnels.
Au-delà même des questions relatives au budget de l'ESA, il y aurait lieu pour l'Europe de s'interroger sur l'opportunité de lancer un programme ambitieux dans le domaine des télécoms spatiales, une sorte de « Galileo des télécoms » répondant aux enjeux d'indépendance et de souveraineté européennes, utilisant les infrastructures européennes disponibles et impliquant l'ensemble des acteurs de la chaîne de valeur. Ceci permettrait de corriger ce que d'aucuns considèrent aujourd'hui comme une anomalie, à savoir le fait que bien que les télécommunications représentent 85 % du marché commercial de l'industrie spatiale européenne, elles ne comptent en direct que pour 6,8 % du budget de l'ESA, si l'on considère les chiffres de 2019.
La deuxième recommandation est de s'interroger sur la recomposition de la chaîne de valeur, côté européen. En effet, avec une chaîne de valeur morcelée, tant horizontalement que verticalement, les efforts sont largement dissous. La somme des optima locaux conduit en outre rarement à l'optimum global. Pour espérer jouer à armes égales, il est sans doute nécessaire d'unir les forces des industriels du spatial européen, de manière plus structurelle et plus systématique que ce qui est effectué au cas par cas aujourd'hui. À titre de comparaison, les acteurs américains et chinois qui vont compter demain sont largement verticalisés : c'est le cas par exemple de SpaceX, qui prévoit non seulement de fabriquer ses propres satellites, mais aussi de les lancer, de les opérer et de les commercialiser lui-même. La situation est similaire en Chine, où la CASC (China Aerospace Science and Technology Corporation) regroupe les activités de fabrication de satellites, de lancement et d'opérateur.
En conclusion, l'industrie spatiale est une industrie de pointe. L'Europe y occupe aujourd'hui un rôle de leader et dispose des acteurs et des compétences pour conserver cette position, malgré un environnement en profonde mutation. Ceci suppose que l'Europe et la France soient parfaitement conscientes des enjeux de compétitivité de leur industrie dans le domaine des télécommunications et qu'elles s'assurent que leurs champions, via la commande publique et en unissant leurs forces, peuvent jouer à armes égales avec la concurrence accrue qui s'annonce.