Intervention de Bertrand Pailhès

Réunion du jeudi 26 septembre 2019 à 11h00
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Bertrand Pailhès, coordonnateur national pour la stratégie d'intelligence artificielle :

– Nous travaillons à l'élaboration d'un écosystème alliant recherche publique et recherche privée, dans lequel les chercheurs peuvent aller de l'un à l'autre. Un exemple d'actions ne relevant pas directement de la stratégie d'intelligence artificielle, mais mises en oeuvre suite au rapport Villani, porte sur une disposition de la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises (PACTE) qui permet aux chercheurs publics de travailler partiellement pour le secteur privé. L'idée est de construire un écosystème comprenant à la fois des entreprises privées de très haut niveau et une recherche publique de très haut niveau, afin que les étudiants de master brillants du monde entier aient envie de faire leur PhD en France pour bénéficier d'un encadrement de classe mondiale.

Je sais que l'attitude vis-à-vis de Google, Facebook ou DeepMind est source de débats, notamment en matière de politique de recherche. Ces entreprises ont débauché beaucoup de nos chercheurs. Stratégiquement, plutôt que de les voir quitter l'écosystème en partant en Californie, à New York ou à Londres, nous préférons qu'elles installent leurs capacités chez nous et que les chercheurs qu'elles embauchent restent à Paris. Dans cinq ans, il se peut que ceux-ci créent une start-up, repartent dans la recherche publique, et peut-être participent à des programmes d'enseignement à Paris. Le French Tech Visa qui facilite la venue des talents étrangers, s'inscrit dans cette logique.

Pour ce premier axe relatif aux talents, 665 millions d'euros sont inscrits sur le budget de l'État, pour un total d'un peu plus d'un milliard d'euros en prenant en compte les partenaires privés des instituts 3IA. Nous espérons pouvoir lever ces fonds puis les accroître progressivement. Certains financements, comme la programmation ANR classique, au sein de laquelle le champ de l'intelligence artificielle prend une part de plus en plus importante, ne figurent par ailleurs pas directement dans ce calcul.

Le deuxième axe stratégique porte sur la diffusion de l'intelligence artificielle. Le Président de la République a demandé une approche par projets et par financement. Il ne veut pas d'un grand plan top-down, descendant vers l'ensemble des entreprises et administrations, mais souhaite de véritables projets emblématiques.

La question de la diffusion de l'intelligence artificielle concerne tous les secteurs. Parmi les projets les plus importants, citons dans le domaine de la santé le hub des données de santé, que j'ai évoqué tout à l'heure. Aujourd'hui, ce projet est bien avancé. Un groupement d'intérêt public (GIP) sera constitué dans les prochaines semaines. Le financement est sécurisé à hauteur d'environ 80 millions d'euros. Par ailleurs, une stratégie pour les véhicules autonomes est portée par Mme Anne-Marie Idrac.

Les Grands défis visent le déploiement de projets à fort impact sociétal, afin de faciliter l'émergence de nouveaux secteurs industriels d'avenir. Le Gouvernement a décidé de centrer cette politique d'innovation sur les défis sociétaux. Cette démarche était d'ailleurs mentionnée dans le rapport de l'Office de mars 2017. L'enveloppe budgétaire prévue pour relever ces défis est d'environ 30 millions d'euros.

Je rappelle que les deux premiers Grands défis, initiés en 2018, portent sur le diagnostic médical et la certification des intelligences artificielles. Le troisième, lancé en 2019, concerne l'automatisation de la cybersécurité, qui va beaucoup faire appel à l'intelligence artificielle. D'autres défis correspondent à des sujets scientifiques très différents : le stockage, les batteries, les protéines, etc. L'intelligence artificielle occupe une part importante de ce nouveau dispositif d'innovation, permis par le Fonds pour l'innovation et l'industrie (FII).

S'agissant de la mutualisation des données, qui constitue un sujet assez compliqué pour la partie santé, le hub des véhicules autonomes, pour la partie transport, est plutôt traité dans la LOM, mais dans d'autres domaines, nous avons essayé de susciter des initiatives. Un appel à projets est en cours, notamment pour soutenir des plateformes d'autres filières qui voudraient mutualiser des données.

Dans le secteur public, le Lab IA vise à expérimenter l'intelligence artificielle dans l'administration, en collaboration avec la recherche, notamment avec l'INRIA.

Je ne détaille pas l'ensemble des actions. Certaines sont spécifiques à la stratégie pour l'intelligence artificielle, d'autres ne le sont pas. Par exemple, la plateforme des données de santé, annoncée par le Président de la République dans le cadre de la stratégie pour l'intelligence artificielle, et recommandé par différents rapports, ne se limite pas à l'intelligence artificielle. Ainsi, pour l'appariement de données, certains chercheurs ou entreprises innovantes souhaitent faire appel à l'intelligence artificielle, d'autres utiliser des méthodes statistiques classiques, distinctes de l'intelligence artificielle. De même, pour les véhicules autonomes, l'intelligence artificielle est présente partout, mais n'est pas traitée à part dans la stratégie correspondante. Par ailleurs, les appels à manifestation d'intérêt (AMI) sur l'intelligence artificielle dans l'administration sont vraiment ciblés sur le sujet IA.

Le troisième axe stratégique, relatif à l'éthique, est important, puisque l'ensemble de notre stratégie s'intitule « AI for Humanity ». C'est un axe de forte différenciation pour l'Europe, même si la Chine a aussi récemment adopté des principes éthiques, ce qui doit nous amener à nous interroger sur cette question.

Cet axe se décline sur trois niveaux. Celui qui nous occupe le plus est le Partenariat mondial pour l'intelligence artificielle (en anglais, Global Partnership on Artificial Intelligence ou GPAI), une initiative franco-canadienne sur laquelle nous avons travaillé en 2018. À Biarritz, nous sommes parvenus à un accord, notamment avec le soutien des membres du G7, et entre le Canada et l'OCDE, pour créer ce « GIEC de l'intelligence artificielle ». Il vise à fournir une expertise mondiale indépendante qui va nourrir à la fois le débat démocratique et les orientations technologiques sur l'intelligence artificielle.

Le Président de la République devrait en reparler plus spécifiquement lors d'un événement qui va constituer pour nous un relais important. Après la présentation de la stratégie « AI for Humanity » en mars 2018, le Global Forum on AI for Humanity, du 28 au 30 octobre 2019, représentera un nouveau temps fort. Il va réunir, à l'Institut de France, 300 scientifiques de très haut niveau sur l'intelligence artificielle, pour réfléchir à la direction dans laquelle l'intelligence artificielle doit s'orienter, que ce soit sur les questions techniques au coeur de cette discipline, ou sur les questions d'impacts, en matière d'emploi, d'acceptabilité, de robustesse, ou de mobilisation de la communauté internationale. Nous souhaitons vraiment que Paris et la France jouent un rôle de leader dans ce domaine, et que cet événement permette une convergence. Il s'agit tout à la fois d'une initiative de nature diplomatique, dans le cadre du partenariat mondial pour l'intelligence artificielle, et d'une réunion de scientifiques qui doit permettre de nourrir un programme de travail, notamment pour 2020, en lien étroit avec le Canada, qui souhaite aussi positionner la ville de Montréal sur ce sujet.

Au niveau national, nous sommes en train de préparer une démarche pilote qui sera incubée au sein du Comité consultatif national d'éthique (CCNE), afin d'essayer d'imaginer les conditions de mise en oeuvre des recommandations issues de différents rapports, pour la création d'un comité d'éthique des technologies et de l'intelligence artificielle.

Le sujet est un peu plus complexe pour le comité d'éthique pour lequel il s'agit vraiment d'un dialogue entre recherche et santé. Pour l'intelligence artificielle, nous envisageons de le faire travailler, dans un premier temps, sur les sujets des véhicules autonomes, du diagnostic médical et des agents conversationnels. Ces sujets très distincts concernent des parties prenantes très différentes. Lundi dernier, j'ai participé à un séminaire sur l'acceptabilité du véhicule autonome avec tous les constructeurs, et l'après-midi à un séminaire de la Haute autorité de santé (HAS) sur les dispositifs médicaux. De toute évidence, ce ne sont pas du tout les mêmes interlocuteurs qui sont impliqués, bien que les scientifiques de l'intelligence artificielle soient au coeur de ces questions. Mais ces derniers ne peuvent être les prescripteurs de la démarche éthique. Nous allons donc poursuivre cette démarche pilote durant dix-huit mois pour évaluer la forme que pourrait prendre une structure plus pérenne destinée à l'intelligence artificielle.

Enfin, l'Europe a beaucoup avancé sur ces questions éthiques. Le groupe d'experts High-Level Expert Group on Artificial Intelligence a produit deux types de recommandations : des lignes directrices éthiques et des recommandations de politique publique. La prochaine Commission européenne devra évaluer comment s'appuyer sur ce travail. Un point important va nous occuper dans les prochains mois : la présidente élue de la Commission européenne a annoncé sa volonté d'initier une loi sur l'intelligence artificielle dans les cent premiers jours de son mandat. Jusqu'à présent, ce sujet n'était pas à l'ordre du jour de la Commission.

Notre stratégie est coordonnée avec nos partenaires, les principaux étant à ce jour l'Allemagne, le Canada et le Japon, et bien sûr nos autres partenaires européens. Pour l'Allemagne, il s'agit vraiment d'un axe prioritaire. Un conseil des ministres franco-allemand sur l'intelligence artificielle devrait se tenir en octobre. Avec le Canada, un dialogue va être initié lors du Global Partnership on Artificial Intelligence (GPAI). Avec le Japon, le partenariat porte plutôt sur un aspect scientifique, avec des coopérations et des appels à projets communs. Par ailleurs, nous participons beaucoup aux travaux de l'OCDE, de l'Unesco, du G7 et du G20. Au final, tout le monde se saisit du sujet de l'intelligence artificielle.

Au sein de l'Union européenne, nous avons plusieurs points de convergence prioritaires et quatre instruments de travail. En premier lieu, le plan d'ensemble de la Commission européenne vise à coordonner l'action des États membres. En deuxième lieu, le nouveau programme « Digital Europe », ou « Europe numérique », d'un montant de 9,2 milliards d'euros, prévoit de consacrer 2,5 milliards d'euros à l'intelligence artificielle, avec une moitié pour les données et une autre pour l'expérimentation. En cela, il rejoint les axes que nous avions promus suite au rapport de Cédric Villani. En troisième lieu, le programme « Horizon Europe » sera le grand programme budgétaire de l'Union européenne. Son montant, d'un peu moins de 100 milliards d'euros, devra être défini par les instances européennes. En dernier lieu, le groupe d'experts de haut niveau traite l'aspect éthique.

Je mets à jour régulièrement, depuis la publication du rapport de Cédric Villani au deuxième trimestre 2018, comme ce dernier l'a évoqué, un tableau qui présente le suivi des actions dans chacun des grands domaines que j'ai cités. Toutes les actions pour la recherche sont lancées, et se structurent de manière extrêmement forte. En ce qui concerne la formation continue et l'emploi, nous sommes encore aujourd'hui dans une phase de diagnostic, avec notamment un travail en profondeur réalisé dans les Hauts-de-France. Pour l'économie, nous avons lancé des actions sur certains volets stratégiques, notamment les Grands défis. Mais pour la partie diffusion économique, nous n'avons pas aujourd'hui d'instrument majeur.

Cela vous donne aussi une idée de ma façon d'organiser le travail interministériel. J'essaye d'accompagner les ministères pour lancer ces axes stratégiques, en leur laissant ensuite une certaine autonomie, mais en veillant à bien les coordonner, de façon à ce qu'ils ne lancent pas des actions contradictoires les unes par rapport aux autres.

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