– La réponse à la question sur l'Europe comporte plusieurs points. L'aspect purement réglementaire est lié à ce groupe d'experts de haut niveau et au projet de réglementation annoncé par la nouvelle présidente de la Commission européenne. Ce débat va devoir trouver un point d'équilibre entre la volonté de porter un standard européen et celle de ne pas entamer la compétitivité des entreprises européennes. C'est un sujet assez classique de régulation du numérique.
D'un point de vue industriel, le projet de calculateur exaflopique pourrait ressembler à un « Airbus des batteries ». Il s'agit d'un effort industriel et d'investissement réalisé par l'Europe. Le mécanisme d'IPCEI (Important Projects of Common European Interest) utilisé fait l'objet d'un régime d'aide d'État plus favorable à l'investissement. Il est tout à fait adapté à la collaboration entre États européens.
Le Plan Nano 2022, relatif à la nano-électronique, repose sur un mécanisme du même type, quoiqu'il ne soit pas principalement orienté vers des composants pour l'intelligence artificielle, en tout cas pas vers des composants pour processeurs graphiques.
À ce stade, l'Europe n'a, par exemple, pas mis en oeuvre un projet de plateforme de données. Cette idée est dans l'air. Les ministres de l'économie allemand et français, Peter Altmaier et Bruno Lemaire, l'évoquent. Cette question rejoint celle du cloud souverain. Quelle mobilisation européenne peut être consentie pour un certain nombre d'applications, notamment les plus critiques, de notre écosystème industriel ?
Au niveau européen, notre action porte aujourd'hui sur des aspects réglementaires et industriels, sur les grands projets visant à renforcer les moyens de calcul, ainsi que sur le programme « Digital Europe » (ou « Europe numérique »), dont 2,5 milliards d'euros sont consacrés à l'intelligence artificielle. Ce programme va soutenir, d'une part, des infrastructures de données, même si ce n'est pas forcément sous l'angle d'un grand projet très transverse, notamment des projets de mutualisation de données dans certains secteurs, d'autre part, des infrastructures de test. On pense par exemple au véhicule autonome. Environ un milliard d'euros seront consacrés à chacun de ces deux aspects. Dans le programme « Horizon Europe », l'un de nos objectifs est le Conseil européen de l'innovation (European Innovation Council), un dispositif qui pourrait prendre le relais de nos Grands défis. C'est une sorte de structure d'innovation de rupture au niveau européen. Son élaboration est en cours, sachant que chacun doit donner son avis.
Concernant la question des données en masse et l'acceptation par le public, je dirais, en tant qu'observateur des politiques numériques depuis quelques années, que la stratégie européenne est une construction de la confiance par la régulation. Le Règlement général sur la protection des données (RGPD) soulève beaucoup d'interrogations. Dans le fond, il nous incite à avoir des règles, et à les appliquer, pour que les gens aient confiance dans les technologies. Le seul jeu du marché nourrirait le sentiment de méfiance que vous soulignez. À l'inverse, si l'on parvient à établir des règles et à les appliquer, les gens sentiront que leurs données sont réellement protégées, que les mécanismes nécessaires sont en place, et du coup, ils auront plus de facilité à les partager.
Cela étant dit, du strict point de vue du marché, les individus partagent aujourd'hui beaucoup de leurs données en échange de services. C'est tout le paradoxe de la vie privée. Je suis inquiet pour mes données, mais cela ne m'empêche pas de les donner pour un service gratuit.
Nous engageons des actions très précises pour certaines données. Par exemple, pour le hub des données de santé, nous construisons une plateforme de données avec ses règles propres et un hébergement sous contrôle public, de façon à maîtriser l'ensemble de l'infrastructure et des accès. Je pense que ce terrain de travail est indispensable pour les chercheurs.
Le projet ARTEMIS (Architecture de traitement et d'exploitation massive de l'information multi-sources) de la direction générale de l'armement (DGA), est une plateforme d'intelligence artificielle et de données massives dédiée aux questions d'emploi dans les armées, qui sera également déployée de façon maîtrisée.
Dans le domaine de l'administration publique, notre stratégie sur le cloud, en cours d'élaboration, comportera trois cercles : un premier cercle complètement maîtrisé, pour les données et traitements les plus critiques, un deuxième cercle hybride, et enfin un cercle ouvert aux offres de cloud sur étagère, pour disposer de services à l'état de l'art. Le problème est de parvenir à faire monter en puissance un écosystème industriel pour fournir ces services. Ainsi, l'hébergeur OVH, l'un de nos champions, est vingt fois plus petit qu'AWS (Amazon Web Services) mais croît au même rythme : quand OVH croît de 30 % par an, AWS croit aussi de 30 % par an. Il faut être stratégique.
On a pu avoir la vision d'un cloud souverain dans laquelle un acteur unique suffirait. Mais pour beaucoup d'applications, le marché reste extrêmement concurrentiel et ouvert. On ne peut obliger les entreprises à choisir. Il faut donc une stratégie d'investissement dans un certain nombre de domaines : l'État, la santé, les armées, peut-être certaines applications industrielles critiques, etc. Cette stratégie doit permettre à des acteurs industriels européens de continuer à monter en capacité. Mais nous avons la responsabilité d'être compétitifs sur le marché.
Monsieur de Ganay, vous avez soulevé un point important. Je pense que le rapport de Cédric Villani et le discours du Président de la République de mars 2018 ont été très importants pour tous les publics : chercheurs, start-up et autorités institutionnelles, qui ont ressenti qu'il se passait quelque chose en France. L'Union européenne nous répète que la France est en avance. Même les Allemands étaient surpris, eux qui n'ont pas l'habitude d'être en retard par rapport à la France sur des sujets industriels.
Au passage, je tiens à dire que tous les travaux préparatoires effectués en 2017 ont permis d'accélérer la mise en oeuvre de la stratégie nationale. Même en l'absence de prise de décision à ce moment-là, ils ont permis de mobiliser l'écosystème de recherche pour qualifier exactement les besoins : faut-il créer des instituts et, dans l'affirmative, comment ? Sous la forme de chaires ? De quels moyens de calcul avons-nous besoin ? etc. Les différents travaux ont permis de mettre en oeuvre plus rapidement ces actions.