Vous mesurez mieux que moi l'ampleur de la question de la concrétisation des lois. Nous pensons, à l'ADF, qu'elle renvoie à un problème plus générique que l'on pourrait qualifier de « capillarité » dans la connaissance des territoires. Comment la connaissance du terrain, dont on nous rebat les oreilles – la langue française n'a jamais été à ce point encombrée par les références au terrain et aux territoires –, est-elle possible ?
Je crois, et c'est peut-être le fonctionnaire d'État que j'ai été, et que je reste, qui parle, qu'il y a d'abord un problème de connaissance de la réalité du terrain par les administrations d'État – la représentation parlementaire n'est pas en cause. L'ADF a fait un certain nombre de propositions qui visent notamment à renforcer – car nous ne sommes pas du tout anti-étatistes – la présence de l'État territorial. Malgré l'existence de carrières alternées dans la fonction publique d'État, il y a encore une grande méconnaissance des réalités quotidiennes de la part de l'administration centrale, et il existe une paupérisation, aussi bien matérielle que numérique, des fonctionnaires déconcentrés. Cela rend la « capillarité » de plus en plus compliquée.
Mon expérience au sein de l'État est un peu ancienne – cela fait quelques années que je suis à l'ADF – et le chiffre que je vais évoquer est empirique, mais je me souviens que, dans plus de la majorité des cas, ce que je lisais dans les dossiers ne correspondait pas à ce que je voyais sur le terrain – vous devez vivre les mêmes situations en tant qu'élus de la nation. Cela concernait, par exemple, la dangerosité d'un tourner-à-gauche à un carrefour ou la gestion d'un établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) – que l'on peut vérifier en passant une demi-journée sur place.
C'est une question fondamentale. Pour éviter que la concrétisation des lois ne reste un débat trop théorique, il faut absolument que le pouvoir réglementaire, qui se trouve très largement entre les mains du Premier ministre et de l'administration d'État, puisse être renseigné de manière à éviter les contresens et les faux-sens par rapport à la volonté du législateur.
Dans cette perspective, l'ADF a très officiellement proposé que 20 % – il fallait bien donner un chiffre – des fonctionnaires d'administration centrale fassent l'objet d'une déconcentration vers les administrations départementales. C'est d'autant plus nécessaire que la régionalisation a sans doute été abusive ou excessive : elle a encore plus dépossédé les administrations départementales. Le projet de loi « 3D » du Gouvernement traite notamment de la déconcentration – c'est un des « 3D » : nous pensons qu'on pourra juger de la crédibilité de cette déconcentration en fonction du nombre de « troupes » qui seront effectivement remises sur le terrain.
S'agissant de la consultation des collectivités territoriales telle qu'on la vit dans les associations d'élus en général et à l'ADF en particulier, dans notre rôle modeste, mais peut-être pas totalement inefficace, d'éclaireurs de la décision publique en amont, nous avons souvent l'impression que la concertation au niveau étatique est trop tardive et de façade – ce n'est pas le cas à l'Assemblée nationale, comme cette audition en est la preuve.
Je vais vous donner un exemple que j'ai vécu, avec Dominique Bussereau, à propos d'un sujet polémique et « à la mode », qui est la limitation de vitesse à quatre-vingts kilomètres à l'heure. Nous avons été invités à une réunion à Matignon, à un niveau significatif du cabinet du Premier ministre. On nous a alors expliqué, très en amont, environ quatre mois avant l'application du dispositif, qu'il s'agirait d'une mesure uniforme. Je rappelle qu'il y a près de 380 000 kilomètres de routes départementales et un peu plus de 20 000 kilomètres de routes nationales : la décision s'appliquait donc majoritairement sur nos routes. Après avoir écouté le cabinet et le délégué interministériel à la sécurité routière, nous avons proposé une cogestion du dispositif – cela pourrait prêter à sourire aujourd'hui compte tenu de tout le temps que l'on a perdu. Les deux tiers ou les trois quarts des routes auraient été limités à quatre-vingts kilomètres à l'heure – si on ne fixe pas une norme, la situation part dans tous les sens – et nous aurions décliné cette décision au niveau du réseau départemental en choisissant, en concertation avec les préfets, les axes, minoritaires, appelés à rester à quatre-vingt-dix kilomètres à l'heure, et ceux devant passer à quatre-vingts kilomètres à l'heure. La réponse a été : vous vous méprenez, nous ne vous avons pas fait venir pour vous demander votre avis, mais pour vous informer de notre décision.
Un tel exemple peut paraître caricatural : au sujet de cette question aussi sensible pour l'opinion publique et la sécurité, et dans laquelle nous sommes profondément impliqués, car les présidents des départements et leurs services connaissent bien l'état de leur réseau routier, je crois qu'on a atteint le paroxysme d'une concertation qui n'en est pas une. Nous avons très souvent l'impression d'être mis devant le fait accompli. Il s'agit seulement de cocher la case « ADF consultée » avant de passer à l'association d'élus suivante. C'était sans doute déjà vrai – mais j'ai moins d'expérience en la matière – sous les gouvernements précédents : ce n'est pas tant un problème de Gouvernement que de comportement. Certains parleraient de « surplomb » de l'État – vous devez sans doute avoir, parfois, la même impression au Parlement.
Comme Alain Lambert l'a dit avec plus de talent et d'expérience que moi, nous pensons par ailleurs qu'il faudrait renforcer le CNEN. Je ne suis pas là pour attribuer des bons et des mauvais points, mais je crois que cet organisme fait un travail de très grande qualité – Anne Bouillot-Gourinat pourra compléter mes propos, car elle est notre « Madame normes », si je puis la qualifier ainsi. Le CNEN a une capacité, aussi bien en amont des textes qu'en aval, en matière d'application, qui pourrait être valorisée.
Sans vouloir polémiquer avec la représentation nationale, nous avons soutenu une disposition adoptée par le Sénat dans le cadre du projet de loi relatif à l'engagement dans la vie locale et à la proximité de l'action publique aux termes de laquelle les compétences du CNEN auraient été élargies à l'évaluation de l'impact juridique des textes. Le Gouvernement et l'Assemblée nationale n'ont pas été favorables à cette disposition. Le CNEN offre pourtant un levier : c'est une instance qui peut aider à faire évoluer la situation.
Quand on parle de concrétisation, il faut essayer d'être concret – pardon pour ce truisme. Nous avons de multiples exemples de décrets d'application non publiés dans le domaine de l'assistance technique ou de l'ingénierie technique dans les départements – je pourrai vous transmettre une note écrite, afin de ne pas être trop long.
Il y a aussi toute la problématique de l'accueil et de la prise en charge des jeunes migrants dans le cadre de l'aide sociale à l'enfance (ASE), problème d'une éminente actualité. La loi de 2016 relatives à la protection de l'enfant s'est traduite par une évolution importante des principes appliqués en la matière. Ce texte complète la loi « Bas » de 2007, qui a notamment prévu une dimension très personnalisée du suivi de l'enfant en danger. Il y a un écart entre les ambitions qui étaient celles du législateur en 2016 et la réalité de l'application de la loi. Alors que l'aide sociale à l'enfance était très calibrée au sens où on s'appuyait sur des situations très caractérisées pour qualifier l'enfance en danger – la minorité, les défaillances familiales, une situation de danger liée à des parents violents, alcoolisés ou encore drogués –, on a fait, pour des raisons liées au droit européen et international, de la présomption de minorité en ce qui concerne les mineurs étrangers une espèce de passeport pour l'entrée dans l'ASE. Il y a, d'un, côté un dispositif d'entrée qui est moins normé, ou tout au moins « multicritères », et, de l'autre, un processus d'entrée extrêmement balisé, sans doute à juste titre – car il n'est jamais évident d'enlever un enfant à ses parents. Il s'est produit une déviation entre l'esprit et la lettre de loi de 2016, d'une part, et son application, d'autre part.
Le problème de la concrétisation des lois est double : il y a non seulement les lois qui ne sont pas concrétisées, mais également celles qui sont déviées par rapport à l'intention du législateur, du fait des réglementations adoptées.
La loi relative à l'engagement dans la vie locale et à la proximité de l'action publique peut sans doute aider à avancer, notamment par la fluidification des relations entre l'État et les collectivités territoriales.
Je rappelle aussi – pardon d'énoncer une évidence – que l'axe de la concrétisation relève du pouvoir réglementaire. Dès lors qu'on a l'impression qu'il existe une distance entre ce qui est l'inspiration du pouvoir réglementaire d'État et les territoires, pourquoi ne pas faire évoluer le pouvoir réglementaire pour le rapprocher des collectivités ? On prendrait un raccourci en confiant l'instrument aux collectivités. On pourrait imaginer un pouvoir réglementaire classique qui continuerait à appartenir au Premier ministre, conformément à l'article 21 de la Constitution, pour les fonctions régaliennes – qu'il resterait à définir avec précision – et pour le cadre général de l'application des lois, et un pouvoir réglementaire local, autonome, qui aurait pour objet d'assurer une déclinaison concrète des compétences qui doivent relever des collectivités locales. Ce ne serait donc pas un pouvoir réglementaire à deux vitesses, mais à deux niveaux : un niveau général et régalien, d'une part, et un niveau particulier, ciblé, dans le cadre d'un transfert aux exécutifs régionaux, départementaux ou communaux, d'autre part.
D'une façon générale et en anticipant un peu sur ce que nous pourrions dire l'année prochaine à propos du projet de loi « 3D », sans faire de procès d'intention, notre position, qui est commune avec l'Association des maires de France (AMF) et les Régions de France, est que nous aurons là l'occasion de trouver une solution à la question de la concrétisation des lois. Cela peut sembler théorique, à ce stade, mais il s'agirait de mettre enfin en oeuvre, d'une manière inédite, à cause de toute l'histoire de l'administration de l'État et de sa construction en France, une véritable subsidiarité. Celle-ci doit être ascendante et non descendante. La question est de savoir qui peut, dans la plus étroite proximité possible, exercer les compétences : on commencerait par regarder si la commune peut le faire ; sinon on ferait monter l'ascenseur, si j'ose dire, en passant à l'échelon supérieur. Il faudrait évidemment donner les moyens réglementaires d'exercer les compétences.
Cette subsidiarité ascendante, qui représente une petite révolution intellectuelle ou culturelle, voire les deux en même temps, peut être un chemin pour aller vers une République décentralisée au vrai sens du terme et une voie principale pour faire en sorte que les lois conçues par vous soient mieux et plus précisément concrétisées.