Nous partageons les mêmes constats, y compris sur l'évolution des violences qui aujourd'hui sont vraiment proches d'actes de torture et de barbarie. On observe cela depuis quelques années. Lors des attentats terroristes, par exemple, la plupart des personnes arrêtées avaient été des conjoints violents. L'escalade dans les violences crée une sorte d'addiction à celles-ci de la part des agresseurs.
Notre association s'appelle FIT – Une Femme, un toit. Elle a pour objectif de contribuer à faire prendre conscience à la société tant des violences machistes contre les femmes que des inégalités entre les femmes et les hommes.
Partant du constat que les jeunes femmes de 18 à 25 ans sont les premières touchées par les violences sexistes et sexuelles, l'association gère un centre d'hébergement (à notre connaissance, c'est le seul sur le territoire national) qui dispose de 60 lits, ciblé en direction de ce public sans enfant et en situation d'exclusion sociale.
Nous venons également d'ouvrir, en Seine-Saint-Denis, un lieu d'accueil et d'orientation pour des jeunes filles à partir de 15 ans et des jeunes femmes jusqu'à 25 ans. Pour vous donner une illustration de la pénurie de places : au cours de la première semaine de son ouverture, les six premières jeunes femmes accueillies car victimes de violences au sein des familles ou au sein du couple, avaient toutes besoin d'être hébergées. Or nous étions complets, ce qui rendait la situation très compliquée. Si nous avons fait un effort en termes de violences au sein du couple, il nous reste encore beaucoup de travail à faire sur les autres formes de violence. En l'occurrence, il s'agissait dans ce cas de jeunes filles qui avaient été violées dans leur environnement familial et qui s'étaient enfuies de chez elles.
En 2018, 77 % des jeunes que nous avons hébergées déclaraient avoir subi des violences au sein de leur famille, 67 % des violences sexuelles et 54 % des violences au sein du couple. 30 % avaient eu recours à la prostitution quand elles étaient à la rue ou hébergées pour de courtes durées, parfois dans ce qu'on appelle les dispositifs d'urgence comme les hôtels sociaux, qui ne sont évidemment absolument pas adaptés à des jeunes femmes qui, je le rappelle, n'ont pas accès aux minima sociaux. Elles sont mises à l'abri, mais ne bénéficient pas de l'accompagnement nécessaire.
Toutes les jeunes femmes que nous hébergeons ont été victimes quand elles étaient plus jeunes, voire enfants, voire nourrissons. Cela rappelle que les violences contre les femmes sont systémiques ; elles s'inscrivent dans un continuum et devraient être traitées de façon holistique et transversale. Nous regrettons que les violences soient toujours abordées de façon séquencée alors qu'au sein d'un couple, une femme peut y être violée, être prostituée. Parler de femme battue n'a plus de sens aujourd'hui, car nous avons une connaissance plus pointue de ce que sont les violences conjugales.
Nous notons également le nombre croissant de plaintes classées sans suite. Pour la moitié des jeunes femmes accueillies par le FIT, les plaintes sont classées sans suite. Une jeune femme de 20 ans, qui s'appelait Sarah, a été assassinée alors qu'elle aurait pu être sauvée. Ce jour-là, nous avions justement une place d'hébergement. L'une de nos préconisations est qu'il faut absolument que la police – Marlène Schiappa l'a très bien dit – raisonne en termes de principe de précaution. Elle a même ajouté que plus aucune femme ne devait sortir d'un commissariat sans solution. C'est essentiel. J'aurais pu amener avec moi la plainte d'une jeune femme qui raconte séquestration, torture, coups, coups de couteau, viol, et pour laquelle l'affaire a été classée sans suite. Elle a dénoncé ces faits et elle est rentrée chez elle. Il faut comprendre qu'un conjoint violent est un homme dangereux et que la violence va crescendo jusqu'au féminicide.
Je salue l'action du commissariat du 3e arrondissement de Paris qui fait un travail remarquable et qui devrait être un commissariat pilote pour les bonnes pratiques qu'il met en place : ils sont dans une logique de protection avant même de savoir si l'affaire va être classée ou pas. On aurait pu éviter beaucoup d'assassinats en adoptant cette logique.
On a aussi souvent du mal à comprendre que l'emprise par le conjoint violent impacte la capacité des victimes à agir. La victime parfaite n'existe pas, elle se trompe dans les dates, elle se trompe de moments, elle revient sur ce qu'elle a dit, elle est très hésitante, elle est inconstante. Par conséquent, on a souvent tendance à considérer qu'elle a menti et très rapidement, elle devient suspecte, car elle n'est pas la victime comme on a imaginé qu'elle devrait être : elle ne pleure pas, elle ne crie pas, elle raconte de façon tranquille les horreurs qu'elle a subies. J'espère que cet aspect fera partie de la formation des policiers. Souvent, quand une femme va porter plainte toute seule sans être accompagnée par une association, le fait que son récit ne soit pas totalement cohérent conduit à ce que l'affaire soit classée.
À propos de l'emprise, je prends toujours l'exemple d'une porte que je demanderais à quelqu'un d'aller ouvrir, mais en lui précisant que j'ai placé des mines sur le chemin. C'est impossible, car elle sera terrorisée. Les femmes victimes de violences, au sein du couple ou autres, sont entravées par la terreur dans laquelle elles vivent, parfois depuis de nombreuses années.
En outre, nous manquons encore de données. Nous savons combien de femmes sont victimes de violences au sein du couple (220 000) et de viol (96 000). Mais au FIT, nous savons que sur les 30 % de jeunes filles que nous avons hébergées et qui ont eu recours à la prostitution, 97 % avaient été victimes de viols. Nous savons combien ont des troubles psychologiques ou psychiatriques. Il faudrait que les associations et les pouvoirs publics arrivent à croiser les données. Par exemple, la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF) indiquait en 2016 que « 17 660 personnes ont été condamnées pour violences entre partenaires et seulement 40 % des auteurs poursuivables, soit 43 500 individus, ont été poursuivis. »
On compte parmi les violences entre partenaires 2 060 viols, soit 60 de plus qu'en 2015. Au vu du témoignage des jeunes filles que nous recevons, 2 060 viols au sein du couple me semblent très peu. En effet, quand les jeunes filles sont victimes de violences au sein du couple, ce sont à 98 % des viols qui sont en cause. C'est parce que nous posons les bonnes questions qu'elles finissent par dire qu'elles n'étaient jamais d'accord pour avoir ce type de relation sexuelle. Par conséquent, elles sont souvent obligées d'aller porter plainte une deuxième fois et on leur rétorque qu'elles ont trouvé l'argument idéal en se souvenant avoir été violées.
Dans le jargon de l'hébergement, l'urgence concerne les personnes sans abri. Pour les femmes victimes de violence, cet hébergement n'est pas adapté. Il ne faut pas des lieux d'urgence, mais des lieux de mise en sécurité avec des personnels formés pour les accompagner et d'abord à comprendre comment fonctionne un agresseur. Les agresseurs ont tous la même stratégie d'isolement et c'est en comprenant les mécanismes des violences et les conséquences des violences sur les victimes qu'elles pourront retrouver la possibilité d'agir.
Dans un centre d'urgence, il peut y avoir jusqu'à 300 personnes, hommes et femmes, pour seulement 7 travailleurs sociaux. Parmi ces hommes et femmes il y a des agresseurs. Or les éducateurs spécialisés, par exemple, ne reçoivent aucune formation sur les violences faites aux femmes. Ainsi, ils ne repèrent pas ces cas, ni ne créent des lieux favorables pour recueillir la parole. Les femmes racontent qu'elles ont tellement peur que dans ces centres, elles ne sortent pas de leur chambre la nuit. La violence se poursuit dans ce type de lieu.
Le ministre en charge du logement est plus dans une logique de logement d'abord. Or, le logement d'urgence a été inventé pour les personnes en très grande exclusion, par exemple des victimes d'addiction, des personnes en souffrance psychiatrique… Ce n'est pas le cas des femmes victimes de violence. Si on se trompe d'hébergement, on se trompe aussi d'accompagnement.
Si j'ai un message à faire passer aujourd'hui, c'est celui du caractère essentiel de l'hébergement. Nous savons tous qu'il existe une pénurie d'hébergement. Lorsque le Premier ministre a annoncé la création de 250 places d'hébergement dans des centres d'urgence, je me suis demandé s'il voulait y mettre ces femmes. Si c'est pour cela, il vaut mieux dépenser l'argent ailleurs, car ce n'est pas une solution possible.
Quant aux 750 places annoncées qui bénéficieraient de l'allocation logement à caractère temporaire (ALT), c'est le même problème : dans quelles structures ? Ce n'est pas adapté. Nous avons aussi entendu qu'il y aurait une géolocalisation des places. C'est aujourd'hui la mission du Service interdépartemental de l'accueil et de l'orientation (SIAO). Lorsqu'une femme quitte notre centre, nous sommes obligés de signaler au SIAO qu'une place est vacante et celui-ci nous envoie immédiatement une femme victime de violences. Je ne sais pas si cette géolocalisation va s'appliquer à des centres d'hébergement d'urgence mixte, mais eux aussi ont un SIAO.
Nous constatons ensuite que dans ces centres d'hébergement d'urgence, des places prévues pour les femmes victimes de violences peuvent être attribuées à d'autres quand elles sont vacantes. En effet, à Paris par exemple, le numéro d'urgence sociale, le 115, refuse chaque jour plus de 400 familles qui dorment dans la rue. Ce n'est pas ainsi qu'il faut procéder.
Dans le cinquième plan interministériel de lutte contre les violences faites aux femmes, qui se termine en octobre 2019, 100 places d'hébergement étaient préconisées pour des jeunes femmes victimes de violences sexistes et sexuelles. Nous les attendons encore.
Il faut sensibiliser les politiques et l'administration au fait que l'hébergement des femmes victimes de violences ne peut être considéré comme l'hébergement pour les personnes sans abri.