Madame la présidente, monsieur le ministre, chers collègues, au sein de la commission des affairés économiques, dont je suis membre, nous avons conduit un certain nombre d'auditions sur les états généraux de l'alimentation. Je voudrais faire part d'une intervention, qui m'a particulièrement marqué, du président de la Confédération nationale de l'élevage, qui a réclamé un « nouveau contrat social entre les agriculteurs et la société ». Je le cite : « Qu'attend-on de nous ? Vous voulez la compétition, le modèle néo-zélandais ? On le fera. Une agriculture familiale, de proximité, qui intègre le bien-être animal ? [… ] On le fera. Vous voulez tout à la fois ? C'est aux Français, et à vous, les politiques, de fixer un cap. »
Cette interpellation m'a paru très juste. Quel contrat social voulons-nous ? Quel cap fixons-nous ? Quelle agriculture pour quelle alimentation ? À cette question, je veux, pour ma part, répondre sans biaiser.
Dans l'après-guerre, le contrat social était clair : il s'agissait de nourrir les Français, d'en revenir à l'autosuffisance alimentaire, et ensuite, éventuellement, de diminuer les prix. Cela a eu pour conséquences la révolution agricole, l'usage de la chimie, les élevages en batterie, aujourd'hui montrés du doigt mais qui ont constitué, pour nos grands-parents, un énorme défi. La main-d'oeuvre libérée par les champs était absorbée par l'essor industriel. C'est La Montagne que chantait Jean Ferrat : « Ils quittent un à un le pays, pour s'en aller gagner leur vie, loin de la terre où ils sont nés [… ] ». Dès les années 1970, le pari est gagné : l'autosuffisance est atteinte. On va même au-delà, puisque les surstocks s'accumulent. On se lance dans l'export, à travers l'Europe puis le monde, et les prix baissent. Dans le budget des ménages, en un demi-siècle, la part de l'alimentation est divisée par deux, passant de 35 % à 16 % aujourd'hui, se trouvant ainsi reléguée derrière le budget du logement.
Où en sommes-nous, maintenant ? Le mouvement se poursuit, mais je dirais qu'il tourne à vide, sans but. Après les accords du GATT – accord général sur les tarifs douaniers et le commerce – , l'Uruguay Round, l'Organisation mondiale du commerce, voici venu le temps du CETA. Et qu'importe la casse ! En vingt ans, la moitié des exploitations a disparu, alors même qu'à l'inverse des années 1970, l'industrie ne réclame plus de bras. J'ajoute qu'en 2016, la moitié des agriculteurs ont gagné moins de 354 euros par mois : la chute des cours conduit à la misère. Enfin, je rappellerai une réalité sordide : un agriculteur, en France, se suicide tous les deux jours. C'est le fait d'une évidente crise sociale, mais aussi – elles sont liées, à mon sens – d'une crise existentielle. À ce propos, le président de la Mutualité sociale agricole déclarait : « Il y a une interrogation dans les campagnes sur le sens de notre métier : on est là pour faire quoi ? Beaucoup de mes collègues me demandent : est-ce qu'on a vraiment besoin de nous ? Est-ce qu'on sert vraiment à nourrir la population ? » Ce doute mine des hommes, autant que la pauvreté : à quoi sert-on ? À quoi servent-ils ? Un sentiment de malaise – je dirais même un sentiment de l'absurde – gagne les campagnes.
De fait, quel but propose-t-on aujourd'hui aux agriculteurs ? Toujours plus d'exportations ? En ouvrant les auditions, le président de la commission fixait ainsi cet objectif aux états généraux de l'alimentation : « renforcer notre puissance agricole » ; vous l'avez d'ailleurs évoqué, monsieur le ministre, devant la commission des affaires économiques. D'autres ont évoqué la « mission exportatrice de la France », comme jadis on parlait de sa mission civilisatrice – sans doute les deux se confondent-ils dans certains esprits. Et pour tous ou presque, il faut rendre l'agriculture française plus compétitive. « Compétitivité », tel est d'ailleurs le premier mot du programme budgétaire.
À mes yeux, cet objectif n'a plus lieu d'être ; on nourrit là, me semble-t-il, une illusion. Même si l'on baisse les normes environnementales, les cotisations, les salaires, l'agriculture française ne sera plus compétitive – elle ne peut rivaliser avec les fermes usines, les élevages géants, les ouvriers sous-payés, qu'ils soient brésiliens ou polonais.