Je reviens devant vous aujourd'hui pour débattre du budget proposé pour la mission « Immigration, asile et intégration » en 2018. En pratique, je me contenterai de rappeler les grandes lignes de ce budget pour me concentrer ensuite sur les enjeux qui me semblent concerner davantage la commission des Affaires étrangères.
En quelques mots, le Gouvernement propose une hausse assez substantielle des crédits de paiement de la mission, qui devraient atteindre 1,4 milliards d'euros en 2018. Cette somme est principalement dédiée, à hauteur d'1 milliard d'euros, à la politique de l'asile, tandis que 280 millions d'euros financent la politique d'intégration et d'accès à la nationalité française, et 80 millions d'euros la lutte contre l'immigration irrégulière.
Les 240 millions d'euros supplémentaires alloués pour la mission ont pour objectif principal d'adapter dans l'urgence notre dispositif d'accueil des demandeurs d'asile pour faire face à l'augmentation continue des flux entrants depuis 2 ans. En 2017, nous franchirons le seuil des 100.000 demandeurs d'asile, avec un taux de protection global qui s'est établi à environ 38% l'an passé.
Il s'agit donc de rebudgétiser l'allocation pour demandeur d'asile (ADA) qui avait été largement sous-budgétisée l'an dernier, mais aussi d'ouvrir des places en centre d'accueil pour demandeurs d'asile (CADA) et de poursuivre la montée en puissance de l'OFPRA afin de réduire les délais de traitement des demandes. Je rappelle que la réforme de 2015 avait fixé l'objectif d'une durée maximale de 9 mois qui n'a pu être atteinte avec l'augmentation des flux entrants. Nous en sommes actuellement à 12 mois, et le Président de la République voudrait passer à 6 mois.
Je ne m'attarderai pas davantage sur l'analyse de ces dispositifs qui relève davantage de la commission des lois. Je me contenterai de souligner que la réduction des délais de traitement des demandes d'asile est un objectif important, avec un impact budgétaire fort et un retentissement considérable sur notre aptitude à lutter contre l'immigration illégale. Mais il me semble que nous devons de manière urgente développer la deuxième jambe de cette politique, qui est l'intégration des réfugiés, actuellement très déficiente. Nous aurons l'occasion de revenir sur cette question lors du débat sur le projet de loi immigration asile qui sera présenté au Parlement début 2018.
A présent, je souhaite en venir à ce qui constitue le coeur de la compétence de notre commission et qu'il est convenu d'appeler la « dimension externe des migrations ». Pour cela, je reviendrai dans un premier temps sur l'analyse des flux migratoires pour en souligner, dans un deuxième temps, les implications pour la politique étrangère de la France.
Lors de notre premier échange, il y trois semaines, nous avions fait le constat d'une baisse continue des flux migratoires entrant en Europe depuis le pic de 2015. Je souhaite revenir sur les ressorts de cette évolution.
Vous le savez tous, la principale explication, qui a mis un coup d'arrêt très net aux arrivées massives constatées par la route de la Méditerranée orientale, a été la conclusion de l'accord Union européenne – Turquie en mars 2016. Cet accord nous coûte cher, c'est vrai, 3 milliards d'euros au total, dont 300 millions pour la France ; j'ai bien entendu mes collègues s'exprimer sur ce sujet la semaine dernière. Mais il faut reconnaître qu'il a été efficace : 900.000 migrants sont arrivés en Grèce en 2015, 170.000 en 2016, et sans doute moins de 30.000 en 2017.
Depuis, la principale route était devenue celle de la Méditerranée centrale, via la Libye, qui avait connu une hausse de fréquentation en 2016. Mais sur cette route aussi, les flux ont commencé à décroître de manière très sensible depuis cet été. De 15.000 arrivées par mois en Italie en 2016, nous sommes passés à 5.000 environ aujourd'hui.
Quels sont les ressorts de cette diminution, et peut-elle être considérée comme pérenne ? Les différents interlocuteurs que j'ai auditionnés s'accordent sur un faisceau de causes plus ou moins avouables et difficiles à pondérer.
Au nombre des causes objectivables, on note des arrivées moins importantes de migrants en Libye. Cela s'expliquerait en partie par le fait qu'ils ont été dissuadés d'entreprendre le voyage en raison des conditions de vie exécrables en Libye et des faibles perspectives d'accueil en Europe, qui commenceraient à être connues. Par ailleurs, les pays voisins de la Libye, Soudan et Algérie en particulier, ont accru leurs contrôles aux frontières, tandis que les tribus Toubou se chargeraient de contrôler la frontière avec le Tchad pour le compte du général Haftar.
La baisse des départs depuis la Libye serait aussi le fruit d'un début d'action des autorités libyennes, avec le soutien de la communauté internationale. Les deux camps auraient notamment travaillé ensemble pour réduire l'influence des milices se livrant au trafic de migrants, essentiellement entre Tripoli et la frontière tunisienne. Et la formation des garde-côtes libyens semble faire la preuve de son efficacité, puisqu'on nous dit que ces derniers ramènent en Libye la moitié des embarcations de migrants qui prennent la mer. Il faut aussi mentionner les efforts de l'OIM pour organiser des retours depuis la Libye.
Voilà pour les causes officielles. Nous avons aussi des causes moins avouables, dont l'efficacité n'est sans doute pas des moindres. Les Italiens auraient notamment usé d'arguments forts pour empêcher les ONG de se poster devant les côtes libyennes, ce qui simplifiait grandement la tâche des passeurs. Et ils auraient aussi avec certaines milices libyennes quelques accords financiers qui rendent relativement moins lucratif le trafic de migrants.
Au total, le mécanisme qui a conduit à la baisse des flux en méditerranée centrale semble tout de même assez fragile, car très dépendant de la situation politique en Libye qui est loin d'être résolue.
Et puis on peut se demander si la diminution des passages par la Libye ne va pas se traduire par un report sur d'autres routes migratoires. On sait que les passeurs cherchent en permanence de nouvelles possibilités pour perpétuer leur modèle économique.
Est-ce ce qui est en train de se passer actuellement ? Je mentionnais il y a trois semaines la réouverture de la route de la méditerranée occidentale, en direction de l'Espagne. Frontex décrit un déplacement des réseaux de passeurs vers la côte marocaine. Et l'on compte déjà 15.000 arrivées en Espagne depuis le début de l'année, pratiquement le triple de l'an dernier. Pourtant, il semble que ce flux soit assez différent du flux libyen, et concerne majoritairement des Maghrébins. Pour le moment, on ne peut donc pas vraiment parler de report. L'augmentation des passages s'expliquerait par la situation compliquée dans le Rif marocain, qui a détourné l'attention des forces de sécurité marocaines.
On voit donc que, dès qu'une porte s'entrouvre, cela crée un flux : la pression migratoire est bien réelle et les causes profondes de la migration ne vont pas disparaître. Quelles sont actuellement ces causes ?
Nous le savons, les migrants qui arrivent en Europe sont aujourd'hui majoritairement des migrants économiques. Sur les huit premiers mois de l'année 2017, les principales nationalités des migrants arrivant en Italie étaient les suivantes : le Nigéria (17% du total), la Guinée et le Bangladesh (9% chacun), la Côte d'Ivoire (8%), le Mali, l'Erythrée, la Gambie et le Sénégal (6% chacun). Parmi ces 8 pays, seule l'Erythrée a un taux de protection élevé, et elle n'arrive qu'en sixième position.
Pour le reste, en dehors de certaines problématiques ponctuelles qui relèvent de la protection, par exemple la traite des esclaves sexuelles en provenance du Nigéria, l'excision, ou certains motifs politiques, ces migrants ne sont pas éligibles à l'asile.
Cela doit nous interpeller qu'un pays comme la Côte d'Ivoire, qui est traditionnellement un pays d'accueil des migrations en Afrique de l'ouest, et relativement peu un pays d'émigration, soit la quatrième nationalité représentée en Italie. Et ceci, alors qu'on a beaucoup entendu parler du « miracle ivoirien » ces dernières années, avec un taux de croissance qui se maintient au-dessus de 7% depuis 2012 et qui n'est pas porté par les hydrocarbures. Mais comme dans de nombreux pays d'Afrique, la croissance ivoirienne peine à se traduire par des créations d'emplois en l'absence de développement industriel. Elle ne permet donc pas, à ce stade, de donner des perspectives à la jeunesse ivoirienne nombreuse, qui reste cantonnée dans l'emploi informel et peu productif.
Mais on ne peut pas non plus tout interpréter en fonction du facteur démographique. La Côte d'Ivoire a un taux de fécondité moyen de 5 enfants par femme ; c'est beaucoup mais peu en comparaison du Niger, qui est à 7,5 enfants par femme. Ce taux est le plus élevé au monde, pour un pays qui est parmi les plus pauvres, et en plus victime du réchauffement climatique. Pourtant, le Niger n'envoie que très peu de migrants en Europe.
En fait, les spécialistes expliquent que la relation entre développement et migration n'est pas linéaire, mais prend la forme d'une courbe en J inversée : la migration s'accélère lorsque les pays commencent à sortir du sous-développement. Les plus pauvres seraient trop pauvres pour émigrer.
J'en arrive à mon deuxième point : quelles sont les implications de tout cela pour la politique extérieure de la France ?
A court terme, il s'agit de déterminer quel est notre intérêt dans la réforme du régime d'asile européen. Nous voyons bien qu'une bonne partie des migrants arrivant en Europe sont originaires d'Afrique francophone. On peut légitimement inférer que bon nombre d'entre eux voudront venir en France, où d'importantes communautés sont déjà implantées. C'est vrai pour les Africains d'Afrique de l'ouest, mais aussi pour les Maghrébins qui arrivent par l'Espagne.
Notre intérêt est donc qu'il y ait au sein de l'Union européenne un mécanisme de solidarité suffisamment ample pour que les pays de première entrée n'aient pas intérêt à laisser passer les migrants. Mais il faut évidemment que ce mécanisme soit assorti d'un renvoi effectif des migrants « dublinés » pour responsabiliser ces pays.
Nous n'en sommes pas là. Pour le moment, les discussions patinent au sein de l'Union européenne, et les positions semblent inconciliables entre les pays de première entrée, qui demandent plus de solidarité, et les pays du V4 (Pologne, Hongrie, Slovaquie, République Tchèque), qui refusent le principe de la relocalisation des demandeurs d'asile. Il faudra sans doute un accord politique global avec eux, qui dépasse la problématique migratoire. Nous devons veiller à rester modérés dans notre jugement à l'égard de ces pays qui ont une histoire qui n'est pas la nôtre et qui ont, pour certains, fait face à un afflux de migrants que l'on a tendance à négliger, en provenance d'Ukraine.
La réforme du régime européen d'asile, si nous y arrivons, ne résoudra pas tout. Nous l'avons vu, la plupart des migrants qui arrivent en Europe sont des migrants économiques, non éligibles à la protection internationale. Il va donc nous falloir une politique de retours vraiment efficace.
Or, on sait bien que ça n'est pas le cas actuellement. En 2016, 92.000 mesures d'éloignement ont été prononcées à l'encontre de migrants en situation irrégulière en France, et seulement 16.500 éloignements ont été effectués, ce qui donne un taux d'exécution d'à peine 18%. C'est évidemment très faible. Le ministère de l'Intérieur fait valoir que les forces de l'ordre ont été très mobilisées par la lutte contre le terrorisme et le rétablissement des contrôles aux frontières, qui a d'ailleurs permis d'augmenter très fortement le nombre de non-admissions sur le territoire français.
D'autres facteurs franco-français contribuent à expliquer ce résultat médiocre : le manque de places dans les centres de rétention administrative, en particulier pour les hommes, car certaines places sont réservées aux femmes et aux familles, actuellement peu nombreuses ; mais aussi les demandes d'asile tardives en rétention, les décisions de justice, les absences ou refus d'embarquement, etc.
Mais l'éloignement des migrants irréguliers est aussi considérablement compliqué par les lacunes de la coopération consulaire avec les autorités des pays concernés. Pour pouvoir renvoyer des migrants dans leur pays d'origine ou dans un pays tiers, il faut obtenir, dans les délais de la rétention, des laissez-passer consulaires et documents de voyage indispensables à leur retour. Le ministère fait valoir que la coopération consulaire s'est considérablement améliorée au cours des dernières années, mais le taux moyen cumulé de délivrance des laissez-passer consulaires dans les délais utiles reste insatisfaisant : 46% en moyenne en 2016. Et certains pays sont très peu coopératifs : le Pakistan (taux de délivrance de 12%), le Mali, (12%), l'Egypte (17%) et le Maroc (28%), en particulier.
Ces taux assez faibles, voire très faibles, illustrent le caractère politiquement très sensible de la négociation sur les retours avec les pays d'origine. Certains Etats membres de l'Union européenne souhaiteraient en faire une politique communautaire, ce qui permettrait de s'abriter derrière l'Union, Frontex étant alors seul en charge de l'organisation des retours. C'est notamment le cas de l'Italie, pour des raisons que l'on peut comprendre.
En effet, l'Union européenne a négocié, depuis quelques années, plusieurs accords de réadmission avec des pays d'origine ou de transit. On peut penser qu'il serait plus facile de laisser Frontex conduire les retours vers des pays avec lesquels nous avons une histoire compliquée. Cependant, il n'est pas certain que l'Union européenne serait toujours la mieux placée pour conduire ce type de négociation. Parfois, les relations bilatérales entre Etats offrent un levier supérieur. En tout état de cause, le Gouvernement français s'oppose à une telle évolution.
Je rappelle donc les deux premiers axes de la politique extérieure de la France sur les sujets migratoires : réformer le régime d'asile pour mieux gérer les flux à l'échelle de l'Europe et avoir une politique d'éloignement efficace pour les demandeurs déboutés et migrants non éligibles à la protection. Le troisième axe consiste à agir à la source, pour prévenir la formation des flux migratoires.
C'est l'idée développée par le Président de la République dans le cadre du mini-sommet organisé à Paris à la fin du mois d'août avec plusieurs dirigeants africains. Cela s'est traduit notamment par l'envoi de missions de protection de l'OFPRA au Niger et au Tchad, qui sont des pays de transit sur la route de la Méditerranée centrale. Cette idée avait défrayé la chronique au moment où elle avait été évoquée, surtout qu'à l'époque, on avait parlé de « hotspots en Libye ».
En réalité, il s'agit de faire ce que l'OFPRA fait déjà au Liban, en Turquie et en Jordanie : de la réinstallation. Concrètement, le Haut-commissariat pour les réfugiés (HCR) de l'ONU sélectionne des migrants sous sa protection et l'OFPRA va instruire leurs demandes dans les pays de transit, avec un double effet recherché : éviter que les personnes éligibles à l'asile ne se risquent à traverser la Méditerranée ; et dissuader les personnes non éligibles de le faire lorsqu'elles ont acquis la conviction que leur demande ne sera pas acceptée.
Par ailleurs, l'Union européenne a cherché à développer une approche globale du développement et des migrations avec les principaux pays d'origine et de transit, dans le cadre du fonds fiduciaire d'urgence de l'Union européenne et des contrats migratoires. Concrètement, il s'agit d'apporter une aide renforcée aux pays qui coopèrent sur les questions migratoires. Pour le moment, les résultats obtenus sont mitigés, mais il semble que cette politique soit particulièrement porteuse avec le Niger, qui est un véritable carrefour migratoire.
Cependant, il faut avoir conscience que les dirigeants ont parfois une marge de manoeuvre limitée sur ces questions. Dans beaucoup de pays, notamment en Afrique, les frontières sont floues et la migration est conçue comme un droit : les migrations saisonnières sont d'ailleurs fréquentes, et plusieurs populations, notamment les Touaregs, vivent à cheval sur plusieurs pays. D'ailleurs, les populations d'Afrique de l'Ouest ont une liberté de circulation totale avant la Libye, dans le cadre de la CEDEAO.
L'autre limite est que, dans certains pays, notamment au Niger, l'économie de la migration joue un rôle essentiel pour les populations locales, dans un contexte où les ressources alternatives n'abondent pas.
Voilà, en quelques mots, ce que je souhaitais vous dire pour cadrer le débat sur les aspects extérieurs des migrations qui intéressent notre commission. Il sera appelé à se prolonger par d'autres travaux. Dans l'immédiat, je vous encourage à voter les crédits proposés pour la mission en 2018, avec une réserve sur la question de la situation à Calais.