Intervention de Jérémy Ward

Réunion du jeudi 14 novembre 2019 à 9h50
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Jérémy Ward, sociologue au CNRS :

Merci, madame la sénatrice, de me donner l'opportunité de présenter les résultats des travaux que nous avons réalisés avec mes collègues du laboratoire VITROME, Aix-Marseille Université – dont Pierre Verger – que vous venez d'évoquer.

D'abord, un point de terminologie : il sera surtout question d'hésitation vaccinale dans mon propos, un terme dont Cédric Villani a bien noté l'importance. Ce concept s'impose dans la littérature sur les comportements de vaccination depuis un peu moins de dix ans. Il désigne l'ensemble des comportements et attitudes à l'égard de la vaccination, qui ne sont ni une confiance absolue dans la vaccination pour tous les vaccins, ni un rejet radical de toute forme de vaccination, ni un désintérêt complet pour le sujet. Cela recouvre en réalité toute une palette de comportements et d'attitudes, notamment le fait de refuser certains vaccins mais d'en accepter d'autres, le fait de faire vacciner son enfant plus tard que ce qui est recommandé par le calendrier, le fait d'avoir des doutes et de se faire vacciner quand même.

Ce concept est important parce qu'il déplace notre regard d'une petite minorité, qui rejette la vaccination en bloc, sur une proportion beaucoup plus grande de la population, qui a simplement des doutes ciblés, ou une réticence un peu vague.

Comme l'a rappelé Mme Sylvie Quelet, l'hésitation vaccinale est très répandue en France. Les études disponibles suggèrent qu'elle concerne entre 25 % et 70 % de la population, en fonction de la méthode de mesure et du moment. Le rejet de la vaccination en général ne correspond qu'à une toute petite minorité de la population, que l'on situe autour de 2 %, une proportion relativement stable dans les Baromètres santé.

Pourquoi cette hésitation vaccinale est-elle aussi large en France ? Deux causes sont le plus souvent évoquées. D'un côté, le développement de l'internet et des réseaux sociaux en particulier permet aux critiques contre les vaccins de toucher un public devenu très large. De l'autre, il existe un contexte culturel de défiance vis-à-vis des institutions et des autorités sanitaires en particulier.

Ces éléments ne constituent qu'une partie de l'explication. Notamment, ils ne permettent pas de comprendre pourquoi en France, on voit réellement un tournant à partir de 2009, si l'on se fie aux Baromètres santé qui sont aujourd'hui parmi les meilleures données disponibles dans le monde sur l'hésitation vaccinale. 2009 est l'année à partir de laquelle l'hésitation vaccinale se diffuse largement.

Mes collègues de Marseille et moi-même estimons que trois phénomènes expliquent assez directement cette diffusion, lesquels phénomènes sont souvent occultés.

Le premier est la multiplication des controverses dans les médias traditionnels. À l'ère des smartphones, on a tendance à oublier que les médias d'information traditionnels ont encore une forte influence sur la formation des croyances, notamment sur les discussions qui ont lieu sur les réseaux sociaux. Dans le cas de la France, les médias traditionnels ont joué un rôle crucial dans la montée de l'hésitation vaccinale. L'augmentation soudaine en 2009 correspond à la grande controverse sur la vaccination contre la grippe H1N1 que Mme Annick Opinel a évoquée. Cette controverse marque le début d'une nouvelle ère de débat perpétuel dans le domaine de la vaccination. Depuis 2009, on a eu des débats sur la grippe H1N1, sur la sécurité des adjuvants à base d'aluminium à partir de 2010, sur la sécurité des vaccins contre les papillomavirus à partir de 2011, ensuite sur la sécurité des vaccins multivalents, puis sur l'obligation vaccinale.

Le second phénomène est la proportion relativement forte des médecins qui ont eux-mêmes des doutes sur les vaccins. M. Henri Partouche a souligné avec raison qu'ils n'étaient qu'une minorité, mais il s'agit d'une minorité importante. En France, comme dans la plupart des pays, les médecins sont la source d'information la plus fiable sur la vaccination, même si d'autres catégories de professionnels de santé arrivent assez proches derrière. Les autorités de santé publique comptent beaucoup sur les médecins pour améliorer la couverture vaccinale dont on a tendance à penser qu'elle résulte d'un manque de connaissances sur la vaccination, ce qui devrait exclure les médecins, à supposer qu'ils soient les meilleurs adjuvants dans la lutte contre l'hésitation vaccinale, si j'ose dire. Le problème est que même les médecins peuvent hésiter à se faire vacciner. Une étude réalisée en 2014 indique que 14 % des médecins généralistes français doutaient soit de l'utilité, soit de l'innocuité de divers vaccins : le vaccin contre la grippe, mais surtout le vaccin contre l'hépatite B et les vaccins contenant de l'aluminium. On a même constaté que 20 % des médecins généralistes estimaient que les enfants étaient vaccinés contre trop de maladies.

L'hésitation vaccinale est également très répandue parmi les autres professionnels de santé. Dans une étude que nous avons réalisée en 2018, nous avons observé qu'environ 40 % des infirmières ont des marques d'hésitation vaccinale diverses. Et lorsqu'on a réalisé des entretiens avec des médecins généralistes, on a aussi constaté que même parmi ceux qui n'ont pas de doutes à l'égard des vaccins, beaucoup ne faisaient confiance qu'à contrecoeur. Ils ne pouvaient pas vraiment douter des vaccins, parce que la vaccination fait partie intégrante de leur travail, mais ils étaient aussi conscients à quel point ils en savent peu sur les vaccins, et combien il serait difficile de répondre aux préoccupations des patients sur des sujets techniques comme les adjuvants, que souvent ils ne maîtrisent pas.

Pourquoi cette hésitation vaccinale chez les médecins ? Au cours des trente dernières années, les relations entre les autorités de santé publique et une partie de la profession médicale se sont dégradées en France, en partie à cause de la succession de scandales sanitaires, ou de supposés scandales sanitaires, d'une crise croissante du financement des hôpitaux publics et de la santé plus généralement, et d'une succession de négociations tendues, notamment sur le prix des interventions médicales – et l'on pense aussi au tiers payant. Ces difficultés ont aliéné une partie de la profession médicale, ce qui a favorisé le développement du manque de confiance dans les recommandations officielles.

Le troisième phénomène est celui des transformations dans le milieu des militants critiques des vaccins et c'est la partie des recherches dans laquelle je suis le plus impliqué. Partout dans le monde, le développement d'internet a donné aux militants antivaccins de nouveaux outils pour s'organiser et atteindre un public plus large. Mais ce serait une erreur de réduire la crise contemporaine à un nouvel épisode de la lutte historique des mouvements antivaccins, en tout cas, c'est ce que je pense.

Historiquement, les mouvements antivaccins français ont été relativement peu puissants, comme en témoigne l'absence de toute grande controverse sur la sécurité des vaccins avant le milieu des années 1990. Les groupes de militants qui sont à l'origine de toutes les controverses récentes que l'on a évoquées, l'hépatite B, la grippe A, l'aluminium, le HPV… se distinguent par leur prise de distance avec les militants traditionnels antivaccins, ceux qui rejettent toute forme de vaccination, le plus souvent au nom de médecines alternatives. Ce qu'ils font, c'est qu'ils restreignent leurs critiques à certains vaccins en particulier, ou à certaines substances en particulier, pour éviter justement l'étiquette d'antivaccin.

Mais il ne s'agit pas uniquement d'une stratégie d'évitement d'un stigmate ; en effet, ces militants sont plus proches politiquement des mouvements sociaux mainstream – droits des patients ou santé environnementale – que des mouvements radicaux associés à l'antivaccinationnisme traditionnel que sont les mouvements de médecines alternatives, le fondamentalisme religieux, la théorie du complot, etc.

On est passé d'arguments qui visent la vaccination en général à des arguments qui sont applicables à un vaccin en particulier, ou à un nombre limité de vaccins. Cette tendance n'est pas spécifique à la France, on la constate aussi aux États-Unis et au Royaume-Uni, avec des arguments qui sont centrés sur la volonté de bénéficier de vaccins « verts ».

En conclusion, j'illustrerais ces propos avec les résultats d'une étude en cours. Nous avons constitué un échantillon de 250 sites critiques des vaccins et des militants qui en font partie, et avons analysé leur présence dans les médias traditionnels à partir des bases de données existantes. Si l'on représente sur un graphique le nombre d'occurrences dans les médias français des acteurs critiques des vaccins, sur la période 1990 – 2019, en distinguant les intervenants qui ne critiquent que certains vaccins ou certaines substances vs ceux qui critiquent toutes formes de vaccination, on observe que, parmi les dix acteurs critiques des vaccins qui ont le plus souvent accès aux médias, on a quasiment uniquement des critiques qui se centrent sur certains vaccins en particulier.

C'est important, parce que cette stratégie de critique restreinte à certains vaccins est une façon de s'éloigner de l'antivaccinationnisme radical, ce qui permet à leurs auteurs de mieux convaincre – avec une meilleure crédibilité scientifique et politique – à la fois les journalistes, les médecins et une partie de la population.

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