J'avais demandé à être entendue par votre mission d'information. Je précise, puisque je suis députée comme vous, chers collègues, que je n'ai pas souhaité être membre de la mission d'information pour pouvoir témoigner devant vous comme ancienne ministre de l'Écologie. En effet, l'usine Lubrizol de Rouen avait déjà connu, en janvier 2013, un accident industriel, certes de moindre ampleur et dont les conséquences n'avaient rien de comparable avec l'incendie du 26 septembre dernier. Cet accident de 2013 avait révélé de multiples défaillances :
- dans la prévention des risques technologiques, puisque celle-ci est conçue pour qu'il n'y ait pas d'accident ou d'incident ;
- dans le sérieux de l'industriel, sa capacité à appliquer les plans prévus et à réduire les risques ; Lubrizol en 2013 ne s'était pas avéré être une entreprise exemplaire ;
- dans les réflexes administratifs en cas de crise écologique, d'abord en ce qui concerne la caractérisation de l'évènement avec des réflexes de minimisation ;
- dans l'anticipation de ses développements ;
- dans la surveillance des rejets dans l'environnement ; je rappelle qu'en 2013, l'État ne disposait pas de ses propres moyens d'analyse des rejets dans l'environnement ;
- dans la prise en compte de ses impacts sur la santé, quelle qu'en soit la nature ;
- dans la gestion de crise et la communication, tant en direction des élus que du grand public ; j'y reviendrai pour répondre à votre question.
Ayant vécu cet accident immédiatement comme un échec pour les services de l'État au regard des anomalies que j'avais constatées dans la gestion de crise, j'avais saisi les services d'inspection générale des trois ministères, Intérieur, Industrie, et Écologie, afin que toutes les leçons en soient retenues ; c'est l'objet du rapport d'inspection qui avait été rendu et qui a déjà été évoqué à plusieurs reprises au cours de vos travaux. Les recommandations de ce rapport d'inspection sont en réalité assez précises, assez complètes. Relire ce rapport à la lumière de l'incendie du 26 septembre est déjà éloquent. Ce rapport lui-même évoquait d'ailleurs, déjà, des enseignements récurrents, en matière de gestion de crise, relatifs aux risques industriels et appelait à un changement de paradigme.
Pour répondre à votre question sur les suites qui ont été données, la suite principale, c'est l'instruction dite Lubrizol d'août 2014, qui est très incomplète au regard de l'ensemble des recommandations du rapport. Nous sommes dans un système d'entonnoir : il y a un retour d'expérience large qui prend en compte toute la genèse de l'incident, son traitement, la gestion de crise, dans leurs différentes facettes, notamment quant aux aspects de communication, et ce qu'il en est retenu, ce qui donne lieu à une instruction, c'est uniquement la question des prélèvements dans l'environnement. Le partenariat par exemple entre l'État et les associations agréées de surveillance de la qualité de l'air (AASQA) en gestion de crise se réduit à trois territoires expérimentaux au lieu de l'ensemble de la France. Or il s'avère que même cette instruction n'a pas été parfaitement mise en oeuvre. Il y a donc déjà une réduction par rapport à ce qu'étaient les conclusions de ce rapport.
Il y a deux points principaux dans les conclusions de ce rapport d'inspection sur lesquels il me semble nécessaire d'insister. Le premier est lié à la santé publique, c'est-à-dire le constat que l'ensemble de la gestion de crise en France est fondé sur la question de la toxicité aiguë, donc les risques létaux – on le comprend, c'est l'urgence première – les blessés, et beaucoup moins les effets sanitaires pouvant déclencher des symptômes incommodants d'une part, et d'autre part, les effets à long terme. Le rapport appelait à rompre avec cette approche des enjeux sanitaires liés à un accident technologique, et nous voyons bien tout ce qui en découle. Le deuxième élément porte sur la communication : il n'y a qu'une seule méthode de communication en gestion de crise, qui est celle appliquée par l'autorité de sûreté nucléaire (ASN) et qui consiste à s'en tenir au factuel, sans élément d'interprétation, sans chercher à rassurer et en disant ce que l'on sait, ce que l'on ne sait pas, ce qui invite donc à mettre tous les risques sur la table lorsqu'il y en a et à ne jamais dire qu'un risque est écarté à partir du moment où nous n'en avons pas la certitude complète.
Qu'un nouvel accident bien plus grave se produise cinq ans après dans la même usine et mette en lumière les mêmes défaillances, tant en ce qui concerne l'application de la réglementation sur les installations classées que la gestion de crise, constitue assurément une faute de l'État. Contrairement à ce qu'a déclaré le président de la République, il y a bien une défaillance de l'État dans la gestion de l'incendie de l'usine Lubrizol à Rouen. Cinq ans après ce premier accident, nous en connaissons un nouveau, plus important. Deuxièmement, la réglementation n'y était pas appliquée, alors même qu'il s'agit d'un des sites qui a défrayé la chronique en 2013 et qui est très surveillé. Autrement dit, l'état de droit n'est pas respecté avec rigueur dans les sites Seveso (stockage voisin dans l'illégalité, pas de réserves d'eau suffisante, pas de détecteur, pas de bassins de rétention de taille suffisante, pas d'application de l'instruction Lubrizol, pas de liste des produits avant six jours). J'insiste, vous l'avez évoqué dans votre question, monsieur le président, sur la mise en demeure du 8 novembre 2019, qui fait état de manquements qui auraient été constatés en avril 2018 qui, pour une bonne partie d'entre eux, concernent soit la sécurité incendie, donc vraiment des éléments de base par rapport à la sécurité des sites Seveso, soit des manquements par rapport aux dispositions de l'instruction d'août 2014, dite instruction Lubrizol.
Nous constatons également des défaillances dans la gestion de crise :
- le système d'alerte en direction des élus et de la population,
- l'usage archaïque des réseaux sociaux ; c'était un point important du rapport 2013. À l'époque, il n'y avait pas de compte Twitter de la préfecture de Seine-Maritime. De nos jours, il y en a un, mais on reste dans un usage des réseaux sociaux qui est complètement descendant, qui ne répond pas aux interpellations, qui n'est pas interactif et qui a été tardif, même par rapport aux horaires de l'incendie et au déroulement de la gestion de crise.
- la communication qui est globalement restée axée sur la volonté de rassurer sur l'absence de toxicité aiguë ; or, comme je le disais tout à l'heure on ne peut pas dire qu'il n'y a pas de risque quand on ne sait pas. Les politiques publiques doivent rompre, de façon générale, avec une sorte de conception élitiste de l'information sur les risques tendant à considérer les inquiétudes comme illégitimes. Ce sont des stratégies inopérantes et qui ont plutôt tendance à aggraver et à renforcer les peurs, plutôt qu'à rassurer.
- la sous-évaluation de l'impact géographique ; c'est exactement le même problème qu'en 2013.
- le fait qu'il ait fallu attendre six jours pour avoir la liste des produits qui reste incomplète ; cette liste se base sur la réglementation Registration, Evaluation, Authorization and restriction of CHemicals (REACH), basée elle-même sur des seuils et donc nous n'avons pas la liste de toutes les substances qui ont brûlé.
Nier la défaillance de l'État, se rassurer par le fait que, fort heureusement – il faut le saluer – l'intervention des ouvriers de Lubrizol, des pompiers, des policiers, de tous les agents de la préfecture, de la DREAL a permis d'éviter un suraccident, d'éviter des morts et des blessés, et donc une catastrophe bien plus grave, me paraît dangereux. Cela me paraît dangereux d'abord pour la sécurité de la population et de l'environnement, car cet accident témoigne d'un affaiblissement de la prévention des risques technologiques et du caractère obsolète de la gestion de crise, à l'inverse des recommandations du rapport de 2013, et intervient dans un contexte où les accidents en sites Seveso sont en hausse de 34 % au cours des deux dernières années. Il y a donc à mes yeux urgence à en tirer toutes les leçons. Ensuite, cela me paraît dangereux pour la démocratie, parce que minimiser les faits, ne pas les examiner lucidement pour y remédier, précisément à partir d'un accident qui n'a pas fait de mort ou de blessé, mal gérer la communication de crise, peut nourrir et alimenter les peurs dont s'emparent ensuite les théories complotistes. Au final, cela discrédite l'État et par conséquent, cela affaiblit son autorité, qui est encore plus indispensable quand nous sommes dans une situation de crise. Notre démocratie a donc tout à gagner à aller jusqu'au bout des investigations sur ces défaillances pour qu'il y ait un avant et un après-Lubrizol. Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, ce n'est pas une question partisane, parce que les mécanismes qui sont mis à jour dans ce qu'il s'est passé auraient été probablement les mêmes, quel que soit le gouvernement en responsabilité, même si l'actuel gouvernement a bien évidemment sa part de responsabilité.
Ce qui est en cause à Lubrizol n'est pas un dysfonctionnement. Hormis en ce qui concerne les aspects réglementaires et d'application de la réglementation, ce n'est pas un dysfonctionnement au sens d'un écart par rapport à la norme. Ce sont plutôt les mécanismes habituels de fonctionnement de l'État face à une crise écologique. Ce qui est en cause, c'est le fait que l'écologie n'est pas considérée comme un enjeu de sécurité nationale. J'ai entendu des choses surprenantes au cours des auditions qui sont conduites aussi bien à l'Assemblée nationale qu'au Sénat, comme le fait que la sécurité des sites industriels ne relève pas de la responsabilité de l'État. C'est bien évidemment faux. La responsabilité première et impérative de l'exploitant n'exonère en rien la puissance publique de ses obligations régaliennes vis-à-vis de la protection de la sûreté de la population et de l'environnement. C'est avec une conception de l'intérêt général donnant la priorité au chantage à l'emploi sur la sécurité de la population et la préservation de l'environnement qu'il faut rompre. C'est à mes yeux au plus haut niveau de l'État qu'il doit y avoir un nouvel état d'esprit et un changement profond en ce qui concerne tous les risques liés à l'écologie, pas seulement les risques technologiques.
Cela signifie donner à la prévention et à la gestion des risques écologiques les moyens dont elles ont besoin, mettre un coup d'arrêt à l'affaiblissement des normes et au démantèlement du droit de l'environnement via notamment la préfectoralisation des services, changer la culture de l'État en profondeur concernant les enjeux écologiques et la santé environnementale – tous les grands corps de l'État doivent avoir des notions de base, notamment sur la santé environnementale – enfin, mettre fin à l'impunité judiciaire. Il ne vous a pas échappé que l'accident de 2013 a donné lieu à une condamnation de 4 000 euros d'amende, ce qui est totalement dérisoire. Nous sommes aujourd'hui dans une situation où, même lorsque des procès-verbaux sont transmis à la justice, la plupart d'entre eux ne donnent pas lieu à des jugements. Nous pourrons y revenir dans le détail parce que cela me paraît être un point très important. C'est à ces conditions que la France pourra se doter d'une véritable culture de la sécurité écologique.
Sur l'analyse comparative des réflexes entre 2013 et 2019, la première chose que je voudrais dire, c'est qu'à aucun moment, en 2013, nous n'avons été dans l'ignorance de la nature des substances rejetées dans l'environnement. Nous avons été dans l'ignorance de la quantité de rejets de mercaptan, mais je rappelle que le mercaptan a cette particularité qu'il cause des odeurs nauséabondes à un seuil cinq fois inférieur au seuil auquel un appareil est susceptible de le détecter. En fait, le nez humain le repère avant tout outil de mesure. Une des défaillances de l'industriel est que son système destiné à mesurer les rejets de mercaptan a été saturé. Mais nous n'avons jamais été dans une incertitude sur ce qui a été rejeté dans l'environnement et donc dans une incertitude sur l'impact sanitaire. C'est une différence extrêmement importante avec ce qu'il s'est passé en 2019.
Je peux vous raconter les premiers jours de ce qu'il s'est passé en 2013 parce que je pense que c'est intéressant factuellement. D'abord, Lubrizol découvre l'incident, c'est-à-dire la réaction chimique qui cause le dégagement le lundi matin à 8 heures – cela s'est probablement passé pendant le week-end – et ne déclenche son plan d'opération interne (POI) que deux heures plus tard, à 10 heures. La préfecture, où à l'époque il n'y avait pas de préfet, est prévenue près de trois heures après le constat par Lubrizol de cette réaction chimique. La préfecture en réalité a été prévenue par le service départemental d'incendie et de secours (SDIS), qui lui-même avait été alerté par des habitants qui ont ressenti l'odeur. La préfecture a été alertée avant de l'être selon les procédures prévues par les plans de sécurité. Il y a un retard au point de départ.
Ensuite, le ministère de l'Écologie, via son haut fonctionnaire de défense et de sécurité, est alerté vers 13 heures. Cela veut dire le cabinet de la ministre aussi. La première approche des services de la DREAL, autant que de la direction générale de la prévention des risques (DGPR), est qu'il s'agit d'un incident local, qu'il n'y a pas de rejet nocif dans l'environnement et que l'industriel dit qu'il va mettre fin à la réaction chimique dans les heures qui viennent, d'ici la fin d'après-midi. Quand, en fin d'après-midi, on dit : « mais où ça en est ? Qu'est-ce qui se passe ? » On nous répond : « dans la soirée ». Pendant la soirée, on nous dit : « demain matin ». Il y a donc une inquiétude qui monte, qui est liée au fait que l'industriel et la préfecture communiquent pendant toute la journée du lundi en expliquant : « ne vous inquiétez pas, dans les trois heures qui viennent, c'est réglé. » Il est très important de comprendre que c'est cette information fausse, sur laquelle il n'y a aucune certitude, qui va induire une crise de crédibilité des annonces faites autour de cet évènement.
Ce qui est pointé dans le rapport, c'est qu'une bonne gestion de crise est organisée en trois fonctions bien distinctes : une fonction de décision, une fonction de communication, une fonction d'anticipation. L'anticipation a été défaillante, comme lors de l'incendie du 26 septembre, puisqu'à l'époque, il y a une seule modélisation qui est faite avec l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS) dans la journée du lundi en ce qui concerne le nuage. À aucun moment n'est anticipé le fait que ces mauvaises odeurs vont arriver en Ile-de-France, au Royaume-Uni, etc. Si ceci avait été anticipé, cela aurait permis d'aller au journal de 20 heures le lundi avec un communiqué de presse annonçant : « il y a eu une émission de mercaptan à Rouen. Le mercaptan est composé de tels éléments, cela sent très mauvais, mais vous n'allez pas tomber malade. Ne soyez pas inquiets si dans la nuit, il est probable qu'il y ait de très fortes odeurs incommodantes en Ile-de-France et sur toute une partie du pays. » Cette fonction d'anticipation est capitale.
À l'époque, il y avait aussi une défaillance dans les systèmes de gestion de crise internes aux différents ministères, à savoir que jamais la cellule de crise du ministère de l'Intérieur (COGIC) n'a eu l'information de ce qu'il se passait le lundi à Lubrizol avant que tous les standards de pompiers n'explosent dans la nuit du lundi au mardi.
Le mardi matin, de façon assez simple, nous sommes face à un changement d'ampleur des évènements. La question des moyens d'inerter la réaction chimique est en cours d'examen. À ce stade des décisions, la méthode qui est suggérée pour mettre fin à la réaction chimique est susceptible soit de générer du H2S, qui est un gaz extrêmement dangereux, soit d'avoir de potentiels effets explosifs. Alors que tout le gouvernement est, je le rappelle, à Berlin en conseil des ministres franco-allemand, la préfecture annonce l'annulation du match entre Rouen et l'Olympique de Marseille – ce n'est pas une petite décision – et le déclenchement d'un plan particulier d'intervention (PPI). Il s'agit d'une mesure de précaution dans le cas où il faudrait décider de mesures de confinement ou d'évacuation liées au protocole de gestion de la réaction chimique, mais ceci n'est pas dit au moment où la décision est prise. La décision d'annuler le match va aggraver l'inquiétude sans explication de ces motifs qui sont totalement fondés.
Je prends la décision de quitter Berlin pour me rendre à Rouen et faire en termes de communication exactement l'inverse de ce que l'on me recommande. Pour l'anecdote, quand j'arrive à Rouen devant l'usine, on me suggère d'annoncer qu'il n'y a plus aucun rejet de mercaptan. Je sais que c'est faux. On me suggère d'annoncer que cela va être réglé dans la nuit. Je n'ai plus aucune confiance ni dans ce que dit l'industriel ni dans l'appréciation qui est faite de la capacité à régler rapidement la réaction chimique qui est en cours. Surtout, en chemin pour venir, nous avons pris la décision très importante de ne prendre aucun risque, c'est-à-dire de casser cette mécanique « on vous promet que dans deux heures c'est réglé » qui s'est mise en place depuis le lundi et de faire exactement l'inverse, de faire un choix technique sur la façon d'inerter la réaction chimique, ce qui prendra certainement du temps, mais n'entraînera, ni risque de H2S, ni risque d'explosion. Une sorte de pression à la rapidité s'était installée, qui n'avait objectivement aucun sens.
Il est possible de faire un rapprochement et peut-être le parallèle s'arrête-t-il là. Le rapport explique qu'en termes de communication, au moment où il y a eu des décisions, guidées par un risque d'émanation de H2S ou d'explosion, qui sont fondées au moment où elles sont prises, la bonne méthode de communication est de l'annoncer. De la même façon, on peut faire un parallèle avec l'incendie du 26 septembre parce que dans mon souvenir, c'est seulement lors de la conférence de presse du jeudi, une semaine après, que l'on découvre, pour ceux qui ne sont pas Rouennais, cette situation du nombre de fûts dont certains étaient éventrés sur place. On devine l'énorme angoisse des services de l'État par rapport notamment à des émissions de H2S ou d'autres polluants inquiétants. On comprend a posteriori, une fois que l'on a cette information, que, depuis le début, une partie de leur cerveau est obnubilée par le fait qu'en réalité la question du suraccident n'est pas définitivement réglée, que cela doit les accaparer dans le travail qui est fait et que c'est un des éléments de leur prise de décision qu'il est utile de porter à la connaissance de tous, dans la mesure où ce n'est pas un secret d'État.
En 2013, dans mon expression publique, lorsque le soir, je dis : « je préfère que l'on prenne du temps plutôt que je prenne des risques », la phrase aurait dû aller plus loin et dire : « parce qu'il y a un risque d'émanation de H2S », ou « il y a un risque d'explosion que je veux définitivement écarter ».
Dans la soirée, nous avons, avec le nouveau préfet qui vient d'être nommé, une réunion dans l'entreprise. Lors de cette réunion avec les équipes de Lubrizol, les équipes de la DREAL, nous choisissons le protocole pour mettre fin à cette réaction chimique. Quand quelqu'un demande combien de temps cela va prendre, Lubrizol répond : « le lendemain matin, ce sera réglé ». Je me retourne vers la DREAL. Je leur dis : « mais combien y a-t-il de tonnes de produits ? Cela veut dire qu'il faut faire venir des camions pour vider la cuve comme si nous la vidions" à la petite cuillère ". Combien de camions cela fait-il, avec le nombre de tonnes qu'il y a ? Sait-on où les matières dangereuses vont être stockées et traitées par la suite ? Pouvons-nous dire que tout est réglé demain matin ? » En fait, une simple feuille de calcul montre que c'est absolument impossible. Il y avait une logique du système, celle de l'usine, celle de l'administration, qui aurait pu une nouvelle fois conduire à dire en sortant de cette réunion : « demain matin, c'est réglé ». Nous avons fait l'inverse en annonçant : « cela prendra le temps que cela prendra » et cela a pris 17 jours, avec conférence de presse quotidienne du préfet.
Sur les questions de santé publique, je vous ai bien expliqué la différence entre 2013 et 2019. Il y a néanmoins un élément important, c'est que désormais, la religion doit être que tout symptôme est significatif. Quelqu'un qui a des maux de tête, qui a des nausées, qui ne se sent pas bien, ce n'est pas parce qu'il n'est ni mort ni blessé ni qu'il est certain qu'il va avoir un cancer dans 30 ans, que cela ne doit pas être considéré. Le noeud est là. Tout symptôme doit être accueilli et traité comme étant un effet réel. C'est pour cela que je reviens sur la question de la légitimité des inquiétudes de la population. Nous sommes dans une société aujourd'hui qui est éduquée. Il y a les réseaux sociaux. Les gens sont capables de décrypter une information. Le meilleur moyen d'éviter des théories farfelues est de prendre en considération toute inquiétude et de dire ce que nous savons et ce que nous ne savons pas de façon assez clinique, comme nous le faisons très bien quand il y a un attentat terroriste. Cette culture existe, elle n'est pas appliquée aujourd'hui à l'écologie, mais elle existe dans les services de l'État. Nous avons vécu des situations de crise majeure où le procureur Molins à la télévision expliquait : « voilà ce que nous savons », « voilà ce que nous ne savons pas », « voilà ce que nous ne pouvons pas vous dire parce qu'une opération est en cours et que nous ne voulons pas la mettre en danger » de façon assez froide et clinique. Cette méthode est beaucoup plus convaincante et rassurante pour la population, parce qu'on se dit que la situation est bien en main et qu'on ne cherche pas à lui cacher quelque chose.
En profondeur derrière, il y a cette question de la culture de l'État qui n'est pas liée au dévouement des agents, qui ont le sens de l'intérêt général, ni à celui du corps préfectoral. Ce n'est pas cela qui est en cause. J'ai eu l'occasion de dire que pour moi, si de ce qu'il s'est passé, y compris des manquements constatés ou des défaillances constatées, nous tirions la leçon qu'il faille mettre en cause la responsabilité personnelle de tel ou tel serviteur de l'État, cela me semblerait être une erreur grotesque par rapport à ce que cela révèle en termes de culture profonde des services de l'État, qu'il est tout à fait possible de changer. C'est possible à condition de changer assez radicalement de braquet par rapport à la tendance observée depuis plusieurs années, notamment en ce qui concerne la gestion des installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE).
La recommandation qui a été suivie est essentiellement celle relative aux mesures dans l'environnement, dont ATMO Normandie a dû vous dire qu'elles n'étaient d'ailleurs pas adaptées à un incendie. Le reste des recommandations n'a pas particulièrement été mis en oeuvre.