Je voudrais rendre compte de différents débats qui ont lieu parmi les économistes au sujet de l'impact des taux d'intérêt bas sur la dynamique de la dette et de la façon dont cela modifie notre approche de la question de la dette. Un débat très important a lieu aux États-Unis et je souhaiterais qu'il arrive en Europe, car il change la donne à différents égards.
Je commencerai par les origines de la baisse des taux d'intérêt, car il est important de faire le diagnostic de cette baisse : est-ce une baisse à court terme qui peut être renversée rapidement, ou bien à l'inverse est-elle persistante ou très durable ? quelles sont ses implications mécaniques sur la dette ? M. Tavernier a déjà abordé le sujet, mais je pense qu'il est essentiel de revenir sur la manière dont, dans cette mécanique d'accumulation de la dette publique, la soutenabilité est affectée par les taux d'intérêt bas.
Je reviendrai ensuite sur les arguments pour et contre l'accumulation de dette publique, sujet de débat entre les économistes, et sur la manière d'utiliser la baisse des taux. Je soulèverai sans doute plus de questions que je n'apporterai de réponses, à votre goût. Il s'agit d'une forme de teasing, puisque le Conseil d'analyse économique publiera prochainement une note visant à apporter des réponses.
Nous considérons ici la baisse des taux à 10 ans de la France, de l'Allemagne et des États-Unis sur une longue période : de 1960 à aujourd'hui. Cette baisse des taux n'est pas récente : elle remonte, s'agissant des taux nominaux, au début des années 1980. Elle est due en partie à la forte baisse de l'inflation, que les taux ont suivie. Mais même si l'on retient les taux d'intérêt réels, soit les taux d'intérêt nominaux à 10 ans moins l'inflation, on constate que la baisse ne date pas d'hier : nous connaissons une baisse forte des taux d'intérêt réels depuis le début des années 1990 jusqu'à aujourd'hui, où l'on constate des taux d'intérêt réels négatifs.
Cette baisse des taux n'affecte pas que la France : tous les pays de l'OCDE sont concernés. Cela nous incite à penser qu'elle comporte un élément très structurel.
Dans la mesure où ce n'est pas un phénomène nouveau, je crois l'on se trompe dans le débat public lorsque l'on en attribue l'origine à la politique monétaire, à la BCE, au quantitative easing et aux taux négatifs à court terme. Certes, la toute dernière baisse depuis 2014-2015 est sans nul doute liée en partie à la politique monétaire de la BCE, mais le graphique ne révèle pas de cassure en 2014-2015. Sachant que l'année 2014 correspond à l'annonce du quantitative easing par la BCE et l'année 2015 à sa mise en place, on voit qu'il y a continuation et non pas accélération forte de la baisse des taux.
On lie trop la politique monétaire et la baisse des taux d'intérêt, alors que l'évolution des taux est beaucoup plus durable et structurelle que simplement la politique monétaire, même si celle-ci a joué un rôle au cours des deux ou trois dernières années.
J'espère vous avoir démontré que la baisse des taux n'est ni de court terme ni très récente. On peut penser que c'est un phénomène persistant, car on trouve parmi ses causes de nombreux éléments structurels. S'il est trop tôt pour affirmer que cette baisse est permanente, il est en revanche important d'insister sur ses origines structurelles.
Un peu de théorie pour essayer de comprendre d'où viennent cette baisse des taux et le débat des économistes sur le sujet. Le taux d'intérêt est un prix qui équilibre l'offre totale de l'épargne et la demande, car nos marchés de capitaux sont aujourd'hui quasiment totalement intégrés. Ce qui compte au niveau des taux d'intérêt, ce ne sont pas l'épargne et l'investissement en France, mais au niveau mondial. De ce point de vue, il faut examiner ce qui a changé du côté de l'offre et de la demande.
Pourquoi l'offre d'épargne a-t-elle augmenté ? Les facteurs structurels sont nombreux. Ces facteurs sont présents depuis un certain temps et ne vont pas changer demain. Il s'agit du vieillissement de la population, qui amène les ménages à épargner plus, avec en particulier l'augmentation des fonds de pension, de l'augmentation des inégalités, qui a aussi eu un impact sur l'épargne car les revenus élevés épargnent davantage. Par ailleurs, après les crises financières des années 1990, beaucoup de pays n'ont plus voulu se retrouver dans une situation où ils sont attaqués par les marchés ; par conséquent, de nombreux pays émergents, que ce soit en Asie ou en Amérique latine, ont épargné davantage sous la forme de réserves de change, ce qui a contribué à l'augmentation de l'épargne globale. Enfin, un certain nombre de politiques mercantilistes (en Chine, en Allemagne) visent à produire plus et consommer moins, et donc à avoir des comptes courants excédentaires, ce qui génère de l'épargne supplémentaire au niveau mondial.
Tous ces facteurs augmentent l'offre d'épargne et ont donc un effet dépressif sur les taux d'intérêt.
Au même moment, certains facteurs diminuent la demande d'investissement, donc la demande d'emprunt, et ont un impact sur les taux d'intérêt :
– la baisse de la productivité et le débat sur la stagnation séculaire, très important aux États-Unis et de mon point de vue insuffisamment présent dans le débat économique français ;
– une potentielle baisse anticipée de la croissance, ce qui sera important lorsque nous parlerons de g - r puisque le taux de croissance diminué du taux d'intérêt est primordial pour la soutenabilité de la dette : une baisse conjuguée du taux de croissance et du taux d'intérêt n'a pas d'impact sur la dynamique de la dette ; cependant, en tout cas au cours des dernières années, le taux d'intérêt a, a priori, davantage baissé que le taux de croissance ;
– le phénomène de désindustrialisation des pays avancés : certains services sont moins capitalistiques et requièrent moins d'investissements ;
– la chute de la démographie et donc de l'investissement résidentiel.
Tout cela va dans le même sens : plus d'offres d'épargne, moins de demandes d'investissement. Ces facteurs génèrent une baisse des taux d'intérêt au niveau mondial, dont on a vu que tous les pays de l'OCDE font l'expérience. Sans aller jusqu'à dire que c'est un phénomène permanent, si l'on examine son origine, on constate qu'il est assez structurel et de long terme.
Quelles en sont les conséquences pour la soutenabilité de la dette ? D'abord un changement des conditions de la stabilité de la dette publique en pourcentage du PIB. En effet, la dette n'est soutenable que si l'on parvient à stabilité du ratio dette publique sur PIB.
À quel niveau ? Soyons francs, les économistes n'ont pas grand-chose à dire quant à savoir s'il devrait être de 20, 50, 60, 100 ou 200 %. Ce qui est essentiel, c'est qu'il soit stable à long terme, mais le niveau auquel il conviendrait de stabiliser la dette en pourcentage du PIB est très arbitraire. Ni la théorie ni les travaux empiriques ne nous disent que le niveau de 60 % choisi par l'Europe, par exemple, est un niveau optimal. Les travaux empiriques ne nous disent pas qu'à partir d'un certain niveau de dette, la croissance ralentirait, qu'il y aurait un impact négatif de la dette publique sur la croissance à long terme. Aucun ne va vraiment dans ce sens.
D'un point de vue quelque peu mécanique et comptable, l'évolution de la dette publique est assez simple : elle dépend du taux de croissance du PIB (le ratio se calcule en divisant la dette publique par le PIB). Si le PIB croît plus rapidement, ce ratio, toutes choses égales par ailleurs, va diminuer.
Quant à la dette, elle va croître en fonction de deux éléments : les paiements d'intérêts, qui vont nous intéresser en particulier, et le solde primaire.
Prenons l'exemple d'une dette à 100 % de PIB (nous n'en sommes pas très éloignés en France) pour bien montrer la mécanique d'accumulation et l'éventuel effet boule de neige lorsque les paiements d'intérêts augmentent tellement que la dette devient non soutenable. Un scénario où le taux de croissance et le taux d'intérêt sont à peu près égaux et un scénario où le taux de croissance est un peu supérieur au taux d'intérêt aboutissent à des dynamiques de dette très différentes. Pour cette raison, le débat est extrêmement important.
Dans une situation où le taux de croissance réel est d'environ 1 % chaque année, de même que le taux d'intérêt, il faut, pour stabiliser le ratio de dette, un équilibre primaire, c'est-à-dire ni déficit ni surplus au niveau primaire, soit hors paiement d'intérêts.
Dans une situation qui est à peu près celle dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui, où il existe un écart approximatif de 1 point entre le taux de croissance et le taux d'intérêt, pour stabiliser le ratio de dette, toujours à 100 points de PIB, il est assez facile de voir qu'il n'est besoin que d'un déficit primaire de 1 point de PIB. Bien sûr, cela relâche la contrainte et change assez fortement l'équation d'accumulation de la dette. La relation entre dette et déficit est modifiée, ce qui implique potentiellement, pour le même objectif de stabilisation de la dette, que l'on peut avoir un déficit primaire. Cela signifie aussi que, potentiellement, le ratio de dette soutenable à long terme est plus élevé puisque les paiements d'intérêts correspondent au taux d'intérêt multiplié par le niveau de dette. On peut donc soutenir un niveau de dette plus élevé et stabiliser à long terme la dette à 100 % ou même à un niveau plus élevé de dette en proportion du PIB.
Pour résumer, la baisse des taux d'intérêt a un impact très important sur la question de la soutenabilité de la dette. Les différents scénarios d'écart entre taux d'intérêt et taux de croissance modifient fortement la dynamique de la dette. En France, la dette publique s'élève presque à 100 % de PIB. Dans une situation où le solde primaire est nul et où le taux d'intérêt est égal au taux de croissance, la dette publique sera stabilisée, mais dans une situation où le taux d'intérêt est inférieur au taux de croissance, la dette publique en pourcentage du PIB va diminuer assez rapidement, simplement avec un solde primaire nul. Nous retrouvons le calcul que faisait M. Tavernier pour montrer que dès que le taux d'intérêt passe en dessous du taux de croissance, la dette publique peut diminuer très fortement.
Évidemment, l'autre scénario permettant de stabiliser la dette publique est tout simplement d'avoir un équilibre primaire.
Pour la France, la différence entre r et g (taux d'intérêt et taux de croissance) est primordiale pour réfléchir à la dynamique de la dette. La confrontation entre le taux d'intérêt réel à 10 ans et le taux de croissance – lissée sur 5 ans pour éviter d'avoir des éléments trop volatils à court terme – permet de distinguer trois périodes :
– une période très favorable qui va jusqu'au début des années 1980, où les taux d'intérêt sont inférieurs aux taux de croissance ;
– une période moins favorable, des années 1980 à très récemment, où le taux de croissance est inférieur au taux d'intérêt, ce qui n'est pas bon pour la dynamique de la dette ;
– depuis 2015, une situation à nouveau favorable, avec un taux d'intérêt inférieur au taux de croissance. Le phénomène est récent même si la baisse des taux d'intérêt n'est pas récente, car les taux diminuent fortement en France depuis le début des années 1990.
Cela étant, certains arguments anti-dette publique me paraissent valides. Il faut en effet stabiliser la dette publique en pourcentage du PIB. L'objectif est complètement légitime et il faut être prudent sur cette question.
Le contexte spécifique de la zone euro joue également, car nous nous endettons dans une monnaie que nous partageons avec d'autres pays : contrairement aux États-Unis ou au Japon, nous ne nous endettons pas dans notre propre monnaie. Cela pose question, comme nous l'avons vu lors de la crise de la zone euro avec la Grèce et l'Italie : il peut arriver que les marchés financiers paniquent et considèrent qu'un pays pourrait être obligé de sortir de la zone euro et de financer sa dette en dévaluant très fortement, non pas l'euro puisqu'il n'en bénéficierait plus, mais la lire, la drachme, etc. Cela signifie que le niveau de la dette peut avoir un impact sur la prime de risque. Quand les marchés financiers ont anticipé qu'un pays pourrait sortir de la zone euro et dévaluer très fortement, le coût de l'endettement a significativement augmenté. Cette fragilité spécifique tient au fait que le pays appartient à la zone euro et s'endette dans une monnaie qui n'est pas vraiment la sienne, mais qui est partagée avec d'autres pays.
Cela dit, les marchés financiers considèrent aujourd'hui qu'il n'y a pas de risque sur la dette publique, que ce soit en termes de défaut ou de sortie de la zone euro. En outre, la BCE a changé assez radicalement sa manière de voir les choses pour s'orienter vers le whatever it takes, puisqu'elle a déclaré qu'elle ferait le nécessaire pour qu'il n'y ait pas d'anticipation d'éclatement de la zone euro. Évidemment, cela dépend maintenant de ce que feront Mme Lagarde et ses successeurs à la tête de la BCE, mais si cette politique consistant à ne pas laisser la panique s'installer sur les marchés financiers est appliquée, je pense que la question de la dette perdra en importance.
Pour en venir à la question de l'économie politique, à laquelle M. Tavernier a fait allusion, et sans vouloir y insister, on sait qu'il existe un cycle électoral de la dette publique. Il est facile d'augmenter les dépenses et de réduire les impôts pour augmenter ses chances de réélection. Il y a donc un biais politique potentiel en faveur de la dette publique et je pense que tous ces arguments plaident pour l'existence d'une règle en matière de dette publique.
D'autres arguments me paraissent moins valides en tant qu'économiste, par exemple l'analogie entre la dette individuelle et la dette de l'État, que beaucoup d'hommes politiques utilisent et que nous, économistes, considérons comme fausse. On entend très souvent les responsables politiques dire qu'il ne faut pas laisser la dette à nos enfants et petits-enfants et que ce n'est pas à eux de la rembourser. Pour moi, cette analogie entre un individu et l'État est fausse et trompeuse. Pardonnez-moi de le dire, mais quand vous mourrez, vous ne pourrez pas laisser une dette à vos enfants ou petits-enfants, tandis que l'État, lui, peut renouveler et contracter de la dette nouvelle de manière continue. L'État a une durée de vie infinie, ce qui, hélas, n'est pas notre cas individuellement. Ce parallèle entre la dette publique d'un État et la dette des individus est incompréhensible pour les économistes. Peut-être estime-t-on que les économistes sont dans le faux lorsqu'ils considèrent que l'État français est quelque chose qui a priori a une vie indéfinie. Vous pensez que l'État va mourir, pas nous. La dette publique sera renouvelée de manière constante, c'est ce qui s'est toujours passé et ce qui se passera à l'avenir. Je rappelle que la dette publique au Japon s'élève à 240 points de PIB sans que cela pose de problème.
Je passerai très rapidement sur les arguments pro-dette publique portant sur la relance de la demande. Un ralentissement de la zone euro s'opère actuellement. La politique monétaire a atteint ses limites et ce n'est pas complètement par hasard que tous les économistes plutôt orthodoxes, le Fonds monétaire international (FMI), la Banque centrale européenne, etc., recommandent une politique budgétaire qui, en partie dans la zone euro, fasse sa part du travail, justement parce que la BCE est dans une situation « limite » où elle ne peut plus baisser ses taux d'intérêt.
Soyons clairs : la France a déjà initié et consommé un plan de relance. Notre dette est élevée. Pour ma part, je ne demande pas un plan de relance supplémentaire en France, mais il est très important d'élargir le débat à la zone euro. Le point aberrant de la zone euro est clairement l'Allemagne, où la dette publique est en train de chuter très fortement à un moment où le pays a besoin de dépenses publiques en termes d'investissement et de relance de la demande – ce qui est moins le cas en France.
Le débat a été très fortement relancé aux États-Unis par le discours d'Olivier Blanchard, ancien chef économiste du FMI, qui délivrait deux messages :
– quand r < g, l'État peut augmenter la dette sans que cela implique ultérieurement une augmentation des impôts ou une baisse des dépenses ;
– le coût économique de la dette est plus faible, en particulier parce que le rendement du capital privé a baissé, d'où un coût d'éviction des dépenses publiques ou de l'investissement public sur de l'investissement privé plus faible ; en d'autres termes, certains investissements publics ont peut-être des rendements plus élevés que le taux d'intérêt, aujourd'hui extrêmement faible.
Pour terminer, comment utiliser la baisse des taux ? Faute d'apporter beaucoup de réponses, je poserai des questions. Si l'on interprète que cette baisse est de court terme et peut être complètement relancée ou renversée en quelques mois ou en un ou deux ans, il faut épargner la totalité des gains financiers de la baisse des taux et réduire la dette. Vous avez compris que ce n'est pas mon interprétation. Je pense avec la plupart des économistes que la baisse des taux est assurément persistante, mais certainement pas permanente, ce qui signifie qu'il faut réviser notre approche de la trajectoire de la dette. M. Tavernier y a fait allusion : il faudrait mener un débat sur les investissements que nous pourrions financer aujourd'hui grâce à ces taux d'intérêt bas, afin d'augmenter la croissance potentielle ainsi que la croissance soutenable, laquelle est liée à la question du changement climatique. Nous savons que nous aurons à réaliser un certain nombre d'investissements. Mieux vaut les faire au moment où les taux d'intérêt sont bas, plutôt qu'attendre une remontée éventuelle. Si l'objectif est d'augmenter la croissance potentielle, il faut faire des investissements qui vont dans ce sens plutôt que d'augmenter en permanence les dépenses courantes, a fortiori si l'on pense que la baisse des taux est persistante mais pas permanente.
Cet endettement, les générations futures, vos enfants et petits-enfants, pourront en bénéficier, en particulier si le rendement social de l'investissement – dans le changement climatique par exemple – est supérieur au taux d'intérêt. Nous allons laisser une dette financière à nos enfants, mais aussi une dette climatique. D'où l'importance de savoir si ce n'est pas maintenant qu'il faut faire des investissements qui vont « rapporter » aux générations futures en termes climatiques : en investissant aujourd'hui, nous laisserons des dettes à nos enfants, mais aussi des actifs.
La prudence s'impose toutefois : la dette actuelle en France est élevée, l'économie politique de la dépense n'est pas parfaite, nous avons besoin de capacités budgétaires en cas de ralentissement – même si ce n'est pas le cas aujourd'hui. De plus, la relance a déjà été faite avec les mesures répondant à la crise des gilets jaunes. Une telle prudence n'est pas forcément nécessaire au niveau de la zone euro et en particulier de l'Allemagne. Il serait bon d'organiser un débat sur le pacte de stabilité, car celui-ci est complètement muet sur la question des taux d'intérêt et celle-ci devient essentielle. Les règles budgétaires sont loin d'être optimales.
J'ai posé beaucoup de questions, mais nous allons mener un travail au Conseil d'analyse économique, avec François Geerolf et Jean Pisani-Ferry, qui apportera des réponses.