J'ouvrirai mon propos par quelques éléments de cadrage. L'évolution du statut d'EDF soulève des questions de trois ordres : de politique industrielle tout d'abord, puisque les investissements considérés s'étendent souvent sur le très long terme ; de politique sociale ensuite, puisqu'il en va du prix de l'électricité – revenu en force dans le débat l'été dernier – , de la péréquation territoriale, de la précarité énergétique – élément majeur de la précarité sociale en Allemagne, par exemple, mais non en France – ; de politique écologique enfin. Dans ce dernier domaine, trois paramètres peuvent être utilisés pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.
Le premier de ces paramètres est la croissance économique, exprimée par l'évolution du PIB – produit intérieur brut. Les économistes retiennent trois modes de calcul de celui-ci, aboutissant tous au même résultat : le PIB est une somme de valeurs ajoutées, considérées du point de vue de la demande et des revenus. Or si le PIB se rétracte ou ralentit son rythme de progression, les revenus distribués diminuent mécaniquement. Cette perspective semble inenvisageable à l'heure du débat sur l'avenir des retraites et le maintien du pouvoir d'achat des salariés. La décroissance n'est pas jouable en termes de progrès social.
Deux autres paramètres se profilent alors : la réduction de l'intensité énergétique du PIB et la réduction de l'intensité en carbone de l'énergie. Ils supposent d'électrifier l'énergie, tout en la décarbonant. De ce point de vue, EDF jouit d'un atout majeur : la production nucléaire historique. Aujourd'hui, 75 % de la consommation finale d'énergie est carbonée, les 25 % restants correspondant à l'électricité. L'enjeu est donc de décarboner la part de 75 %, ce qui implique de déployer un vaste plan d'électrification dans les transports, mais aussi dans les logements, où la faveur a longtemps été donnée au gaz – au détriment du climat.
Quel mix énergétique envisager pour l'avenir ? Le nécessaire développement des énergies renouvelables se heurte à une difficulté technique que pointent tous les spécialistes : nous ne savons toujours pas stocker l'électricité de façon industrielle. En la matière, aucune solution pertinente n'est susceptible d'apparaître à l'horizon de dix, vingt, voire trente ans. De fait, la piste des énergies renouvelables n'est viable que si d'autres énergies viennent en complément, à savoir le nucléaire, le charbon ou le gaz. Notez qu'en Allemagne, où le nucléaire est abandonné au profit du charbon en complément des énergies renouvelables, la teneur du kilowattheure en gaz à effet de serre est dix fois supérieure à celle de la France.
Dans un tel contexte, comment analyser le projet industriel qui sous-tend Hercule ? En tant qu'économiste, j'estime que la moindre des choses serait de dresser un bilan rigoureux de l'ARENH. Cette responsabilité s'impose dès lors qu'on entend préserver l'intérêt général. À quoi a servi l'ARENH ?
L'ARENH a été essentiellement introduite pour encourager des fournisseurs alternatifs à investir dans la production d'électricité. Or son bilan est accablant : de toute évidence, elle a servi, d'abord et avant tout, à financer des opérateurs alternatifs. En d'autres termes, EDF a financé Total et d'autres fournisseurs. Du point de vue de l'intérêt général et de la transition énergétique, je ne pense pas que ce soit positif.
Il convient par ailleurs de procéder à une évaluation sérieuse du coût de la démutualisation. Au regard de l'intérêt général, des citoyens et des consommateurs d'énergie, la démultiplication des opérateurs s'est-elle avérée pertinente, avec son corollaire qu'est la démultiplication des coûts ? Le secteur de l'électricité cumule les trois critères qui justifient de sortir d'une économie de marché : les externalités – la pollution notamment – , le caractère de bien collectif et les rendements d'échelle croissants. Ceci vaut y compris dans une approche néoclassique de l'économie, qui n'est pas exactement la mienne – je suis plutôt un keynésien. La prévision selon laquelle l'ARENH ne pouvait conduire qu'à des surcoûts exorbitants s'est ainsi réalisée.
Par ailleurs, je m'interroge sur la scission envisagée par le projet Hercule. Elle vise avant tout à favoriser l'investissement, nous dit-on. Je reste perplexe : en quoi la scission entre EDF Vert et EDF Bleu favoriserait-elle l'investissement ? Le risque, déjà évoqué par M. Dos Santos, est que cette scission aboutisse à une ARENH généralisée. Alors qu'elle ne concerne aujourd'hui que 25 % de la production nucléaire historique, l'ARENH pourrait couvrir, demain, la totalité de la production – perspective calamiteuse du point de vue de l'intérêt général.
Le regard sur le nucléaire a changé ces dernières années sous l'effet des enjeux climatiques, et je m'en réjouis. Les défis climatiques devraient conduire le Gouvernement à abandonner sa stratégie de négociation « à la petite semaine » dans les différentes discussions qu'il mène, y compris avec l'Union européenne. Le Gouvernement devrait affirmer qu'en vertu de l'objectif climatique, la production électrique relève d'un intérêt général majeur, et qu'à ce titre, la France décide de soustraire la production et la distribution d'électricité à une logique concurrentielle qui, de toute évidence, va à l'encontre de la logique d'investissement.