Intervention de Général d'armée François Lecointre

Réunion du mercredi 6 novembre 2019 à 16h40
Commission des affaires étrangères

Général d'armée François Lecointre, chef d'état-major des armées :

Pour favoriser la bonne compréhension du fonctionnement de nos interventions militaires, je préciserai en premier lieu que le chef d'état-major des armées est responsable des grands arbitrages capacitaires qu'il construit au moment de l'élaboration de la loi de programmation militaire et propose à la ministre des armées. Il a la haute main sur le commandement des trois armées, des services et des directions, et c'est sous l'autorité de la Ministre qu'il assure le commandement de la préparation opérationnelle des forces et de leur vie organique. En revanche, il assure le commandement des opérations militaires sous l'autorité directe du Président de la République ; cela explique qu'il siège au conseil de défense et de sécurité. Cette structuration propre à la Ve République et à la France assure notre réactivité.

Avant de répondre à vos questions, madame la présidente, je décrirai notre vision de l'« approche globale » comme une stratégie de gestion de crise centrée sur les populations et sur leur perception du développement de la crise. Ce concept est hérité de notre aventure coloniale. Dans la manière dont les militaires français, de Gallieni à Lyautey, ont pensé l'établissement d'un empire colonial, il y avait d'abord une vision humaniste de la gestion de crise et de la guerre. Relisons Gallieni : « Ne gagner du terrain en avant qu'après avoir complétement organisé celui qui est en arrière […] y faire oeuvre pacifique en rappelant les populations, en faisant reprendre les cultures, en ouvrant les marchés, en créant les écoles et enfin en mettant les villages et les habitants à l'abri de nouvelles incursions. » Ne voyez pas dans mon propos un jugement, positif ou négatif, sur l'époque coloniale ; j'observe simplement que ce qui fait le savoir-faire français dans la gestion de crise, c'est aussi cet héritage : nous entretenons depuis très longtemps la conception d'une approche globale et d'une victoire qui doit essentiellement être remportée dans les coeurs et les esprits des populations au secours desquelles nous venons dans les régions que nous cherchons à stabiliser.

L'approche globale est le concept adopté dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale en 2013 en ces termes : « La consolidation de la paix nécessite une approche globale qui intègre dans une stratégie politique cohérente tous les leviers […]. Une coordination accrue est nécessaire dans le cas d'une approche globale interministérielle et multilatérale, afin d'optimiser l'emploi de moyens comptés. » Ces éléments ont été repris dans la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017. Aujourd'hui, l'approche globale pose la question de la coordination et des synergies entre les acteurs de la gestion des crises, à l'échelon national comme, à l'échelon international, avec l'Union africaine, l'Union européenne et l'Organisation des Nations unies (ONU). Pour répondre aux crises et aux conflits actuels et à venir, notre besoin est double : une approche globale nous permettant d'affronter efficacement une menace grandissante et la possibilité d'opérer avec des structures ad hoc plutôt qu'avec des structures de grandes organisations.

Je me dois de vous sensibiliser au retour du fait guerrier. C'est la conséquence de la dégradation de l'environnement international et de l'ensauvagement du monde, qui s'expliquent eux-mêmes par plusieurs facteurs d'instabilité. Il y a les tensions ethniques, religieuses et économiques, et l'accroissement des déséquilibres démographiques, climatiques et d'accès aux ressources. Mais il y a aussi l'action de puissances anciennes ou décomplexées qui remettent en cause le droit international et le multilatéralisme, si bien que les relations internationales tendent à se militariser. De plus, de nouveaux champs de conflictualité sont apparus : ceux du cyberespace et de l'espace exo-atmosphérique, dans lesquels la souveraineté doit aussi s'exercer alors que les acteurs y sont de plus en plus nombreux – acteurs privés qui, tels Space X ou les GAFAM (Google Apple Facebook Amazon Microsoft) - parfois plus puissants que certains États, ne respectent pas les logiques de frontières et bousculent les souverainetés qui fondent les relations internationales. Enfin, les technologies évoluent à un rythme exponentiel, bousculant nos référentiels intellectuels et de valeurs, et certaines, au rapport coût-efficacité redoutable, sont employées par nos ennemis.

L'ensemble de ces facteurs conduisent à ce que nos armées soient engagées dans des affrontements toujours plus complexes, dont je détaillerai la typologie, car nous devons analyser la menace pour lui apporter une réponse coordonnée et globale. Il y a tout d'abord le conflit asymétrique, dont le terrorisme est la forme la plus visible. Il est dit « asymétrique » parce qu'un ennemi aux valeurs radicalement différentes des nôtres contourne nos modèles de puissances en s'affranchissant de nos normes et de nos contraintes de droit. Au-delà d'actions terroristes ponctuelles, le terrorisme peut s'ériger à hauteur d'un État : c'est ce qui s'est passé avec Daech.

Je mentionnerai aussi les crises de plus en plus fréquentes et de plus en plus graves liées à l'affaiblissement, voire à l'effondrement des États. Ayant été engagé pour la première fois dans une intervention française en Afrique il y a trente-cinq ans, je suis frappé par la dégradation continue de la situation de certains États africains. Cet effondrement provoque des crises qui se multiplieront, en Afrique et ailleurs.

Il y a aussi les affrontements dissymétriques, tel que nous commençons à les vivre aujourd'hui, face à des puissances émergentes qui sont de plus en plus désinhibées, comme l'Iran par exemple. Les moyens militaires dont disposent ces États en font des puissances face auxquelles nous devrions, s'il fallait les affronter, déployer des moyens militaires extrêmement importants. Par ailleurs, ils savent parfaitement jouer de la conflictualité dans des zones grises dans lesquelles il est difficile de les contrer.

La politique du fait accompli, de plus en plus fréquemment mise en oeuvre, appartient à cette catégorie d'affrontement dissymétrique. On en a vu un exemple avec ce qui s'est passé en Ukraine – la Russie est la spécialiste du fait accompli – mais la Turquie agit de la même manière : on le constate avec la contestation de plus en plus brutale de la zone économique exclusive de Chypre, et l'invasion du Nord-Est syrien s'inscrit dans la même logique, qui conteste la supériorité occidentale que nous considérions comme acquise. Ces puissances émergentes expriment leur puissance dans des zones grises dans lesquelles il est difficile de mesurer précisément le degré de leur contestation de l'ordre international ; en s'affranchissant entièrement des règles de droit international applicables dans les conflits armés, elles nous rendent la tâche particulièrement difficile.

J'ajoute que les diverses menaces ainsi mises en oeuvre le sont au moyen de technologies de plus en plus « nivelantes ». Il est extrêmement inquiétant de constater que l'attaque d'installations de la compagnie pétrolière Aramco en Arabie saoudite a possiblement été exécutée avec des drones assemblés à partir de pièces qui peuvent être achetées sur internet – drones qui ont mené une attaque sur plusieurs centaines de kilomètres, avec une précision impressionnante. Le fait que ces technologies soient de plus en plus fréquemment utilisées nous conduit à revoir nos moyens de défense et de protection. Outre cela, la technologie employée aujourd'hui dans un conflit dissymétrique en puissance, telle l'attaque contre Aramco sans doute menée par l'Iran, pourrait être certainement utilisée demain par Daech, par l'État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) ou par le Rassemblement pour la victoire de l'islam et des musulmans (RVIM) contre nos installations au Sahel. C'est très préoccupant.

Enfin, quatrième et dernier type de conflit, et que l'on ne peut écarter : la menace d'une guerre classique, qui peut faire s'affronter bloc à bloc des puissances qui y consacreront toutes leurs capacités et toutes leurs richesses. Á la fin de la guerre froide, alors que l'on se souciait essentiellement de percevoir les dividendes de la paix, on a pensé que cette perspective était définitivement écartée. Elle ne peut pas l'être.

Vous avez évoqué, madame la présidente, une très belle loi de programmation militaire, qui traduit un très important effort de la Nation. Je dirai pourtant, qu'il n'autorise pas la montée en puissance qui nous permettrait de faire face à un conflit classique de grande intensité, ni même à certaines situations dégradées. Cette loi devra donc être suivie d'une autre conçue pour maintenir l'effort dans la durée. Il faut placer les choses en perspective et mesurer exactement à quel point on a, de façon parfaitement cohérente, réduit les forces de défense depuis la fin de la guerre froide. Ce faisant, on a déconstruit un outil militaire pensé pour un affrontement classique de grande intensité ; on en a fait un outil de gestion de crise… qui n'est qu'un outil de gestion de crise. Or, les types de conflits qui se présentent à nous nous font nous interroger sur la nécessité de reconstruire une armée de guerre.

La dangerosité est aggravée par la simultanéité de ces conflits dans un même espace géographique et temporel et par l'hybridation de la menace. Un ennemi s'emploiera à déstabiliser ses ennemis et ses adversaires dans plusieurs champs simultanément : champ économique et démographique et champ militaire pur. Cette hybridation, qui impose une approche globale pour contrer ces menaces, rend souvent très difficile l'attribution de l'agression ; on l'a vu avec l'attaque conduite sur le site d'Aramco en Arabie saoudite, qu'il n'est pas possible d'attribuer formellement à l'Iran. Par ailleurs, l'hybridation de la menace rend difficile la définition d'une ligne rouge. Elle complique aussi l'attribution de la responsabilité des attaques cybernétiques, qui sont systématiquement combinées avec d'autres types d'attaques. Ainsi, lors du raid Hamilton contre les installations du programme chimique de Bachar El-Assad, première opération que j'ai commandée en qualité de chef d'état-major des armées, la très grande difficulté à laquelle nous avons été confrontés fut l'attribution puis le risque de manipulation. Le Président de la République nous demande aujourd'hui d'être en mesure de faire respecter cette même ligne rouge, et l'inquiétude est forte. Le régime de Bachar El-Assad voudra sans doute accélérer le plus possible son offensive sur la poche d'Idlib, et le risque croît donc du recours à cet armement chimique. Or il est très compliqué de déterminer ce qui est de l'ordre de la manipulation et ce qui est l'emploi réel d'armes chimiques. La difficulté d'attribution, dans des conflits spatiaux et temporels hybrides, rend de plus en plus complexes les engagements contemporains et renforce la nécessité d'une approche globale.

L'opération Chammal au Levant est celle qui revêt toutes les caractéristiques précédemment décrites : affrontement avec Daech défait et partiellement retourné dans la clandestinité, emploi du terrorisme, emploi de l'arme cybernétique, effondrement des structures étatiques, affrontement entre puissances par le biais d'acteurs tiers, incapacité du droit international à dissuader de l'emploi d'armes chimiques, populations prises en otage sur fond de guerre religieuse et ethnique… Si l'on intègre à ce tableau les incidents du Golfe arabo-persique et les attaques menées en Arabie saoudite, on ne peut exclure que cette crise dégénère en un conflit majeur.

Dans la bande sahélo-saharienne, l'opération Barkhane fait face à une stratégie de contournement par le RVIM en liaison avec l'EIGS. La menace de groupes armés terroristes (GAT) s'étend en direction du sud du Sahel, en particulier au Burkina Faso où nous effectuons régulièrement des missions de réassurance pour permettre aux forces armées de se réinstaller. Parce que cette zone nous est moins accessible, nous devrons adapter nos modes d'action. Cette stratégie malmène les gains militaires obtenus, qui doivent non seulement être consolidés mais aussi se traduire en actions politiques. Il faut évidemment arriver à ce que l'accord de paix et de réconciliation soit appliqué, car les gains militaires que nous obtenons ne serviront à rien s'ils n'aboutissent pas à des accords politiques et à des actions de développement économique et social tangibles.

Mme Nicole Gnesotto me disait tout à l'heure que les Européens qu'elle rencontre font reproche à la France de l'échec répété de ses interventions extérieures depuis trente ans. Je lui ai répondu que nous sommes, hélas, obligés de nous satisfaire de ce que le pire ait été évité, ce qui est une victoire en soi. La difficulté de notre métier tient à ce que nous n'aurons jamais de victoire définitive. Ce qui est en gestation fait que les armées sont engagées dans des crises durables ; parce qu'elles ne détiennent qu'une partie de la solution, elles doivent se contenter d'éviter que le pire advienne et la grande ingratitude de la condition militaire est que l'on ne portera jamais au crédit d'un soldat le fait que le pire ait été évité. Pourtant, vous l'avez évoqué en parlant du brigadier-chef Ronan Pointeau, nos soldats meurent au combat, et il faut bien leur donner des explications pour qu'ils acceptent de risquer leur vie.

Comment, alors, configurer les outils permettant l'approche globale qui est absolument nécessaire ? Il faut, à l'origine, une déclinaison concrète de l'ambition politique, qui permette d'innerver tous les acteurs. Bien que le travail interministériel soit souvent compliqué en France, où il se heurte à une vision verticale, centralisatrice, à des logiques de prérogatives propres et à des organisations cloisonnées, cette déclinaison est décidée au sein du conseil restreint de défense et de sécurité. Ce cénacle, qui fonctionne bien, se réunit toutes les semaines, sinon davantage depuis l'entrée en fonction du Président de la République ; à l'époque du général Georgelin, chef d'état-major des armées entre 2006 et 2010, le conseil de défense se réunissait trois fois par an au plus, pour traiter de sujets qui étaient souvent de nature stratégique – armements nucléaires, investissements, grandes orientations ayant trait à la dissuasion nucléaire. Les conseils de défense stratégique demeurent mais, depuis que le président Hollande en a décidé ainsi après les attentats, le conseil restreint de défense se réunit selon un rythme hebdomadaire.

Je puis témoigner de l'efficacité objective de cet outil, qui permet au Président de la République d'être parfaitement informé, en présence du Premier ministre et des principaux ministres concernés par ces affaires. On y débat beaucoup et s'y forge l'ambition politique qui définit l'approche globale et aussi les stratégies régionales. J'en donnerai pour exemples la stratégie régionale lancée en 2009 par l'équipe de M. Pierre Lellouche, alors représentant de la France pour l'Afghanistan et le Pakistan, ou encore le plan d'action pour le Maghreb de 2014. Différentes task forces interministérielles ad hoc ont ainsi été créées. On peut se demander s'il ne serait pas préférable de créer une instance de réflexion stratégique constante mais je ne pense pas que ce soit nécessaire aujourd'hui. D'une part, la vision stratégique globale française est définie Livre blanc après Livre blanc, et la dernière revue stratégique fixe un cadre qui permet l'approche globale indispensable. D'autre part, le conseil de défense se réunissant chaque semaine, il faut nourrir son ordre du jour, si bien que les stratégies déjà validées sont revues et représentées au Président de la République deux ou trois fois par an. Il en va notamment ainsi de la stratégie pour le Sahel, qui sera réactualisée sous peu.

Évidemment, les task forces n'ont pas le pouvoir décisionnel, qui reste au Président de la République. Mais l'existence du noyau central qu'est le conseil de défense restreint et le fait qu'il se réunisse chaque semaine et qu'il revienne sur les mêmes sujets de façon récurrente pour mesurer les progrès réalisés et les inflexions stratégiques nécessaires, sont de bons moyens de garantir le départ d'une approche globale.

Il faut se méfier du temps court politique. C'est une de mes responsabilités, et c'est une des difficultés auxquelles nous sommes confrontés en raison de la pression qu'exerce l'opinion publique. Il est facile de dire tous les six mois, en commentant une crise qui se déroulera sur dix à vingt ans, que l'on s'enlise, et il peut être tentant de vouloir changer son fusil d'épaule, y compris au sein du conseil de défense restreint. C'est la responsabilité du politique de mesurer la gravité de la crise et celle des experts, dont je suis, de mettre les choses en perspective et de montrer qu'il faut du temps pour obtenir de vrais résultats. On ne peut imaginer que des crises qui, comme celle qui secoue le Sahel, trouvent aussi leur source dans des événements anciens, aient une solution rapide. J'ai évoqué la période de la colonisation : on ne peut évidemment comprendre la crise qui se déroule au Mali et alentours si l'on ne comprend pas la manière dont la région a été colonisée puis décolonisée.

J'ai eu l'occasion d'expliquer à mes amis américains que lorsque nous avons colonisé l'Afrique de l'Ouest, nous l'avons fait depuis la mer vers l'intérieur des terres, découpant ainsi en tranches, à partir de la côte, un peuplement et des ethnies antérieurement installés. En taillant des États comme le Togo, le Ghana, et même le Mali et le Niger, nous avons évidemment suscité des difficultés structurelles : la création d'États nations allait se heurter au mille-feuilles ethnique issu du mode de colonisation. Le passé explique donc aussi les centaines de morts que provoquent les crises que nous connaissons, et notamment les confrontations intracommunautaires comme entre Peuls et Dogons aujourd'hui. Pour avoir une vision plus exacte de ce qui se passe, j'ai demandé, sans avoir encore le résultat de cette recherche, que l'on étudie quels étaient les affrontements intra-communautaires il y a dix, cinquante, soixante-dix ans ; nous n'en savons rien, et nous concentrer sur l'actualité peut aussi avoir pour effet de nous aveugler. Je ne doute pas que la situation se dégrade et je le déplore, mais je voudrais savoir dans quelle mesure et de quelle manière cette dégradation s'est effectivement accomplie depuis les années 50, car nous devons avoir la perception du temps long pour appréhender correctement les raisons des évolutions actuelles, déterminer ce qui relève de l'action de l'EIGS ou du RVIM, de l'action de groupes terroristes qui tentent réellement d'atteindre un objectif, et ce qui relève d'une confrontation ancienne qui est peut-être en train d'exploser – ou peut-être pas… Sans une analyse historique fine de ces confrontations et de ces crises, on est incapable de les traiter convenablement.

J'en viens à l'opération Barkhane, qui illustre l'approche française, globale et dynamique. Dans un premier temps, face à l'offensive de groupes terroristes vers Bamako, une intervention militaire est décidée dans l'urgence, en conseil restreint. Une fois l'ennemi déstructuré, la stratégie évolue pour éradiquer la menace résiduelle, plus diffuse, et pour rétablir les conditions de la stabilisation et de la reconstruction. Cette stratégie globale est reprise dans la Revue Sahel qui définit les trois piliers de l'action : le pilier politico-diplomatique, le pilier militaire et le pilier de développement économique et social. Ensuite, des interactions politico-militaires sont coordonnées, à l'échelon national et à l'échelon international, pour atteindre les objectifs de la sortie de crise : création de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) et du G5 Sahel, recherche de synergies et opérations européennes telles que l'EUTM Mali. Tout cela se construit progressivement ; il ne faut pas imaginer que l'approche globale se réalise de manière scientifique, cela ne se peut pas. Pour prendre en compte l'ensemble des risques d'évolution de la crise, il faut avoir au départ la vision la plus globale possible, réunir pour cela le plus d'acteurs possible autour d'une table et, parce que nous ne pouvons tout anticiper, être capables de faire évoluer rapidement structures et approches.

Étant donné l'évolution de la crise au Sahel, nous avons évidemment recherché une implication plus marquée de l'Union européenne par le biais du G5 Sahel. Aujourd'hui, on fait les choses dans l'autre sens. Depuis dix-huit mois, nous avons progressé dans le séquençage de l'action de développement avec l'action militaire. Mon prédécesseur avait engagé une politique de coopération étroite avec l'AFD, que j'ai poursuivie avec M. Rémy Rioux, son directeur général. Nous avons ainsi défini des projets de moyen terme ou de court terme dans lesquels l'AFD s'implique directement, et coordonné par ailleurs ses projets de développement de temps long avec la vision que nous avons de l'évolution d'une crise. Cette nouveauté nous a conduit à installer il y a près d'un an un « chargé de mission développement » issu de l'AFD auprès du général commandant la force Barkhane ; les bénéfices de ce couplage apparaissent déjà.

L'approche globale suppose aussi l'intervention d'acteurs internationaux, et d'abord de l'ONU. On sait les limites des opérations de maintien de la paix multidimensionnelles : elles connaissent des impératifs de tous ordres, supposent beaucoup de consultations entre de très nombreux acteurs internationaux, souffrent des effets d'une chaîne décisionnelle dont la complexité entrave l'efficacité, et les contributions des États membres sont extrêmement hétérogènes. Pour autant, s'il est une organisation dont la vision est systématiquement globale, c'est l'ONU, et nous ne devons pas trop rapidement balayer ses interventions. Il y a eu sinon une mode du moins une tendance dans les armées, française et étrangères, et dans notre chaîne décisionnelle politique et diplomatique, à considérer que les opérations de l'ONU étaient peu efficaces ; or, comme la langue d'Ésope, elles sont aussi la meilleure des choses. Je suis d'avis que nous devons absolument penser « ONU » quand nous élaborons des interventions, et que nous devons la défendre. Non seulement les interventions de l'ONU sont extrêmement utiles au Sahel, où la MINUSMA mène une action très efficace, complémentaire de celle de la force Barkhane, mais, de manière générale, l'ONU a une approche globale indispensable, et je me bats pour revaloriser l'image de l'Organisation.

Et puis, ne nous faisons pas d'illusions : l'efficacité ou l'inefficacité des interventions qu'elle conduit par ailleurs tient à la composition des forces dont elle dispose. Mon souvenir de mon passage à Sarajevo, en 1995, est que le contingent français sur place, par sa réactivité et par sa combativité a permis, sans contrevenir aux règles du droit international, de renverser une situation qui paraissait pourtant impossible à renverser – et ceux qui ont accompli cela l'ont fait avec un casque bleu sur la tête et selon les règles d'engagement de l'ONU. C'est dire que si vous avez mis en place les moyens d'appui qui vous permettraient de conduire une véritable opération de force, vous pouvez concilier action onusienne et action vigoureuse. Cela a eu un impact extrêmement important, et il faut ne jamais écarter l'ONU, qui est le point de départ de l'approche globale.

L'Union européenne est évidemment aussi un acteur majeur de l'approche globale. Le Service européen des affaires extérieures (SEAE) a été construit à cette fin. Même s'il doit évoluer, il est capable de mettre en oeuvre des instruments économiques et structurels complémentaires de l'action militaire, ce qui est indispensable sur le plan opérationnel. L'état-major de l'Union européenne va évoluer, tout comme le SEAE. Je ne parle pas de ce qui est fait en matière de défense mais de la cellule militaire de planification et de conduite des opérations créée en 2017 au sein de l'état-major de l'Union européenne. Sa mission actuelle, qui est de conduire les opérations non exécutives non combattantes, devrait être étendue demain aux opérations combattantes. Différents outils européens existent, que nous devons utiliser de manière coordonnée. L'approche globale s'alimente d'autres initiatives, telle l'Initiative européenne d'intervention (IEI) qui vise la définition d'une vision stratégique commune européenne, autonome des Américains. Cette IEI n'est pas une structure d'intervention mais une structure de partage, d'appréciation de situation, d'évolution doctrinale et de construction d'une stratégie commune. Cet outil efficace a déjà produit des résultats tangibles. J'en mentionnerai un, sans le lier directement à l'Initiative européenne d'intervention : nous préparons la constitution d'un groupement tactique international de forces spéciales qui pourra être engagé au Sahel, sous l'autorité de la force Barkhane, pour accompagner les forces armées maliennes. Et quand la force Barkhane devra laisser la main dans la région du Liptako, le Partenariat pour la paix et la stabilité au Sahel sera aussi l'un des moyens de l'approche globale, l'un des outils mis en oeuvre pour la partie militaire. J'espère que cela nous permettra de créer des structures de partage de l'appréciation de situation et du renseignement militaire avec l'ensemble des partenaires de la zone : pays de l'Ouest africain, Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), partenaires européens qui s'engagent auprès de ces pays pour les aider à reconstruire leur armée, Américains aussi. Nous travaillons dans diverses structures et par différentes initiatives à réussir l'approche globale, en faisant notre part militaire et en incitant nos partenaires européens à agir avec nous.

Je le redis : alors que les conflits se diversifient et deviennent toujours plus complexes, une approche globale est indispensable. La multiplication des crises, qui m'inquiète, n'ira pas en s'apaisant. La loi de programmation militaire comble, par un effort très important, les carences capacitaires des armées auxquelles nous avons consenti précédemment. L'armée sera par ailleurs sur la voie du renouvellement de ses principaux équipements. Pour autant, elle demeurera, en volume, une armée de gestion de crise, pas une armée de temps de guerre, non plus sans doute qu'une armée capable de faire face à ces crises complexes, simultanées, de types différents et qui se multiplient.

Je vous donnerai un seul exemple : nous sommes déjà à la limite de nos capacités d'action maritime avec les frégates de premier rang. Je suis dans l'obligation d'en engager une en permanence dans le Golfe arabo-persique ; une autre dans le canal de Syrie pour surveiller que la ligne rouge – l'emploi d'armes chimiques par Bachar Al-Assad – fixée par le Président de la République ne soit pas franchie ; une autre pour les actions de « contestation de la contestation » de la liberté de circulation dans les espaces maritimes que nous impose la Chine en mer de Chine du Sud ; une encore pour protéger nos sous-marins nucléaires lanceurs d'engins de l'espionnage des Russes lorsqu'ils quittent Brest ; enfin, j'ai besoin de frégates de premier rang pour surveiller le bastion russe et les mouvements des sous-marins qui partent de la presqu'île de Kola pour s'engager dans l'Atlantique Nord. En bref, je n'ai déjà pas assez de frégates de premier rang pour faire face à toutes ces sollicitations – et ce alors qu'aucun de vous ne considère que nous sommes en guerre. Demeure en suspens la question de la masse, qui ne pourra être résolue que de deux manières : soit nous devrons prendre en considération la nécessité d'augmenter ces capacités militaires en nombre, soit nous aurons l'obligation, et j'espère que nous y parviendrons, de mettre les moyens militaires des États membres de l'Union européenne en commun pour des actions qui concernent la sécurité et la prospérité de l'Europe entière.

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