Plusieurs d'entre vous ont évoqué les conséquences du Brexit sur la défense de l'Europe. Il est vrai que les Britanniques sont, avec les Allemands, nos principaux partenaires au sein du groupe dit « E3 », nos trois pays représentant 62 % des dépenses militaires de l'Union européenne. Nous y trouvions notre compte : cette configuration permettait aux Français d'avoir un partenaire très opérationnel, le Royaume-Uni, tout en ayant un équilibre avec un partenaire très puissant industriellement, l'Allemagne. Le départ des Britanniques n'est pas une bonne chose pour eux, même si l'initiative One MBDA demeure, qui doit permettre de continuer à faire des projets en coopération intéressants. Ce départ nous laisse seuls face aux Allemands dans tout ce qui est coopération industrielle et militaire. Je serai franc : la coopération avec l'Allemagne est compliquée sur le plan opérationnel. Vous avez évoqué le mode décisionnel allemand, la place faite au Bundestag, la sorte de paralysie dans laquelle se trouve l'exécutif allemand quand il s'agit de décider d'un engagement. La coopération industrielle l'est également, parce que les Allemands pensent tout en termes de préservation de leur capacité industrielle. Par ailleurs, j'ai découvert que le système germanique de prise de décision est plus cloisonné que le nôtre, avec une très grande difficulté à mettre d'accord entre eux les directeurs d'administrations centrales et les représentants des ministères.
Nous sommes donc dans une situation compliquée pour les deux projets majeurs structurants de coopération en matière d'armement qui nous lient à l'Allemagne. Il s'agit en premier lieu du système de combat aérien futur (SCAF), absolument central, qui réunit des industriels importants – Airbus, Thales, Dassault et Safran, dont les relations avec le motoriste MTU sont difficiles –, un programme d'autant plus compliqué que les Espagnols vont y être associés. Le SCAF est un système de systèmes : il intégrera différentes plateformes aux effets variés et complémentaires, qui devront pouvoir communiquer entre elles. La grande avancée technologique, et la supériorité opérationnelle qu'on en attend, c'est la connectivité de toutes ces plateformes. On devrait aboutir, même si cela prendra du temps alors que nous devrions pouvoir produire des premières capacités opérationnelles à l'horizon 2038, c'est-à-dire demain matin. Je suis un peu plus inquiet au sujet de la coopération concernant le char de combat du futur, projet franco-allemand qui avance trop lentement. Je précise qu'après le traité d'Aix-la-Chapelle, nous avons réussi à nous entendre sur des règles communes d'exportation d'armement essentielles pour permettre cette coopération. L'accord auquel nous sommes parvenus est satisfaisant ; il nous permettra une certaine liberté et une certaine autonomie dans ces exportations.
Sur le plan industriel, les projets que nous avions avec le Royaume-Uni sont au ralenti. Nous avons conservé des briques technologiques destinées à construire des systèmes futurs de drones ; malheureusement, les difficultés budgétaires dans lesquelles se trouvait le Royaume-Uni ont fait qu'ils ont arrêté ce projet. Aujourd'hui restent, en matière de coopération d'industrie de défense des systèmes de guerre des mines ou des systèmes de missile naval qui, même si on ne les a pas abandonnés, sont peu avancés, et une coopération toujours efficace en matière nucléaire.
Autant nous n'avons pas d'autre choix que d'avancer en matière de coopération industrielle et technologique de défense avec l'Allemagne, autant nous devons absolument préserver notre coopération opérationnelle avec le Royaume-Uni qui est « l'autre armée » ayant la même culture d'intervention que la nôtre et la même conception d'ancienne puissance coloniale consistant à ne pas se laver les mains de ce qui se passe ailleurs que sur son seul territoire. Nous avons construit depuis les accords de Lancaster House une coopération militaire extrêmement précieuse qui doit être opérationnelle. Je fais tout pour que nous conservions cette capacité à coopérer sur le plan militaire ; le chef d'état-major des armées britannique y est également très attaché. Vous savez que les Britanniques ont engagé auprès de nous des Chinook indispensables à notre action au Sahel et qu'ils vont renouveler cet engagement. Mais il s'agit pour eux d'une question existentielle : en réalité, ils ne peuvent pas se passer de la coopération militaire opérationnelle avec la France, et j'ai donc bon espoir que nous trouverons les moyens de prolonger notre coopération opérationnelle. Je sens très bien que les militaires britanniques souhaitent absolument que le Royaume-Uni reste dans un ménage franco-britannique. Ce ménage est objectivement déséquilibré, mais je suis prêt à accepter de jouer le jeu si cela permet de les accrocher à nos engagements, parce qu'il est important de les avoir avec nous.
Je l'ai dit, nous ne pouvons faire l'économie de l'indispensable coopération avec l'Allemagne sur le plan industriel des technologies de défense, mais elle est plus compliquée sur le plan opérationnel, sans que nous soyons paralysés pour autant. Former un escadron de transport tactique commun, c'est être dans la même situation que quand on crée la brigade franco-allemande : rien ne nous interdit d'engager les avions français de cet escadron comme nous souhaitons le faire dans nos propres opérations. Quand on engage la brigade franco-allemande dans le Sahel, on engage en réalité les régiments français de cette brigade dans l'opération Barkhane et des officiers de l'état-major allemand de la même brigade à la MINUSMA et dans la mission EUTM. Ils sont ensemble, sur le même théâtre, mais ils ne font pas du tout le même métier et les Allemands continuent de ne pas exposer leurs hommes à un engagement direct. Il n'y a pas de raison que l'on ne parvienne plus à faire ce que l'on fait maintenant. Je n'imagine pas une coopération d'engagement commun avec les Allemands dans des combats durs à un horizon prévisible. En revanche, construire une unité organique franco-allemande qui nous permette de réaliser des économies en partageant les frais d'infrastructures, de préparation opérationnelle et de maintien en conditions opérationnelles – notamment le coût des simulateurs de vol –, voilà qui est tout bénéfice pour la France. Cela ne nous gêne en rien, et si nous pouvons multiplier ces types de coopération avec les Allemands, il faut le faire.
En résumé, le départ du Royaume-Uni de l'Union européenne nous laisse dans un face-à-face avec l'Allemagne, avec laquelle nous n'avons d'autre choix que de coopérer sur le plan industriel, et nous n'avons pas d'autre choix non plus que de poursuivre une coopération avec les Britanniques dans nos engagements opérationnels. La question de fond sera de définir la place à donner aux Britanniques dans un nouvel accord à conclure avec les Européens. Il faudra déterminer en particulier s'ils pourront continuer de participer à la coopération structurée permanente. En effet, cet outil prévoit des échanges en certains domaines de recherche qui déboucheront sur des projets d'armement qui bénéficieront du Fonds européen de défense ; laissera-t-on le Royaume-Uni avoir accès à un fonds que, n'étant plus membre de l'Union, il n'abondera pas ? Peut-être faut-il trouver un moyen de faire participer les Britanniques à ce fonds, mais leur ouvrir cette possibilité sans avoir obtenu une compensation sérieuse, c'est l'ouvrir aussi aux États-Unis, dont c'est la revendication permanente. Or, il ne saurait être question que le marché européen serve de cette manière de vase d'expansion à l'industrie américaine de l'armement, surtout par le biais de fonds tels que le Fonds européen de défense. Nous devrons trouver une réponse à cette question délicate et, pour le reste, inventer le moyen d'associer les Britanniques à une sorte de « conseil de sécurité européen » qui serait une excroissance de l'Union européenne ; j'y travaillerai, car je tiens absolument à la proximité avec les Britanniques, que j'estime être une nécessité fondamentale.
L'attaque d'Aramco provoque un traumatisme profond dans tous les États du Golfe. Je suis allé récemment au Levant. J'ai été frappé par la réaction des Irakiens comme je l'ai été par celle des Saoudiens, des Émiriens et des dirigeants de l'ensemble des pays de la zone, dont le sol s'effondre sous les pieds car les États-Unis ne réagissent pas. Tous les pays de la zone, Arabie saoudite en tête, cherchent des alliances alternatives parce que leur grand allié ne leur paraît pas suffisamment fiable. Il n'y a pas eu de réponse aux premières attaques sur les pétroliers ; il n'y a pas eu de réponse à la destruction du drone américain qui survolait le détroit d'Ormuz et les côtes iraniennes ; il n'y a pas eu de réponse à l'attaque d'Aramco… Ces pays se demandent jusqu'où les choses iront sans provoquer de réponse.
L'absence de réaction des États-Unis change fondamentalement la donne. Cela tient bien sûr à la personnalité du président Trump, mais c'est une tendance ancienne, vous le savez, dans une administration américaine qui a désormais pour priorité constante la confrontation avec la Chine. Cette constante les conduit à dire aux Européens de se prendre en charge et d'assumer leurs responsabilités et leur sécurité – mais aussi, comme ils ne sont pas à une contradiction près, à dire aux Européens que l'on va les laisser se débrouiller seuls mais pas tout à fait seuls, et qu'ils doivent quand même continuer d'acheter les armes américaines. L'ordre du monde, tel que nous le prenons en compte dans notre vision stratégique, va se réorganiser autour du Pacifique dans une confrontation majeure. Cela doit nous conduire, nous, Européens – et les Français doivent prendre une part importante dans cette réflexion – à repenser notre positionnement. Nous ne pouvons pas abandonner le camp occidental. Le système européen est fondé sur des valeurs de droit et de démocratie, et la solidarité avec les États-Unis est extrêmement importante. Pour autant, nous ne pouvons, par exemple, laisser sans réagir les Chinois s'allier aux Russes – ce qui se produira demain quand ils se trouveront de plus en plus confrontés aux Américains. L'évolution en cours ne cesse de s'accélérer, mais elle traduit une tendance de fond dont nous savions qu'elle était à l'oeuvre depuis de nombreuses années.
J'en viens au G5 Sahel. J'observe en préambule, comme madame la présidente l'a fait avant moi, que les Européens n'ont pas encore été capables de créer un G5 européen. D'autre part, il ne faut pas attribuer à la force conjointe du G5 Sahel des responsabilités outrepassant ce pour quoi elle a été faite. La création de cette force est née du constat que la crise est transnationale et transfrontalière – un constat que les chefs d'État ou de gouvernement des États concernés n'admettent pas. Chacun, quand je m'entretiens avec lui, juge que le manque de stabilité et de sécurité provient de chez ses voisins, qui seraient coupables de ne pas savoir contenir les débordements. La vision transnationale et sahélienne de cette crise est une vision française, vision justifiée par les raisons que j'évoquais tout à l'heure. La construction coloniale s'est faite en tranchant dans le mille-feuilles des ethnies réparties dans tous ces États. Il y a donc un effet naturel de contagion, et madame la présidente a évoqué les conflits inter-ethniques sous-jacents dans des confrontations entre éleveurs et cultivateurs, entre Peuls et Dogons, etc. Bien que les États considérés ne reconnaissent pas le caractère transnational de ces crises et que nous éprouvions le plus grand mal à leur faire comprendre qu'ils doivent être solidaires face à une menace commune, nous avons réussi à obtenir qu'ils créent une force conjointe du G5 Sahel, dont la fonction est d'agir sur les frontières, et uniquement sur les frontières.
Il ne faut pas imaginer une alliance du type de l'OTAN : la force conjointe G5 Sahel est une création originale, avec un quartier général à Bamako et des états-majors par secteur, chaque secteur étant constitué d'une zone de cinquante kilomètres de part et d'autre de la frontière entre la Mauritanie et le Mali d'une part, le Mali, le Burkina Faso et le Niger d'autre part, le Niger et le Tchad enfin. Dans ces zones parfaitement délimitées, chaque État doit engager un bataillon qui a un droit de poursuite dans la zone des cinquante kilomètres au-delà de la frontière de l'État voisin ; un général et son état-major sont, dans chaque secteur, chargés de coordonner ces actions transfrontalières. Ce que l'on attend de la force conjointe G5 Sahel ainsi conçue n'est pas facile à réaliser mais répond précisément à l'aspect global et transfrontalier de cette crise. C'est un bon outil, bien pensé, mais ne demandons pas à cette force de faire plus que ce qu'elle doit faire, et soyons conscients de ce pourquoi elle a été construite après une gestation compliquée. Très rapidement, elle a été présentée comme l'outil de résolution de la crise, or elle n'a jamais été conçue pour cela : ce n'est évidemment pas la force conjointe du G5 Sahel qui résoudra la crise à elle seule, ce n'est qu'une brique supplémentaire dans un ensemble. Elle a été utilisée comme un objet politique, d'abord pour dire : « On a enfin trouvé la solution géniale », ensuite pour attirer des fonds européens permettant de construire ces armées et de les renforcer.
La difficulté tient à ce que la force conjointe est, particulièrement au Mali, composée de bataillons maliens qui, placés sous les ordres d'un général nigérien, sont de ce fait détournés de leur propre armée ; le chef d'état-major des armées et le ministre maliens se plaignent que ces deux bataillons se consacrent à d'autres opérations que celles qu'ils peuvent commander au titre national. Nous travaillons avec eux pour leur dire que nous allons arranger cela. Par ailleurs, la situation au Mali et au Burkina Faso est catastrophique. Ces deux pays, confrontés à une guerre dure sur leur territoire, ont une armée en cours de construction et qui ne peut cependant pas se régénérer parce que, en temps de guerre, on ne prend pas le temps de former les gens et de les entraîner. Au Mali, cette armée est d'autre part gangrenée par la corruption et, en dépit des sommes importantes d'argent données, les militaires ne sont pas équipés convenablement.
Nous travaillons malgré tout à faire progresser la force conjointe du G5 Sahel, en expliquant aux pays de la zone qu'ils ont tout intérêt à garder cet outil qui permet d'attirer des fonds européens, par un système créé par les Européens, qui passe par Expertise France et qui permet aujourd'hui de commencer à équiper ces bataillons. Je le redis, n'attendons pas de la force conjointe G5 Sahel plus que ce qu'elle est capable de donner. La difficulté réelle est de faire admettre à nos alliés et à nos partenaires qu'il s'agit bel et bien d'une crise transfrontalière, afin qu'ils cessent de s'en tenir à l'idée que leur voisin ne fait pas ce qu'il doit et qu'ils envisagent le problème ensemble.