Intervention de Général François Lecointre

Réunion du mercredi 6 novembre 2019 à 16h40
Commission des affaires étrangères

Général François Lecointre :

On pourrait élargir le G5 Sahel, alliance politique. En revanche, je ne vois pas l'intérêt d'étendre la force conjointe au Sénégal, sauf à démontrer qu'un problème transfrontalier doit aussi être réglé à ses frontières. Sans doute la problématique se posera-t-elle avec la Côte d'Ivoire.

Il a été question de l'évolution de « la province d'Afrique occidentale » de l'État islamique. Mais il faut déterminer si les attaques sont le fait d'un mouvement terroriste qui a réussi à étendre son influence ou s'il s'agit d'une « franchise » terroriste exploitée par des mouvements de guérilla ou des seigneurs de la guerre qui ont toujours existé et qui prospèrent à mesure que les États s'effondrent. Quand il n'y a plus d'État, les villages créent des milices d'autoprotection, ce qui ajoute de la violence à la violence, renforce les risques de représailles et accroît les tensions inter-ethniques. La réalité n'est pas simplement que l'État islamique est au Sahara ou dans l'Ouest africain.

Je pense avoir répondu aux questions portant sur les coopérations internationales nécessaires. Pour ce qui est en particulier de la base d'Évreux, je ne vois aucun inconvénient à la coopération avec les Allemands dans les conditions dites, puisque cela permet la mutualisation des frais relatifs au maintien des infrastructures en condition opérationnelle.

Dissuasion nucléaire et préparation à la guerre classique sont toutes deux indispensables. La dissuasion nucléaire ne nous exonère pas de faire l'effort d'avoir une armée classique, précisément parce que si nous n'avions plus d'armée classique capable d'être engagée dans des conflits classiques de moyenne ou de forte intensité, nous serions obligés de recourir immédiatement à l'arme nucléaire, avec la difficulté que nous aurions à le faire, le principe de la dissuasion étant de ne pas utiliser l'arme nucléaire. Outre que la possession de l'arme nucléaire est utile à la France dans le domaine de la recherche fondamentale et qu'elle a permis de grands progrès dans le domaine spatial, cela tire les armées françaises vers le haut. La meilleure réponse que je peux apporter aux parlementaires ou aux politiques qui me disent : « Mais à quoi sert le nucléaire, que de toute façon vous n'employez pas ? », c'est que l'arme doit être prête à l'emploi le jour J, que cela sert à s'entraîner, et qu'une armée qui n'est pas engagée est néanmoins une armée qui sert. Les gens considèrent-ils que si l'armée n'est pas employée quotidiennement, elle ne sert à rien ? Non ! Elle s'entraîne pour être à la pointe des capacités technologiques, tactiques, d'engagement et de manoeuvre dans le combat. Cela suffit à être dissuasif, pas seulement avec le nucléaire mais aussi avec des forces d'engagement classiques, et cela nous rend crédibles vis-à-vis de nos principaux partenaires. La dissuasion nucléaire, par ce qu'elle nous apporte en systèmes de transmission, de recalage spatial, de lutte anti-sous-marine, en capacité à conduire un raid aérien dans la profondeur, est un formidable outil qui permet aux armées françaises d'être à la pointe des armées européennes et mondiales. Le raid Hamilton que nous avons conduit en Syrie a été une parfaite démonstration de la capacité de l'armée française, due à ce que nos forces aériennes stratégiques conduisent en permanence des entraînements à ce type de raids.

L'État islamique, qui fait beaucoup de communication, a tout intérêt à dire qu'il est capable de conduire des actions loin de ses bases, qu'il est en train de se reconstituer dans la clandestinité au Levant et que, organisation puissante, il est capable d'agir à travers le monde et en particulier en Afrique. Comme je l'ai indiqué dans une interview donnée au journal Le Monde le 12 juillet dernier, je ne considère pas que le nombre de djihadistes tués soit un indicateur de réussite des opérations militaires, ce pourquoi je n'en dis jamais rien. Tout ce que je pense de la nécessité d'une approche globale est le contraire de l'idée qu'on peut obtenir une victoire en tuant les gens. L'éradication est une vision américaine des choses : vous ne m'entendrez jamais dire que nous devons « éradiquer le terrorisme », cela n'a pas de sens. L'acte fondateur de l'Amérique, qui explique que cet État soit aussi violent, c'est la guerre de Sécession, la marche des colonnes de Sherman détruisant la Géorgie et la civilisation sudiste esclavagiste. C'est la guerre du bien contre le mal, une guerre idéologique, et cette vision demeure. Je suis désolé que certains parmi nous soient parfois tentés par cette approche, selon laquelle on commence par détruire l'ennemi et on voit ensuite comment parvenir à la paix. Raymond Aron le disait, la France a toujours eu en ces matières une inspiration beaucoup plus clausewitzienne : la guerre n'étant que « la continuation de la politique par d'autres moyens », elle doit toujours être subordonnée à un objectif politique. C'est le principe indispensable de « l'effet majeur ». Le génie français subordonne toute action militaire tactique à un objectif stratégique, politique. Nous voilà revenus à l'approche globale, qui doit être appliquée à l'ensemble de la gestion d'un conflit, en entraînant avec nous les autres acteurs de la crise, qu'il s'agisse du secteur du développement ou de la gouvernance de l'économie. Oui, il y aura toujours un djihadiste pour en remplacer un autre. Aussi, de manière complémentaire à l'action conduite par la force Barkhane, nous désorganisons l'ennemi en frappant ses chefs.

Quelles difficultés ai-je rencontrées en lançant l'EUTM Mali ? J'ai d'abord constaté le complet délabrement d'une armée malienne qui n'existait plus, détruite qu'elle avait été par les politiques et la corruption, alors qu'elle avait bénéficié de toutes les formes de coopération possibles. Cela rejoint la question de l'aide russe, qui sera forcément acceptée par nos amis africains, ce qui se comprend quand on est dans la situation où ils se trouvent ; mais, de ce fait, les aides ne sont pas coordonnées. Ce que j'ai aussi constaté, au-delà de l'absence d'entraînement et du manque d'effectifs, quand j'ai entrepris la tentative de reconstruction de l'armée malienne, c'est la persistance d'un système qui était celui de l'Ancien régime en France, dans lequel le colonel payait son régiment. On donnait donc au colonel chef de corps la solde de ses hommes. Ce système faisant qu'avec un effectif à 30 % les colonels chef de corps continuaient de percevoir 100 % de la solde, ils n'avaient aucun intérêt à ce que leur troupe soit au complet. Par ailleurs, les parcs de véhicules et d'armement étaient d'une complexité folle, avec un nombre considérable de types de véhicules et des pièces de calibres différents, ce qui complique évidemment le maintien en condition opérationnelle. Cela était dû à ce que tous les dons de tous les pays étaient acceptés ; or, aucun pays ne fait un don qui ne provient pas de sa propre industrie.

Cela dit la difficulté de la coopération européenne, que nous devons impérativement savoir coordonner ; c'est un des efforts accomplis dans le cadre du G5 Sahel et qu'Expertise France organise en équipant les bataillons de façon à peu près uniforme, mais cet effort reste à parachever. Au-delà de la corruption généralisée et de la désorganisation, on a du mal à reconstruire cette armée, parce qu'une armée doit s'entraîner, recruter, envoyer des gens en permission, tout cela pour permettre à ses soldats de conserver la force morale et la confiance en eux qui font qu'ils sont prêts à aller au combat. Le drame de l'armée malienne, c'est que n'ayant plus confiance en elle-même, elle ne combat plus. C'est la très grande difficulté à laquelle nous sommes confrontés. La première chose à faire est de leur redonner confiance en eux-mêmes, mais pour ça il faut les entraîner et leur montrer qu'ils sont bons. Dans son traité Avant-postes de cavalerie légère, le général Antoine Fortuné de Brack expliquait la manière de préparer progressivement un soldat au combat en lui permettant de voir ses camarades plus anciens revenir en vainqueurs valeureux, avant de l'engager dans une escarmouche sans danger, et enfin seulement dans le dur du combat. Ce qui était vrai sous l'Empire aux avant-postes de cavalerie légère l'est toujours.

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