J'aimerais vous parler, ce soir, d'engagement et de renoncement. D'engagement d'abord, car c'est, je crois, ce qui nous unit tous dans cet hémicycle. Au-delà de nos différences politiques et de nos parcours personnels, nous nous sommes toutes et tous soumis au suffrage de nos concitoyens avec un mot d'ordre et un objectif : agir, et mener le débat d'idées non pas pour parlementer entre parlementaires, mais pour qu'il débouche, in fine, sur une action concrète répondant aux besoins de nos concitoyens et à leurs attentes.
Nous sommes députés parce que nous croyons en la force du pouvoir législatif, parce que nous avons, chevillée au corps, la mission qui nous incombe : celle d'assurer et de garantir la protection des droits fondamentaux de nos concitoyens. L'engagement, ce n'est pas se contenter de bons sentiments et de bonnes intentions : c'est se donner les moyens d'agir. Voilà ce qui fait de l'engagement l'antithèse du renoncement.
Il y a bientôt deux ans que j'ai entamé des travaux contre les discours de haine sur internet. Durant cette période, à combien de renoncements ai-je assisté ! Lors des premières auditions menées avec Gil Taieb et Karim Amellal, tous les acteurs interrogés estimaient que notre mission serait vaine et qu'elle se résumerait à un rapport de plus pour caler une armoire. On nous a dit que sans véritable volonté politique nous ne pourrions pas avancer. Cette volonté politique a été exprimée de manière non équivoque par le Président de la République en février dernier. Elle est régulièrement rappelée, avec force et constance, par le secrétaire d'État chargé du numérique, Cédric O.
Et pourtant, que de défaitisme, que de renoncements, que de contradictions dans la bouche de ceux qui ne sont pas animés par la force de notre engagement ! « On ne peut pas », disent-ils, « réguler les géants du numérique – enfin, peut-être le pourrait-on, mais le CSA ne saura pas faire. » « On ne peut rien faire avec une loi française, mais on ne doit pas laisser aux Américains le loisir de contrôler notre liberté d'expression. » « De toute façon, les géants du numérique feront ce qu'ils veulent, parce qu'ils sont hyperpuissants – mais, aussi hyperpuissants soient-ils, ils n'ont pas les moyens d'appliquer une loi française. Et puis il ne faut pas leur donner trop de pouvoir. » « Ne leur fixons pas de sanction trop élevée, même proportionnelle à leur chiffre d'affaires puisque, de toute façon, ils ne la respecteront pas. »
Ainsi en arrive-t-on au texte voté par le Sénat, qui constitue la matérialisation du renoncement. On y lit peut-être une envie de remettre les plateformes sur les rails d'un mouvement collectif, mais, finalement, cette proposition revient à laisser les plateformes au volant d'une voiture de course, avec les clefs, le GPS, le choix de l'itinéraire et celui de la destination à atteindre.
En juillet dernier, c'est avec grande fierté que j'ai vu la présente proposition de loi être votée par une très large majorité d'entre nous : 434 voix se sont élevées pour dire à nos concitoyens que le législateur peut agir sur des outils qui font partie intégrante de leur quotidien et au sein desquels se développent en toute impunité des comportements que nous ne tolérerions pas dans l'espace public. Ce vote résulte du travail que nous avons accompli collectivement, de manière transpartisane, en procédant à de nombreuses auditions, en effectuant des déplacements et en adoptant soixante-dix amendements en commission puis soixante-et-onze en séance publique. Ces amendements furent autant d'enrichissements, de précisions et de réponses aux préoccupations légitimes qui se sont exprimées.
Je vous invite, chers collègues à poursuivre ce travail avec détermination – une détermination que nous devons aux victimes de la haine sur internet et du cyberharcèlement, mais également à nous-mêmes et à notre engagement, en tant que législateurs, pour la protection des plus vulnérables. Nous la devons à toutes celles et ceux qui attendent ce texte en espérant qu'il apporte une réponse à ce fléau qui gangrène notre société et affaiblit notre unité nationale. Le like, le tweet, le retweet, le post, la vidéo, la story haineuse sont souvent les premières étapes d'un continuum de violence en ligne qui conduit aux pires atrocités hors ligne.
Je vous invite à aborder ce texte avec détermination, mais sans obstination. La différence réside, je crois, dans la capacité d'écoute. C'est parce que nous avons entendu les préoccupations légitimes que nous vous proposons aujourd'hui un texte équilibré, reposant sur deux jambes.
La première est l'encadrement judiciaire de l'action des plateformes qui retirent des contenus illicites. Elles disposent de cette prérogative depuis la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, dite LCEN, mais son contrôle reste inopérant. Grâce à l'article 1er de la proposition de loi, nous pourrons dire aux plateformes ce qu'elles doivent retirer, quand et comment, sous le contrôle du juge. Ce dernier ne sanctionnera pas une plateforme se trouvant dans une situation de doute légitime ou ayant entrepris un travail de contextualisation, car l'élément intentionnel du délit ne sera pas caractérisé. Ces précisions ont été apportées en réponse aux observations de la Commission européenne et du Sénat.
La nouvelle rédaction de l'article 1er précise également, s'il en était besoin – peut-être, par cette disposition, la loi bavarde-t-elle, j'en conviens – , que le juge des référés peut toujours être saisi par un internaute pour retirer un contenu ou faire cesser une atteinte à sa liberté d'expression en cas de retrait illégitime. Enfin, nous avons retiré la peine d'emprisonnement prévue pour ce nouveau délit, conçu sur mesure pour les grandes plateformes. Le nouvel article 1er répond ainsi à une demande formulée par de nombreuses instances : réaffirmer la place du juge dans le dispositif.
La seconde jambe du dispositif est la régulation administrative, assurée par le CSA, qui veillera à ce que les plateformes déploient tous les moyens nécessaires pour lutter contre la haine sur internet et se conforment à leurs obligations de moyens humains, de coopération et de transparence. Nous ne pouvons pas continuer de nous appuyer sur le seul bon vouloir des plateformes : il est évident que cela ne fonctionne plus, que l'autorégulation a montré ses limites et que nous devons davantage superviser les choix de ces opérateurs. Tel est l'objet des articles 2 et 3 de la proposition de loi.
Face à la crainte légitime que suscite le fait de confier la modération à des robots, nous avons inséré dans le texte l'obligation, pour les plateformes, de toujours introduire des moyens humains dans la modération de leurs contenus. Face à la crainte d'une surcensure par facilité, nous avons prévu la possibilité pour le CSA de sanctionner des comportements de retraits excessifs, afin de protéger notre liberté d'expression. Face à la préoccupation exprimée quant à la viralité de ces contenus, nous avons maintenu la proposition du Sénat qui vise à encourager les plateformes à limiter cette viralité autant que nécessaire.
Mais la lutte contre la haine sur internet ne se limite pas à la responsabilisation des plateformes. Elle concerne avant tout les auteurs de ces contenus, qui sont des délinquants et seront dorénavant mieux poursuivis, grâce à un nouveau parquet numérique spécialisé, qui pourra être saisi grâce à un nouveau système de plainte en ligne. Elle s'étend également aux professionnels de la haine, qui publient des sites entiers à caractère haineux, qu'ils rouvrent systématiquement avec une nouvelle extension après chaque décision de justice – d'où le nouveau dispositif de lutte contre les sites miroirs que nous proposons à l'article 6. Elle englobe enfin ceux qui financent des discours de haine en publiant leurs publicités sur des sites peu recommandables. Notre collègue Éric Bothorel avait engagé ce débat en première lecture, et nous le poursuivrons ce soir.
Nous nous attaquons ainsi au problème de la haine en ligne sous tous les angles et le traitons à la racine, par des mesures d'éducation et de prévention, et par la création d'un observatoire de la haine en ligne pour mieux appréhender ce phénomène.
Tels sont les contours de ce texte ambitieux, en faveur duquel je vous invite à voter. Il est aux antipodes du renoncement et constitue l'affirmation d'une conviction forte : celle que plus personne, en 2020, en France, ne doit avoir peur de s'exprimer sur les réseaux sociaux ou sur internet, de peur de subir un torrent de haine – torrent de haine dont nos concitoyens sont la cible non pas en raison de ce qu'ils disent ou de ce qu'ils pensent, mais tout bonnement parce qu'une minorité virulente ne supporte pas ce que ces personnes sont, dans leur être et dans leur chair.
Anéantir le pouvoir de nuisance des « haters » et permettre chacun de s'exprimer dans le respect de la dignité humaine : voilà ce qu'est protéger la liberté d'expression. Voilà ce que je vous engage à faire ce soir.