En 2017, interrogée sur la radio France Inter, la ministre Nicole Belloubet avait jugé que le terme #balancetonporc, « très violent », avait néanmoins « incité à libérer la parole ». Au-delà de son caractère complètement à côté de la plaque dans la caractérisation du mouvement #balancetonporc, cet avis émis par la garde des sceaux n'avait alors eu aucune véritable influence sur la question des censures de propos dits haineux sur internet.
Ce petit bout de phrase pourrait sembler anodin, mais il ne l'est pas. Il ne le sera plus, en tout cas, si vous décidez de voter définitivement ce texte et qu'il entre en vigueur. En effet, si cette proposition de loi était votée, on pourrait se demander sérieusement si la caractérisation du mouvement #balancetonporc par la garde des sceaux – mais également par de nombreux autres commentateurs et commentatrices politiquement hostiles au mouvement – pourrait faire tomber cette expression sous le coup des provocations « à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap », auxquelles le texte fait référence. Les plateformes pourraient alors – et même devraient – la déréférencer et la retirer des conversations en ligne, niant ainsi à des personnes victimes de violences sexuelles et sexistes la possibilité de s'exprimer et de mener un combat nécessaire en la matière.
Aujourd'hui, personne dans nos rangs ne peut, honnêtement, apporter une réponse catégorique à ce questionnement, qui est réel, car ce texte comporte de nombreux risques et effet pervers. En effet, il ne remet pas seulement en cause la liberté d'expression, mais aussi, comme je l'ai dit, la possibilité pour les personnes victimes de sexismes, de racisme et d'homophobie de développer leurs propres mots et leurs propres discours pour contrer les violences dont elles sont victimes et pour y résister. Cet exemple, parmi tant d'autres, devrait vous inciter, chers collègues, à réfléchir à deux fois avant de voter ce texte et à considérer plutôt la possibilité de voter notre motion de rejet.
Malgré les bonnes intentions portées par ses auteurs, dont nous ne remettons pas en cause la sincérité, cette loi est malvenue. Pire : elle desservira la cause qu'elle prétend servir. De ce constat, nous ne tirons aucune satisfaction car, en matière de lutte contre les oppressions et les discriminations, il y a largement matière à améliorer et renforcer, non seulement la loi, mais aussi et surtout les politiques publiques mises en oeuvre – ou, plutôt, celles qui ne le sont pas assez – pour faire reculer ces pratiques. Or, dans ce texte, il n'est pas question de renforcer la loi, ou du moins l'intention passe-t-elle à côté de l'objectif. Il n'y est pas non plus vraiment question de renforcer les politiques publiques ni de mettre les moyens nécessaires pour en garantir l'effectivité.
Le principal problème de cette proposition de loi est qu'elle dessaisit la justice au profit du privé. Ainsi, l'article 1er, rétabli lors des débats de deuxième lecture en commission, oblige les plateformes à juger en première instance des limites de la liberté d'expression sur internet. Cela donnera un pouvoir de régulation de la parole aux géants du numériques tels que Google, Facebook ou Twitter et, a contrario, écrasera les petites plateformes qui ne pourront répondre aux exigences de la loi, avec pour résultat le renforcement de la concentration, déjà trop grande, de l'expression publique sur internet au profit des plateformes gérées et contrôlées par les GAFA – Google, Apple, Facebook, Amazon – , qui auront le pouvoir de déterminer qui a le droit et la possibilité de s'exprimer, qui y a accès et en quels termes on peut le faire. Or il est aujourd'hui démontré que les biais idéologiques de la modération sur les grandes plateformes, notamment sur Facebook, ont déjà porté atteinte à de nombreuses reprises à cette liberté d'expression. En 2017, des membres du mouvement Black lives matter ont ainsi souligné le caractère discriminant de cette modération qui conduisait à laisser proliférer des menaces à leur encontre tout en censurant leurs messages dénonçant des propos, actes ou politiques racistes.
Cette proposition de loi confère donc à ces grandes plateformes monopolistiques une capacité de contrôler la viralité et la nature des discours qui pourront être diffusés librement et de déterminer quels seront ceux dont la propagation sera empêchée. Cela va notamment à l'encontre de l'un des rapports principaux et les plus progressistes établis par le réseau numérique : la remise en cause du monopole des classes dominantes sur la parole publique.
Olivier Ertzscheid, chercheur en sciences de l'information, explique ainsi très bien, dans un article paru voici quelques jours sur la plateforme Mediapart, que les espaces traditionnels sont tellement verrouillés que les réseaux sont venus occuper une place citoyenne de discours qui ne trouvaient plus de lieu pour s'exprimer, à l'abri des considérations de classe, des craintes de la bourgeoisie et des défenseurs de l'orthographe. Ainsi, sous couvert de lutter contre la haine, vous venez au renfort du statu quo conservateur qui privilégie le discours feutré de celles et ceux qui prétendent tout savoir et l'imposer aux masses ignorantes, de l'entre-soi confortable qui se donne en spectacle et se pense écouté, et des longues diatribes sur la pédagogie et l'absence d'alternative. En somme, vous allez finir de faire d'internet ce que vous avez fait de la télévision et de la radio : un instrument de la propagande de l'ordolibéralisme et de la culture élitiste.
« Le langage politique est destiné à rendre vraisemblables les mensonges, respectables les meurtres, et à donner l'apparence de la solidité à ce qui n'est que vent. [… ] La guerre c'est la paix, la liberté c'est l'esclavage, l'ignorance c'est la force », écrivait l'auteur et activiste révolutionnaire George Orwell, mort il y a tout juste soixante-dix ans aujourd'hui. Votre proposition de loi n'est ainsi qu'une énième déclinaison de cette grammaire de la novlangue que vous maîtrisez si bien. Restreindre la liberté d'expression, c'est lutter contre la haine ; donner du pouvoir aux plateformes, les inciter à la surcensure, c'est leur imposer un strict contrôle ; ne rien faire contre les discriminations, c'est s'indigner contre les oppressions.
Cette analyse des dangers que comporte pour la liberté d'expression cette proposition de loi n'est pas uniquement celle de La France insoumise, seul groupe parlementaire à s'être clairement opposé à ce texte dès sa première lecture. Ainsi, même la Commission européenne, dont vous avez pourtant l'habitude d'exécuter avec zèle les directives et instructions, a formulé de vives critiques à son encontre.
Plus important encore, plusieurs voix d'associations et organisations de la société civile s'élèvent contre votre texte. Nous avons toutes et tous, en tant que députés, reçu une lettre qui a également été adressée à la garde des sceaux, Nicole Belloubet, au secrétaire d'État présent dans cet hémicycle et à Mme la rapporteure, et dans laquelle on lisait : « En contournant les prérogatives du juge judiciaire, l'obligation de retrait des contenus haineux par les opérateurs de plateformes dans un délai de vingt-quatre heures porte atteinte aux garanties qui nous permettent aujourd'hui de préserver l'équilibre de nos droits et libertés fondamentaux. Au regard des dispositions du texte issu de l'Assemblée nationale, les opérateurs de plateformes seront incités à opter pour de la surcensure afin d'éviter d'être sanctionnés. À ce titre, nous nous inquiétons du rôle confié à des dispositifs technologiques de filtrage automatisés, qui font encore preuve de limites techniques profondes dans leur capacité à modérer, y compris parmi ceux les plus avancés. Ces limites sont d'autant plus prégnantes en ce qui concerne les contenus haineux dont la caractérisation juridique est souvent complexe. Or, le texte porte une acception particulièrement large de ces derniers. » Voilà ce qu'expliquent le Conseil national des barreaux, Internet sans frontières, La Quadrature du net, la Ligue des droits de l'homme et le Syndicat des avocats de France, pour ne citer que quelques-uns des signataires.
À défaut de nous écouter et de nous croire, entendez, chers collègues, l'avertissement que vous envoient des mouvements et organisations dont on ne peut sérieusement remettre en cause l'engagement en faveur de la défense des libertés civiles et démocratiques.
Nous vous appelons à voter cette motion de rejet car, en réalité, ce texte va à l'encontre des intentions avancées et ne s'attaque en aucun cas aux discriminations sur internet. Il ne renforce pas – au contraire ! – les moyens dont dispose la justice pour enquêter et rendre des décisions plus rapidement. Il ne s'attaque pas à la structure discriminante des algorithmes sur internet, mais laisse à celles et ceux qui discriminent le soin de juger de ce qui est discriminant.
Les biais algorithmiques ont pourtant des conséquences concrètes sur le quotidien. Dans la recherche d'emploi, par exemple, il a été révélé qu'un système de tri des CV – curriculum vitae – au profit d'entreprises proposé par Amazon pénalisait ceux qui contiennent le mot « femme » en les mettant de côté ou en proposant des salaires plus bas. Cette observation s'appuyait sur les données de recrutement des entreprises sur dix ans. Vous avez rejeté les propositions que nous vous faisions pour rendre les algorithmes transparents et permettre aux internautes eux-mêmes d'en contrôler les biais et de les corriger. Vous avez également rejeté nos propositions sur l'interopérabilité, qui permettrait de briser le monopole des grandes plateformes. Que d'ignorance, de contresens et d'offenses envers les victimes mêmes, qui proposent ce levier qui renforcerait leur pouvoir d'agir et leur permettrait de se protéger ! Vous avez balayé cette possibilité et avez assumé à nouveau cette occasion manquée.
Ce texte, et c'est malheureux, ne contient rien, en somme, de substantiel, d'opérationnel ni de progressiste pour lutter efficacement contre les contenus et les comportements, que ce soit sur le net ou en dehors. Nous nous opposons à votre énième version de 1984 et invitons toutes celles et ceux qui sont attachés à la liberté, à la diversité et à la vitalité du débat public et démocratique à voter le rejet de ce texte.