L'ONU fête ses soixante-quinze ans cette année. Elle comporte 193 membres, tous les pays du monde à l'exception de la Palestine, du Kosovo et de Taïwan. Tout le monde y parle à tout le monde, et c'est très bien. Cela étant, cette universalité de façade révèle un fonctionnement poussif, lent et bureaucratique. Si je devais donner le bulletin de santé du multilatéralisme à l'ONU, je la qualifierais de vacillante, de chancelante. C'est un réel problème, d'autant que les États-Unis, qui sont le pays hôte de cette organisation, ne sont pas un chantre du multilatéralisme, ce qui est un frein. Et même si des tentatives d'amélioration existent au sein du système ou même à l'extérieur avec notamment l'appui des pays européens, il n'empêche que nous sommes dans une situation quelque peu bloquée, qui fait difficulté. Cela, tous les interlocuteurs que nous avons rencontrés l'ont plus ou moins dit.
Cette crise du multilatéralisme se traduit par un Conseil de sécurité qui est paralysé et qui, hélas, est souvent inefficace. Le Secrétaire général des Nations unies lui-même l'avait dit, considérant que le Conseil de sécurité est plus dysfonctionnel que jamais. À titre d'exemple, la Fédération de Russie depuis une dizaine d'années est dans une logique d'opposition frontale systématique ou de déni. Lorsqu'ont été évoquées les armes chimiques en Syrie, elle a considéré que ce n'était pas un sujet. Il est difficile d'avancer.
De la même manière, le 10 janvier dernier, le Conseil de sécurité a renouvelé in extremis les points de passage transfrontaliers où transitait l'aide humanitaire vitale pour plus de quatre millions de Syriens dans le nord du pays. Les points de passage, bien que renouvelés, ont été divisés par deux. Cela a uniquement pu être fait après d'âpres discussions pendant deux mois avec la Russie pour éviter son veto. Même s'il y a des sujets pour lesquels des discussions sont possibles, comme le terrorisme ou les conflits africains, la Russie est à l'heure actuelle une force de blocage importante.
La Chine suit une autre méthodologie. Il y a une réelle montée en puissance de ce pays au sein de l'ONU. Elle poursuit sa stratégie de conquête pour transformer une gouvernance multilatérale en une gouvernance à la chinoise. Elle prend peu à peu le contrôle d'organisations régulatrices des Nations unies. En 2013, à Vienne, elle a pris le contrôle de l'Organisation des Nations unies pour le développement industriel (ONUDI). En 2015, à Montréal, elle s'est saisie de l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI). La même année à Genève, elle a pris la tête de l'Union internationale des télécommunications (UIT). Elle a même failli prendre le contrôle, il y a deux ans, de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO), mais n'y est pas arrivée. Au soutien de cette stratégie, le gouvernement chinois met les moyens financiers et en personnel humain. Pour faire campagne, est toujours choisi le candidat chinois qui est le premier dans son domaine dans son pays. La Chine prend son temps, son objectif est fixé à 2049 année du centenaire de la République populaire.
Le Secrétaire général des Nations unies dirige donc une organisation affaiblie par les rivalités qui opposent les grandes puissances, Russie, Chine, États-Unis. Il doit constamment démontrer la valeur et l'utilité du multilatéralisme à un moment où divers dirigeants mondiaux privilégient le rapport de force et s'affranchissent de certains principes de la charte de l'ONU, notamment l'intégrité des frontières. Pour António Guterres, la coopération internationale est à la croisée des chemins. Il l'a dit en janvier, la confiance au sein des nations et entre elles diminue avec l'augmentation des tensions géopolitiques, et tout ceci constitue un test sérieux pour le multilatéralisme.
L'attitude des États-Unis n'est pas anodine. Là-bas, le multilatéralisme est régulièrement mis en cause et pèse sur l'action de l'organisation et sur les agences. Ainsi, tout le monde s'accorde à dire que le G5 Sahel devrait être mieux équipé. Les États-Unis refusent d'avance sur ce sujet. Il reste des crises en tous genres que nous n'arrivons pas à résoudre et qui sont préoccupantes, comme celles qui se passent en Libye, au Tchad, au Mozambique, au Sahel, en Syrie et en Afghanistan. M. Guterres nous a également confié son inquiétude au sujet de la crise qui a lieu en Bosnie-Herzégovine, où il y a trois vice-présidents, mais aucun gouvernement.
C'est un tableau un peu sombre, mais c'est ce qui est ressorti au fil du temps et des discussions que nous avons eues avec les différents interlocuteurs. Derrière cela, il y a quand même quelques aspects positifs. Le premier est que nous avons un Secrétaire général actif qui plaide pour un multilatéralisme et qui multiplie les initiatives malgré tout, notamment en ce qui concerne les opérations de maintien de paix et de sécurité. Désormais, il y a une feuille de route commune et beaucoup plus de coordination entre les différents pays. On parle même de performance. C'est un sujet qui n'est plus tabou. Ce sont d'ailleurs des propos tenus par le Secrétaire général adjoint, M. Lacroix. Il y a également des partenariats avec l'Union africaine. Au niveau de la gestion, il a mis en place un plan d'économies exceptionnel pour compenser les retards de paiement de plusieurs pays, dont les États-Unis, ce qui n'est pas anodin. Par ailleurs, l'UNESCO est toujours une organisation de qualité. L'aide humanitaire pour les réfugiés fonctionne bien, nous ne pouvons pas le nier. C'est important.
Notons que les États-Unis se rendent compte que la politique de la chaise vide n'est pas efficace, parce que chaque fois qu'ils se mettent en retrait, ils constatent que la place est comblée par les Chinois, et cela les gêne quelque peu, par exemple après la dernière élection à la tête de l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture (Food and Agriculture Organization - FAO). Ils n'apprécient guère ce genre de méthode. Nous espérons qu'ils vont s'impliquer davantage.
Enfin, beaucoup des autres pistes concernant le multilatéralisme vont venir de l'Europe. Par exemple, un nouveau multilatéralisme se construit grâce des alliances informelles, à l'instar de l'Alliance pour le multilatéralisme promue par Jean-Yves Le Drian et son homologue allemand Heiko Maas, pour conduire des projets sur des thématiques transversales, comme l'égalité, le climat, la sécurité, la démocratie, etc. Nous espérons que ces projets se diffuseront et se « multilatéraliseront ».
Le dernier point, qui nous a beaucoup impressionnés, concernait la jeunesse et la population qui, même si les gouvernements ne sont pas enclins à entrer dans ce partenariat entre les pays, se mobilisent en faveur de grandes thématiques comme le climat. Dans dix ans, ces jeunes voteront pour des projets réellement importants, par exemple sur le climat ou sur la révolution digitale. Les gouvernements seront obligés de réformer cette organisation multilatérale qui est quelque peu rouillée.