Intervention de Pierre Morel-À-L'Huissier

Réunion du mercredi 22 janvier 2020 à 15h00
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPierre Morel-À-L'Huissier, rapporteur :

Certains adorent, quand d'autres ne supportent pas, ou plutôt ne supportent plus. Phénomène de société, individualisation rampante, judiciarisation de la vie en commun, André Torre, économiste et directeur de recherche à l'Institut national de la recherche agronomique (INRA), l'explique, les disputes font partie de la vie en société. Nous assistons à une intolérance croissante entre riverains. Nous observons une montée de la conflictualité partout depuis trente ans, allant de pair avec la judiciarisation de la société. L'autre raison tient à une société moins cohérente qu'à l'époque de nos grands-parents. Plusieurs cultures se côtoient et cela génère davantage d'opposition entre les voisins : conflits avec des agriculteurs, opposition quant à l'utilisation des sols qui surgissent dans l'élaboration des plans locaux d'urbanisme (PLU) et des schémas de cohérence, conflits près des usines de traitement de déchets ou de production d'énergie, ainsi qu'à proximité des tracés de TGV.

J'ajouterai que la campagne véhicule une image d'Épinal trop souvent répandue : la nature, le silence, les petites fleurs, en oubliant les activités humaines ! Or, en tant que législateur, il nous appartient d'appréhender les problèmes récurrents et de les régler. Ma proposition de loi est cosignée par soixante et onze députés de tous bords – que je tiens à remercier. Elle a été enregistrée le 11 septembre 2019.

Elle s'inscrit dans une double volonté : protéger le patrimoine et la biodiversité qui nous entourent et instaurer les bases solides d'un dialogue entre des personnes qui ont des modes de vie différents et qui ne se comprennent pas toujours.

Elle vise les bruits et odeurs du monde rural et touche à la notion de trouble anormal de voisinage, strictement jurisprudentielle en l'état actuel du droit. Nous sommes conscients qu'elle ne recouvre pas tous les aspects de la vie qui peuvent entraîner des conflits, et donc potentiellement des actions judiciaires, mais elle permet de faire un pas vers une meilleure appréciation des litiges du quotidien. Elle fait surtout écho à de nombreuses affaires judiciaires qui ont alimenté les prétoires et la presse ces dernières années.

Vous avez forcément entendu parler de l'affaire du coq Maurice : l'animal était visé par une plainte de voisins qui l'accusaient de perturber leur sommeil aux aurores et d'être une nuisance sonore. Les plaignants, propriétaires d'une résidence de vacances à Saint-Pierre d'Oléron, demandaient à sa propriétaire, Corinne Fesseau, d'éloigner ou de faire taire l'animal sous quinze jours. Le tribunal correctionnel de Rochefort, saisi de ce trouble de voisinage, a donné raison à Corinne Fesseau et a ordonné aux plaignants de verser à la propriétaire 1 000 euros de dommages et intérêts.

Mais vous avez peut-être moins entendu parler de l'affaire des déjections d'abeilles : le maire de Pignols, dans le Puy-de-Dôme, a reçu des plaintes contre les abeilles d'un couple d'apiculteurs récemment installés car les déjections de ces insectes peuvent former des petites billes jaunes ou noires qui salissaient leur linge et leur mobilier de jardin – il s'agit ni plus ni moins que de pollen ! Une solution amiable est en cours dans cette affaire.

Enfin, comment ne pas évoquer l'affaire de la cloche de l'église aux Bondons, à côté de Florac, dans les Cévennes – dans mon département : elle gênait un vacancier. Dans le Var, le maire du Beausset et une gérante d'entreprise ont été sollicités pour éradiquer les cigales dans les champs proches de la maison d'un habitant ne supportant pas leur bruit…

S'il est difficile de quantifier le phénomène judiciaire en l'absence de données fiables, comme le souligne le Conseil d'État, le ministère de la justice nous a indiqué que 1 800 dépôts de plainte pour dommages liés à l'environnement ont été recensés, et que la Cour de cassation a examiné 490 recours pour troubles anormaux de voisinage, qui ne sont pas tous liés à la ruralité.

La multiplication de ces conflits inquiète les maires ruraux qui se trouvent pris à partie, à tel point que de nombreuses communes ont apposé un panneau à l'entrée de leur village précisant que, si les vacanciers ou hôtes de passage n'étaient pas satisfaits, notamment de la présence d'animaux, ils pouvaient passer leur chemin…

En déposant cette proposition de loi, je souhaite ouvrir un débat sur la notion de patrimoine sensoriel rural. Il n'était nullement question pour moi de figer une rédaction définitive, bien au contraire. Je souhaitais une véritable avancée législative normative – et non l'adoption d'une résolution, qui aurait peu apporté en droit positif français. Les dispositions que je propose étant innovantes, j'ai souhaité soumettre le texte de la proposition de loi au Conseil d'État, comme je l'avais fait pour la proposition de loi relative aux sapeurs-pompiers volontaires en 2011. Trois réunions se sont ainsi tenues, en présence des ministères concernés – culture, transition écologique, chancellerie, cohésion des territoires – et du secrétariat général du Gouvernement. Ce mode de travail novateur a été salué par le Conseil d'État.

Dans son avis du 16 janvier, ce dernier a émis des réserves concernant plusieurs dispositions du texte d'origine, tout en rappelant que, si l'objectif poursuivi peut sembler anodin, il recouvre en réalité des questions profondes touchant tant à l'identité qu'au vivre ensemble. Le Conseil d'État rappelle qu'il revient au législateur de déterminer les principes fondamentaux de la préservation de l'environnement, du régime de la propriété, des droits réels et des obligations civiles et commerciales, conformément à l'article 34 de la Constitution.

Nous avons souhaité tenir compte des vingt-neuf points soulevés par le Conseil d'État et rédigé des amendements qui modifient le dispositif juridique, tout en conservant les mêmes objectifs : reconnaître le patrimoine sensoriel des campagnes, tout en évitant les recours pour trouble de voisinage liés aux émissions sonores et olfactives rurales.

Nous souhaitions reconnaître dans la loi que le patrimoine sensoriel des campagnes est constitué de sons et d'odeurs caractéristiques de la vie rurale. Il est apparu que la base juridique initialement retenue – une modification du code du patrimoine – et la notion de patrimoine sensoriel pouvaient entraîner des difficultés d'appréciation et une insécurité juridique. En conséquence, suivant les recommandations du Conseil d'État, je vous propose d'inscrire les sons et les odeurs de la campagne dans le code de l'environnement, à l'article L. 110-1 relatif au patrimoine commun de la Nation.

En ce que concernent le contenu de ce patrimoine sensoriel et le classement de ses différentes composantes, ma proposition de loi prévoyait la création de commissions départementales, ce qui n'était pas de nature à simplifier l'organisation administrative et pouvait également conduire à des distorsions d'analyses département par département.

Je vous proposerai donc par amendement de confier cet inventaire aux services régionaux de l'inventaire général du patrimoine culturel, déjà chargés d'étudier et de qualifier l'identité culturelle des territoires. Ils prendraient désormais en compte les activités, pratiques et savoir-faire agricoles dans les territoires ruraux. L'inventaire général a été créé par un décret en 1964, à l'initiative d'André Malraux. Il est piloté par la direction générale des patrimoines du ministère de la culture et, depuis 2005, sa mise en oeuvre est confiée aux régions. Nous proposons également que les données de cet inventaire puissent concourir à l'élaboration des documents d'urbanisme, si les élus le souhaitent, afin de valoriser et de préserver le caractère rural des territoires concernés.

Concernant la notion de trouble anormal de voisinage, il nous a été proposé de solliciter le Gouvernement aux fins de dépôt d'un rapport visant à cristalliser les critères de cette notion jurisprudentielle et de préciser que le juge peut tenir compte dans son appréciation de l'environnement dans lequel s'inscrivent la nuisance et le trouble, ainsi que de son antériorité.

Pour conclure, je suis très attaché aux procédures de médiation – nous l'avons abordé avec le Conseil d'État. Depuis la récente loi du 23 mars 2019 de programmation et de réforme pour la justice, la saisine du tribunal de grande instance – désormais tribunal judiciaire – relative à un conflit de voisinage doit être obligatoirement précédée d'une tentative de conciliation. Cependant, dans le décret d'application, le Gouvernement a restreint ce recours aux litiges concernant les limites de terrain. J'appelle de mes voeux que les troubles liés aux bruits et odeurs en zone rurale puissent également faire l'objet d'une procédure de conciliation avant saisine des tribunaux.

La proposition de loi ne vient pas empêcher tout recours devant le juge. En effet, selon les termes de l'article 13 de la Convention européenne des droits de l'homme, toute personne dont les droits et libertés ont été violés a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale. Le trouble anormal de voisinage reste caractérisable lorsqu'il a été délibérément produit, de façon régulière et ou par malice – ainsi, si un voisin souhaite tondre sa pelouse à sept heures du matin ou qu'un autre qui utilise sa tronçonneuse à l'aube, la volonté de nuire est manifeste.

Le patrimoine rural appartient à l'ensemble de la collectivité ; il n'est en rien exclusif aux ruraux. Il est d'ailleurs bien souvent recherché par la plupart des citadins qui viennent se reposer à la campagne et ne s'en plaignent pas. Il est le résultat d'un passé bien présent, que nous cherchons partout à protéger et à valoriser. Qu'il soit du fait de l'homme ou naturel, il façonne l'image de nos campagnes, mais plus largement de toute la France. Il nous lie et renforce notre identité, à l'intérieur de nos frontières et à l'international. Pour conserver ces lieux de mémoire, il faut les préserver en plaçant notre démarche dans le contexte global de la valorisation du patrimoine du pays et du respect de la biodiversité qui nous entoure.

Ma proposition de loi pose les bases nécessaires à cette ambition : un premier maillon – la définition et la connaissance de ce patrimoine ; un deuxième – le partage – et un troisième – sa préservation. Il est essentiel de considérer cette dernière sous l'oeil du développement responsable. Il ne s'agit nullement de figer des notions et d'empêcher des aménagements futurs. Le patrimoine évolue avec nous ; nous devons capitaliser sur ses spécificités pour nous développer de façon durable et respectable.

Ce travail ne sera couronné de succès que par nos actions, allant dans le sens d'un meilleur vivre-ensemble. C'est d'ailleurs le coeur du travail de votre commission !

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