J'allais y venir : il s'agit des caractéristiques d'un titre obligataire.
Un titre obligataire traduit l'engagement de l'État, en contrepartie d'une somme que lui prête un investisseur, à lui payer un coupon d'intérêt, qui rémunère le temps pendant lequel la somme est mise à la disposition de l'État et le risque encouru par l'investisseur, et à lui restituer le montant prêté au terme d'une période donnée.
Imaginons l'exemple d'une obligation assimilable du Trésor, créée en 2018 avec une maturité en 2028, et qui porte un coupon de 1 % correspondant très exactement au taux d'intérêt à dix ans au moment de l'émission. L'État recevra 100 lors de l'émission inaugurale, puis va payer 1 de coupon chaque année, et restituera 100 en capital au bout de dix ans.
Dans cet exemple, aucune prime ou décote d'émission n'est générée par l'émission, puisque le coupon est exactement égal au taux d'intérêt au moment de l'émission.
Imaginons maintenant que cette même obligation soit réémise l'année suivante, en 2019. La taille de cette souche obligataire est accrue en réalisant un nouvel emprunt de 100 sur cette même souche. Et supposons qu'entre-temps, les taux d'intérêt ont baissé : ils ne sont plus de 1 %, mais de 0 %. Les caractéristiques de l'obligation ont été fixées, elles ne peuvent pas être changées. L'investisseur qui acquiert cette souche va récupérer un coupon de 1 % pendant les neuf années résiduelles, jusqu'à la date de maturité, en 2028. Mais comme les taux d'intérêts sur le marché sont de 0 %, acquérir un titre qui va lui servir un taux d'intérêt de 1 % a de la valeur. En conséquence, le titre en question ne vaut plus 100, il faut ajouter la somme des coupons que l'État va lui verser, autrement dit un taux d'intérêt de 1 % pendant neuf ans. Du coup, le titre vaudra non plus 100, mais 109. L'État va donc recevoir 109 et non pas 100 comme lors de la première émission, en 2018.
C'est cette différence entre 109 et 100 que l'on appelle « prime à l'émission ». C'est une ressource de trésorerie entraînée par la baisse des taux enregistrée sur le marché lorsque l'État réémet une souche dont les caractéristiques ont été fixées un an ou plusieurs années auparavant. La prime à l'émission apparaît en situation de baisse des taux ; à l'inverse, dans le cas d'une hausse des taux, il y aurait une décote et l'État aurait reçu moins de 100.
Le réabondement d'une souche obligataire entre deux dates, alors que les taux d'intérêt varient tous les jours, entraîne inévitablement des primes et des décotes. D'où le nom d'obligation « assimilable ».
D'un point de vue actuariel, il est rigoureusement équivalent d'émettre une nouvelle souche obligataire de 100 avec un coupon de 0 % et de rembourser 100 à terme que d'émettre un titre avec un coupon de 1 % alors que les taux sont à 0 % et de recevoir 109 et de payer 1 chaque année pendant neuf ans pour rembourser 100 à l'échéance. On verra du reste que cette équivalence est restituée en comptabilité maastrichtienne alors qu'elle n'apparaît pas en comptabilité budgétaire.
Afin de parfaire mon explication, je vais à présent me fonder sur une opération réelle, réalisée le 19 septembre 2019. Ce jour-là, nous avons adjugé une ancienne OAT à dix ans qui avait été créée en 2013, l'OAT 25 mai 2023, qui porte un coupon de 1,75 %. Nous en avons émis pour 3,582 milliards d'euros, alors que le taux de marché était à ce moment-là négatif, à – 0,66 %.
Le jour de l'émission, l'État a reçu le montant principal qu'il devra restituer en 2023, soit 3,582 milliards d'euros. Puisque le titre porte un coupon de 1,75 %, l'État va payer ces intérêts sur cette somme en 2020, 2021, 2022 et 2023. Et pour compenser la différence entre les taux d'intérêt au jour de l'émission, à - 0,66 %, et le coupon de 1,75 %, l'État va recevoir une prime à l'émission de 322 millions d'euros.
Les flux de trésorerie se composent donc du principal – 3,582 milliards d'euros – ; de la prime à l'émission de 0,322 milliard, et du versement du coupon, soit 1,75 % de 3,582 milliards tous les ans.
Il faut noter une subtilité : le coupon est aussi versé pour l'année d'émission. Dans notre exemple, le coupon se détache au mois de mai, mais l'investisseur qui achète un titre au mois de septembre a le droit de recevoir un coupon plein en 2020, alors qu'il n'a pas porté le titre de mai 2019 jusqu'à mai 2020. Il va donc indemniser l'État pour la période durant laquelle il n'a pas porté ce titre, et lui verser en 2019 une somme correspondant au coupon couru de mai à septembre, matérialisée par un minuscule trait rouge, à peine visible, tout en bas de la colonne 2019 (flèche noire).
Les deux graphiques ci-dessous montrent comment toutes ces opérations sont enregistrées en comptabilité budgétaire et en comptabilité maastrichtienne – autrement dit en droits constatés, comme elle apparaît dans la comptabilité générale de l'État.
En comptabilité budgétaire, à gauche, l'État va recevoir en 2019 le coupon couru à l'émission, et payer le coupon plein de 2020 à 2023. Seul apparaît le coût du coupon versé, soit une charge budgétaire nette.
En comptabilité maastrichtienne, à droite, les mêmes flux de coupons sont enregistrés, mais la prime à l'émission de 322 millions d'euros est étalée sur la durée de vie résiduelle du titre. Le résultat net des deux flux opposés – le paiement des coupons et l'amortissement de la prime à l'émission – fait apparaître un produit net, matérialisé par les petits losanges. Ce qui est tout à fait logique, puisque cette opération a été réalisée alors que le taux sur les marchés était de – 0,66 %. C'est donc bien l'investisseur qui paie l'État, et la comptabilité maastrichtienne permet de l'illustrer.
On notera que cette dichotomie entre comptabilité budgétaire et comptabilité maastrichtienne n'apparaît qu'en période de primes à l'émission : la charge budgétaire est supérieure à la charge d'intérêts maastrichtienne dans la mesure où cette dernière incorpore un produit correspondant à l'amortissement de la prime à l'émission.
Tout au long de l'année, deux fois par mois, nous émettons trois à quatre titres obligataires et nous générons à chaque fois des primes ou décotes. À la fin de l'année, nous effectuons le calcul du solde de ces opérations, dont nos états financiers donnent une image fidèle.
Le tableau ci-dessus, extrait du rapport annuel de l'agence, que vous pouvez trouver sur notre site internet, retrace l'évolution du stock de primes et de décotes à l'émission de fin 2017 à fin 2018. Fin 2017, en comptabilité de droits constatés, le total des primes était d'environ 69 milliards et celui des décotes de 9 milliards. Il faut évidemment prendre en compte l'étalement des primes et l'amortissement des décotes, calculés sur la durée de vie résiduelle correspondant à chaque titre au moment de son émission : ces montants, repris dans la colonne (3), diminuent le stock à hauteur d'environ 8 milliards pour les primes et de 1,2 milliard pour les décotes. Inversement, au cours de la même année, nous avons émis des titres sur le marché, et donc généré de nouvelles primes et décotes, retracées dans la colonne (2), qui accroissent d'autant le stock, qui s'est accru respectivement à hauteur de 12 milliards pour les primes et 800 millions pour les décotes.
Comment expliquer la variation du montant des primes et décotes d'une année sur l'autre ? Le phénomène de primes à l'émission est fortement accru par l'ampleur annuelle de la variation des taux d'intérêt. La génération de primes et de décotes peut intervenir, y compris sur un titre créé au cours de l'année, même en fixant le coupon à un niveau très proche du taux de marché, comme le montre le graphique ci-dessus : la courbe brisée bleu ciel représente l'évolution des taux d'intérêt à dix ans sur les marchés, le trait plein représente le taux de coupon d'une obligation assimilable du Trésor à dix ans.
Vous pouvez constater que le taux de coupon est initialement fixé à un niveau très proche des conditions de marché : quand l'État créé un titre sur le marché, il a vocation à créer un coupon proche des taux du marché. Nous ne visons jamais à créer des primes à l'émission : c'est un résidu de l'évolution des taux de marché. Les petits points matérialisent le réabondement de chacune des souches de référence au mois le mois : lorsqu'il est au-dessus du trait, cela signifie que l'OAT considérée a donné lieu à une prime à l'émission ; lorsqu'il est au-dessous, c'est une décote.
Les OAT peuvent connaître des destins très différents : ainsi, l'OAT de novembre 2026 – coupon à 0,25 % – ne génère quasiment que des décotes à l'émission, car les taux sont systématiquement supérieurs au taux de coupon lors des réémissions. L'OAT mai 2029 – coupon à 0,5 % – a été créé cette année, à un moment où les marchés étaient à peu près à ce niveau ; les taux ayant fortement baissé après le mois de mai 2019, cette obligation ne va générer que des décotes – à hauteur de près de 1 milliard d'euros en 2029. L'OAT novembre 2028 – coupon à 0,75 % – a, quant à elle, généré tantôt des primes, tantôt des décotes, car les taux ont oscillé autour du taux de coupon lors des réémissions. Le cas particulier de l'OAT novembre 2029, créée cette année, est intéressant : elle a un coupon à 0 % alors que les taux sont actuellement négatifs, aux alentours de – 0,3 %. Or je n'ai pas le droit de fixer un coupon à un taux négatif, ce qui nous oblige à générer des primes dès sa première émission. Vous l'aurez compris, la génération de primes et décotes est étroitement liée à la variation des taux d'intérêt.
Le graphique ci-dessus retrace l'évolution des primes et des décotes au fil des ans, la ligne noire représentant l'évolution des taux à l'émission à dix ans. L'échelle est inversée : plus la courbe monte, plus les taux sont bas. Ainsi, en 2019, on a atteint 0,11 %. Ce taux moyen est le reflet des conditions de financement de l'État. On s'aperçoit que la génération des primes à l'émission est une fonction croissante de la baisse des taux.
Le graphique ci-dessus montre comment se décompose la génération de primes à l'émission, en distinguant les différents titres de référence en fonction de leur taux – positif ou négatif – à l'émission ou à la réémission, les anciens titres de référence (off the run), ainsi que les titres indexés sur l'inflation, dont le coupon est extrêmement faible puisqu'indexé sur l'inflation, la charge d'indexation étant payée en fin de vie du titre.
La génération de primes et décotes à l'émission a connu différentes phases : en 2009, à la suite de la crise financière et de l'augmentation des besoins de financement de l'État, notre politique d'émission a évolué et nous avons commencé à inclure une ancienne souche dans chacune de nos émissions pour favoriser la liquidité des titres, diversifier les points d'émission de l'État et diminuer la pression sur le titre de référence. C'est à ce moment qu'apparaissent les premières primes à l'émission sur les anciennes souches de référence.
En 2015, la BCE change de politique et commence à acheter des titres publics, ce qui a provoqué une énorme baisse des taux d'intérêt. L'objectif de la BCE était de parvenir à une translation vers le bas de toute la courbe des taux : elle a donc acheté l'ensemble des titres – titres de référence ou anciens titres de référence –, ce qui a déclenché un besoin d'émission d'anciens titres de référence sur le marché. En conséquence, les primes à l'émission ont fortement augmenté en 2015 et 2016.
En 2017 et 2018, la situation économique s'améliore et les taux connaissent une très légère augmentation : du coup, la génération de primes à l'émission diminue fortement.
Enfin, depuis 2019, nous commençons à générer des primes à l'émission sur des titres à taux négatif car, même en fixant des coupons à 0 %, nous ne pouvons pas faire autrement.
Le graphique ci-dessus retrace, mois par mois, notre politique de génération de primes à l'émission en 2019. En début d'année, peu de primes ont été générées car les taux étaient à peu près stables. En revanche, à partir du mois d'août, la forte baisse des taux d'intérêt a provoqué une forte hausse de la génération de primes à l'émission. Ce phénomène a été amplifié par la demande, qui se focalise sur des titres de maturité longue et ultra-longue – 2050, 2055, 2066 – dont les coupons ont été fixés en 2005, 2006 et 2016, à des époques où les taux d'intérêt étaient plus élevés.
Notre politique d'émission n'a pas pour but de générer des primes à l'émission, comme le démontre le graphique ci-dessus. Chaque fois que la valeur est supérieure à 100, cela signifie que l'OAT a été émise au-dessus du pair, autrement dit pour une valeur supérieure à sa valeur nominale : elle est donc de nature à générer des primes à l'émission si elle est réémise. La courbe rouge retrace l'évolution du prix des titres qui cotent le plus bas dans notre portefeuille de titres, la courbe grise celle des titres qui cotent le plus haut, la courbe bleue la valeur moyenne, autrement dit la moyenne du stock, et la courbe violette le prix moyen des émissions du mois.
Si nous cherchions délibérément à générer des primes à l'émission, la courbe violette serait biaisée et plus proche de la courbe grise. Mais si nous émettons dans la moyenne du stock de titres, la courbe violette se rapproche de la courbe bleue : c'est exactement ce qui apparaît sur ce graphique. La génération des primes à l'émission est bien la conséquence directe de la baisse des taux.
Du reste, la politique d'émission française n'est pas très différente de celle des autres grands pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), notamment de celle des autres grands pays de l'Union européenne et de la zone euro, comme le montre le diagramme ci-dessous, issu de données Eurostat : si l'Italie a généré plus de décotes que de primes en 2018, la France n'est pas dans une situation exorbitante par rapport à l'Espagne, au Royaume-Uni ou à la Belgique : le phénomène que nous rencontrons est largement partagé dans ces pays.
L'ampleur de la génération de primes à l'émission, véritable surprise, est à la mesure de l'écart entre l'évolution des taux estimée pour la planification budgétaire et celle constatée au cours de l'année. Le scénario de taux utilisé pour planifier la charge budgétaire est étroitement dépendant du scénario macroéconomique et des prévisions d'inflation et de croissance.
Si l'écart entre la croissance prévue et celle constatée est assez limité, en revanche, l'inflation réalisée a plutôt surpris à la baisse au cours des dernières années. En conséquence, nous avons eu tendance à être prudents sur l'évolution des taux, ce qui explique la surprise à la baisse sur les taux d'intérêt et l'estimation, très basse, des primes à l'émission dans le projet de loi de finances initiale pour 2019. Ces 3 milliards d'euros étaient cohérents avec le scénario de taux retenu à l'époque.
Comme la plupart des acteurs de marché, en septembre 2018, nous avions anticipé dans nos hypothèses de taux à dix ans un début de normalisation de la courbe des taux puisque la BCE était en phase d'arrêt de son programme d'achat de titres du secteur public (public sector purchase programme — PSPP). Mais, en décembre 2018, la réserve fédérale américaine a changé d'orientation, tout comme, en juin 2019, la Banque centrale européenne, qui a de nouveau acheté des titres publics. En conséquence, les taux ont baissé au lieu d'augmenter. Cela explique la surprise en matière de génération de primes à l'émission, proche de 21 milliards d'euros en 2019, contre les 3 milliards estimés.
Un tel écart peut-il se reproduire en 2020 ? C'est toujours possible, mais cela impliquerait une baisse de taux de même ampleur que celle de 2019 – en moyenne près de 40 points de base. Cela ne correspond pas du tout au scénario retenu par les acteurs de marché, qui parient plutôt sur une stabilisation des taux, voire une très légère remontée. En conséquence l'émission de primes devrait être plus proche de celles des années 2017 et 2018 que de celles des années 2019, 2015 ou 2016.
Ces primes à l'émission supplémentaires représentent pour l'État et l'AFT une ressource de trésorerie inattendue, que nous recyclons en diminuant l'endettement à court terme traditionnellement utilisé pour faire face aux surprises, positives ou négatives, qui peuvent survenir – déficit plus important que prévu du fait d'une croissance économique plus faible que prévu, vote soudain d'un plan de relance – et que nous finançons ordinairement par des bons du Trésor à court terme (ou bons du Trésor à taux fixe et à intérêt précompté – BTF). C'est donc très naturellement que nous utilisons également ce segment des titres d'État à court terme pour recycler les primes à l'émission, ce qui nous permet d'en diminuer le stock.
Ainsi que le montre le graphique ci-dessus, l'encours des BTF est à son plus faible niveau historique. Cela a également contribué à l'augmentation de la durée moyenne de vie du stock de la dette française. C'est très positif dans la mesure où nous réduisons le risque de refinancement de l'État, tout en reconstituant une marge de sécurité, ce qui nous permet de mieux absorber les éventuels chocs. Ainsi, en 2006 et 2007, après le choc de la crise financière, nous avions utilisé le marché des titres d'État à court terme pour faire face à la forte – et inattendue – croissance du besoin de financement de l'État : les titres à court terme représentaient alors près de 18 % de l'encours de la dette totale. Nous sommes désormais revenus à 6 % et nous sommes prêts à faire face à un éventuel choc financier macroéconomique d'une ampleur équivalente – même si personne évidemment ne le souhaite.