Je ne peux tout d'abord que vous exprimer la honte que nous inspirent les conditions dans lesquelles nous allons examiner ces textes, honte vis-à-vis de celles et de ceux qui, souverains, nous ont confié l'exigeant honneur de les représenter.
Alors que le Gouvernement et les administrations de l'État ont travaillé depuis deux ans et demi, que la concertation avec les partenaires sociaux a duré deux ans, vous n'avez accordé à l'Assemblée nationale que quatre jours pour prendre connaissance, pour apprécier la validité et la pertinence de 1 500 pages d'une insigne technicité.
Le Conseil d'État a lui-même relevé la désinvolture du Gouvernement et l'indigence de votre étude d'impact. Nous considérons quant à nous que vous portez atteinte à l'obligation qui vous est faite de bonne information du Parlement. Il est regrettable que ce matin, la Conférence des présidents n'ait pas partagé cette analyse.
Les textes qui nous sont soumis renvoient à vingt-neuf ordonnances mais, il faut également le dire, à plus d'une centaine de décrets portant sur des aspects essentiels du projet, ce qui prive le Parlement de la possibilité de mesurer les conséquences de votre réforme, que vous l'invitez ainsi à voter à l'aveugle.
Comment accepter de légiférer sans savoir selon quelles modalités les droits actuellement constitués seront convertis en points pour les générations nées après 1975 ? Pour celles qui sont nées avant, comment ces droits seront-ils liquidés dans l'ancien système ? Comment financerez-vous cette période de transition ?
Comment accepter que ces textes ne contiennent aucun élément sur les quinze ans de transition entre le système actuel des fonctionnaires et le système futur alors que c'est essentiel ? La réalité, c'est que le Gouvernement nous cache ses intentions !
Comment accepter de nous déterminer sur une étude d'impact qui se fonde sur un âge d'équilibre à 64 ans en 2027 alors que le Premier ministre a provisoirement retiré ce dernier et que les partenaires sociaux sont censés décider de l'avenir de cette mesure ? Soit le Gouvernement se moque d'eux et parie sur le retour de cette mesure d'âge, soit il se moque du Parlement en biaisant le débat car, même sans l'âge pivot à court terme, il faudrait revoir l'étude d'impact de fond en comble.
De la même manière, comment se prononcer sur les droits familiaux et conjugaux dans le futur système de retraite alors même que le Gouvernement vient de confier une mission sur ce sujet à M. Fragonard ? Là encore, soit cette mission est un leurre, soit c'est le débat parlementaire qui est vide de sens.
Comment nous fonder sur une étude d'impact partielle et partiale, étroitement comptable, limitée à la sphère des retraites alors que la réforme aura des effets importants sur le chômage, les salaires, la répartition des revenus, les dépenses publiques au sens large, le PIB ? Tel un petit boutiquier, vous êtes obsédé par le seul équilibre du régime des retraites et vous ne proposez aucune modélisation d'ensemble permettant de mesurer les effets économiques et sociaux globaux de votre réforme. Or, de tels chiffres existent, ils sont à la direction générale du Trésor, et vous avez choisi de ne pas nous les communiquer.
Comment croire à votre sincérité lorsque vous fondez vos extrapolations sur l'hypothèse du prolongement de la réforme de 2014 au lieu de vous saisir des conventions du COR ? Vous usez d'artifices en fondant les projections de rémunération des fonctionnaires sur une augmentation déraisonnable de leurs primes pendant cinquante ans !
Comment croire aux cas-types, qui sont si grossièrement faussés, aussi éhontément truqués ? Tous les cas types proposés sont élaborés à partir d'un âge d'équilibre à 65 ans pour toutes les générations à partir de 1975 alors que votre texte prévoit explicitement que l'âge d'équilibre évoluera avec l'espérance de vie. De ce seul fait, tous vos calculs sont faux.
Tous ou presque tous les cas pratiques témoignant d'une augmentation du taux de remplacement, tout le monde semble gagnant alors même que les dépenses, nous affirme-t-on, n'augmenteront pas par rapport au système actuel. La ficelle est si grosse qu'elle en devient grossière ! Le Conseil d'État l'a d'ailleurs souligné et s'en est ému en notant que le nombre de retraités augmentera alors que la part des retraites dans le produit intérieur brut (PIB) baissera. Tous les cas sont tronqués.
La réforme modifie à la fois le niveau de cotisation et celui de la retraite et l'on peut perdre ou gagner dans les deux cas. Un vrai bilan nécessiterait de prendre en compte l'ensemble de la vie pour mesurer qui gagne et qui perd.
Comment croire à la justice de votre système quand la pénibilité est si mal prise en considération ? La différence d'espérance de vie est de treize ans entre les 5 % de Français les plus pauvres et les 5 % les plus riches. En écartant puis en refusant de réintégrer les quatre critères de pénibilité, vous excluez tous les travailleurs du bâtiment, l'essentiel des travailleurs de l'industrie, les caissières, les égoutiers !
Comment peut-on en arriver à des situations tout à fait singulières où les conditions de départ à la retraite sont plus favorables pour un aiguilleur du ciel que pour une infirmière alors que l'on pourrait imaginer qu'ils ont des responsabilités similaires ?
Comment croire au principe de justice quand vous durcissez les conditions pour bénéficier du dispositif concernant les carrières longues, qu'à partir de 2025 vous rendrez 4 milliards par an de cotisations aux 20 % de Français les plus riches ou que vous durcissez les conditions pour que les chômeurs puissent avoir des droits ?
Enfin, comment croire à la promesse devenue slogan – 1 euro cotisé donnera les mêmes droits à la retraite – alors que ce n'est pas le cas ? Le Conseil d'État vous a d'ailleurs suggéré de rédiger votre texte différemment.
Vous avez certes votre propre sémantique – « c'est universel, pas uniforme » – mais on se croirait dans un sketch de Muriel Robin : « On coupe, mais on garde toute la longueur ».
Nous ne sommes pas prêts à légiférer et vous n'y êtes pas prêts non plus car votre réforme n'est pas aboutie. Elle n'est présentée devant le Parlement ni dans la transparence ni dans la sincérité. Vous nous emmenez dans le mur.