Plutôt qu'à une analyse détaillée des programmes 146 et 144, il me semble utile pour ce premier budget de la défense du quinquennat, de procéder à un rapide diagnostic qui peut s'exprimer en quelques mots : en dépit d'améliorations notables, le budget de la défense reste – et restera certainement – de plus en plus contraint.
Soulignons tout d'abord quelques avancées significatives. Assurément, dans le contexte budgétaire actuel, une hausse des crédits de 1,8 milliard d'euros marque une réelle volonté en faveur de nos armées. On note également un effort de sincérité budgétaire, notamment du fait d'une meilleure prise en compte des opérations extérieures (OPEX) et d'un moindre recours au gel de crédits. Enfin, l'annonce récente du plan famille et la priorité qui lui est données montrent que l'on a pris en compte les tensions sociales au sein des forces armées.
S'en tenir à ces réalités positives aboutirait cependant à une vision extrêmement déformée de la situation. En effet, de nombreux sujets de préoccupation, lourds de conséquences, demeurent ou s'annoncent pour l'avenir.
L'avenir immédiat tout d'abord, c'est-à-dire la fin de gestion. Après la suppression de 850 millions d'euros cet été, de nouvelles amputations sur les équipements ou un report de charges trop élevé auraient pour effet d'abaisser le point de départ du budget 2018, donc de la loi de programmation militaire. Cela jetterait d'emblée un doute sur la trajectoire ambitieuse annoncée, qui serait vraisemblablement compromise.
Quelle est exactement la situation à ce jour ? Qu'en est-il en particulier du déblocage des 700 millions d'euros encore gelés ? Seront-ils intégralement débloqués ? Si oui, à quelle date ? En ce qui concerne la prise en charge interministérielle du surcoût des OPEX, je connais et j'approuve votre position mais le silence pesant de Bercy m'inquiète. Où en sont les discussions ? Pensez-vous avoir besoin d'un arbitrage et à quel niveau ?
Enfin, quel sera le report de charges de 2017 sur 2018, globalement et sur le programme 146 ? Le report de 2016 à 2017 était de 3,1 milliards. Un tel montant vous paraît-il tenable ?
Pour les années à venir, deux points me préoccupent particulièrement qui relèvent de l'effort de sincérité budgétaire mais qui pourraient poser de graves problèmes de gestion. Pour la budgétisation des OPEX, en 2018, un reliquat d'au moins 650 millions posera de nouveau la question de la prise en charge interministérielle. Surtout, l'effort pour rendre le budget sincère lors des exercices suivants, grâce à une augmentation de la provision, réduira d'autant l'ampleur de l'effort budgétaire annoncé en faveur des armées. Plus insidieusement, l'article 14 du projet de loi de programmation des finances publiques gèle le reste à payer pour les années à venir au montant de 2017 : environ 100 milliards pour l'État, dont 50 milliards pour le ministère des armées et 35 milliards pour le seul programme 146.
Dans ces conditions, la modernisation des équipements militaires au coeur de la prochaine LPM risque d'être sérieusement mise à mal : les équipements militaires obéissent à une logique pluriannuelle incompatible avec le couperet de l'article 14. Quelle est votre analyse ? Pensez-vous pouvoir obtenir une dérogation pour les équipements des armées ? La stricte application de l'article 14 ne risque-t-elle pas d'entraîner le retour des fameuses sociétés de projet ou d'autres types d'achat en leasing, plus coûteux in fine que l'acquisition patrimoniale.
Ces questions sont d'autant plus cruciales que l'état actuel de nos équipements peut remettre en cause les ambitions militaires de la France. La cohérence de notre modèle devient de plus en plus problématique. Les principaux et symptômes causes de la fragilité grandissante sont connus : équipements atteignant la limite d'âge, notamment les véhicules de l'avant-blindés, sur-sollicitation des OPEX qui a accéléré l'usure des matériels sans que la chaîne de maintien en condition opérationnelle (MCO) ait été en mesure de répondre ; trous capacitaires en matière de patrouilleurs pour la marine, d'avions ravitailleurs et, bien sûr, de transport stratégique.
Certes, les historiens et les spécialistes diront que cette situation n'a rien de surprenant ou de neuf : l'écart entre nos ambitions et nos moyens en matière de défense ne date pas d'aujourd'hui et, pour certains, il n'y aurait pas lieu de s'inquiéter. Mais ce qui était autrefois supportable le devient beaucoup moins après cinq années d'OPEX intensives appelées, semble-t-il, à perdurer. C'est bien ce que montrent les difficultés que rencontrent les Britanniques qui, après leur engagement en Irak et en Afghanistan, s'emploient depuis 2010 à remonter la pente.
Deux chiffres résument l'ampleur de l'effort à accomplir lorsque le modèle est fragilisé. En 2016, le budget de la défense britannique a dû franchir une marche de 2,5 milliards d'euros. Le budget global hors pension est supérieur au nôtre de 14 milliards.
Il vous incombe ainsi, madame la ministre, de gérer une situation extrêmement délicate. Dans l'opinion – et sans doute auprès de beaucoup de vos collègues du Gouvernement – votre ministère reste privilégié. Mais si on analyse les besoins liés à l'accomplissement des missions confiées aux armées, le compte n'y est pas. Il vous faudra beaucoup de pédagogie et de diplomatie pour dire les choses sans rompre la solidarité ministérielle. Je vous souhaite d'avoir ce talent.