Je suis directeur de recherche à l'INSERM, un établissement public à caractère scientifique et technologique. Étant épidémiologiste, je m'intéresse aux populations. Par un concours de circonstances, j'ai appris l'existence du chlordécone en 1997, en Guadeloupe, par Alain Kermarrec, à l'époque directeur de recherche à l'INRA (Institut national de la recherche agronomique), malheureusement décédé depuis. Cela correspondait à un moment où je souhaitais, alors que je résidais à Paris, poursuivre mes études sur les conséquences sanitaires des expositions aux pesticides. Je m'étais intéressé aux Antilles parce que les cultures tropicales sont connues pour être très exposées à des nuisances de tout type, et de ce fait conduisant à l'usage intensif de produits phytosanitaires et de pesticides. En épidémiologie, pour mettre en évidence des conséquences sanitaires, il faut bien sûr travailler sur des régions où l'exposition est importante : pour pouvoir conclure. C'est donc au moment où je m'intéressais d'une façon générale à la problématique des pesticides, en particulier chez les travailleurs agricoles de la banane, qu'Alain Kermarrec m'a demandé si j'avais déjà entendu parler du chlordécone. Je lui répondis : « Dieu sait si je connais des pesticides, mais celui-là, je n'en ai jamais entendu parler. » Il me communiqua alors un exemplaire, que je conserve toujours, du rapport qui, au nom de l'INRA, fut remis en 1980 au Ministère chargé de l'environnement. Sa lecture m'a laissé pratiquement tétanisé lorsque j'ai découvert le niveau de contamination de la faune sauvage, terrestre, aquatique et volatile par différents produits phytosanitaires de type persistant. La colonne qui correspondait à celle de cette molécule, le chlordécone, dépassait d'un facteur dix, cent, parfois mille, celles des autres pesticides. Lorsqu'Alain Kermarrec me demanda si je pensais que cela pourrait finalement conduire à des problèmes chez l'homme, je me suis dit, qu'étant donné la nature de ces molécules, qui se bio-accumulent dans la chaîne eutrophique, il y avait de fortes chances pour qu'effectivement, tôt ou tard, la population soit concernée.
J'ai alors découvert qu'à l'époque déjà, en 1980, il existait sur la dangerosité du chlordécone un corpus de connaissances scientifiques absolument extraordinaires, d'autant qu'il y avait eu aux États-Unis, dans l'usine de Hopewell en Virginie, qui en assurait la production, un incident qui avait fait la une de tous les médias. D'ailleurs, cet événement est considéré comme l'une des plus grandes catastrophes environnementales qu'aient connues les États-Unis. Il fut à l'origine de la prise de conscience, en particulier par les agences sanitaires américaines, de ces problèmes de pollution. Dans ce cas précis, le problème était lié aux conditions de production industrielle de la molécule.
En ce qui me concerne, cette découverte remonte donc, je pense, en 1997. Ce n'est que deux ans plus tard, lorsque la direction de la santé et du développement social – équivalent alors de l'agence régionale de santé – de la Martinique mena, notamment grâce à l'action d'Éric Godard, des contrôles de la qualité des eaux, que le chlordécone apparut dans les eaux de consommation. Ce contrôle avait été fait en application des normes européennes : il s'agissait de rechercher toutes les molécules, non seulement celles qui étaient utilisées à l'époque, mais également celles qui avaient pu être utilisées dans le passé. Très rapidement, je fus informé de cette étude.
Bien sûr, à partir du moment où se trouve une molécule dans les eaux de consommation, elle finit tôt ou tard dans les organismes humains. Nous avons commencé, avec différents acteurs locaux, à nous intéresser aux éventuelles conséquences sanitaires d'une exposition des populations à cette molécule.
Cette inquiétude fut confirmée quelques années plus tard, lors d'une étude réalisée parmi les travailleurs agricoles de la banane en Guadeloupe, au cours de laquelle nous avons, avec des collègues belges, mis en place le dosage du chlordécone dans le sang. Et les premières observations, qui datent donc de la période 1999-2001, nous ont montré que, sur approximativement 80 % de la population d'étude – tous des travailleurs salariés, du secteur agricole ou non agricole – on était en capacité de détecter le chlordécone. Cela fut le point de départ des travaux dont – je tiens à le préciser car souvent mon nom est cité – je n'ai été que l'humble coordinateur et qui ont été menés par des très nombreuses personnes, chercheurs de l'INSERM mais également médecins, médecins hospitaliers, personnels de santé aux Antilles.