Intervention de éric Godard

Réunion du mercredi 25 septembre 2019 à 14h15
Commission d'enquête sur l'impact économique, sanitaire et environnemental de l'utilisation du chlordécone et du paraquat comme insecticides agricoles dans les territoires de guadeloupe et de martinique, sur les responsabilités publiques et privées dans la prolongation de leur autorisation et évaluant la nécessité et les modalités d'une indemnisation des préjudices des victimes et de ces territoires

éric Godard, ancien délégué interministériel chlordécone en Martinique :

Mon histoire avec le chlordécone est une longue histoire qui a commencé en juillet 1998, quand je suis arrivé à ce qui s'appelait encore la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) de Martinique, avant de s'appeler direction de la santé et du développement social (DSDS) en 2001, puis d'évoluer vers l'agence régionale de santé (ARS) en 2010. J'avais été nommé chef du service santé environnement, dont l'une des missions principales est le contrôle de l'eau d'alimentation. Avant mon arrivée, j'avais été prévenu qu'il y avait quelques soucis avec les pesticides. Une polémique très dure opposait depuis un certain temps l'État et des associations qui l'accusaient de ne pas dire la vérité sur la qualité des eaux, quand lui affirmait ne rien trouver d'alarmant dans ses analyses. Le bilan de 1996 faisait ainsi état d'une bonne qualité de l'eau sur le plan physico-chimique, attestée par les représentants de la DDASS dans les médias. On peut d'ailleurs retrouver dans les archives les réponses faites alors aux associations.

La polémique et la tension étaient telles que le directeur régional de l'environnement de l'époque avait demandé une mission de l'inspection générale de l'agriculture et de l'environnement – la mission Balland-Mestres-Fagot –, qui s'est déplacée en Martinique et en Guadeloupe aux mois d'avril et mai 1998, avant de rendre son rapport en novembre 1998. Celui-ci faisait état d'un usage immodéré des pesticides, d'une application laxiste de la réglementation et d'une absence d'état des lieux ainsi que d'estimation des conséquences sur la santé de la population. À la suite de ce rapport, le préfet a saisi le comité de bassin de Martinique, présidé par Madeleine de Grandmaison, en vue de faire des propositions pour améliorer les connaissances et gérer la situation, à un moment où nous avions très peu d'informations.

La DDASS a pris sa part du travail à l'époque. Elle a essayé d'améliorer le contrôle sanitaire des zones d'alimentation, changé de laboratoire et de pratiques pour assurer un transfert plus rapide et dans de meilleures conditions des échantillons, augmenté la liste des molécules recherchées. C'est ainsi qu'à l'issue d'une campagne intensive de prélèvements financés par les distributeurs d'eau, nous avons mis en évidence le HCH–bêta et le chlordécone dans trois captages : la source Gradis à Basse-Pointe, la rivière Monsieur et la rivière Capot. La source Gradis a été fermée, compte tenu des quantités de pesticides retrouvés. Il ne s'agissait que de HCH, dans la mesure où les résultats relatifs au chlordécone ne sont arrivés qu'au mois de septembre 1999, quand le laboratoire a pu les quantifier, après avoir identifié la molécule dans son spectographe.

Ces résultats ont suscité un vif émoi, tout en satisfaisant les associations, qui voyaient enfin, selon elles, l'administration dire la vérité et attester de la présence de molécules qu'elles dénonçaient sans forcément les nommer – je n'ai pas retrouvé de désignation du chlordécone dans leurs écrits de l'époque, ni dans les courriers adressés à l'administration. À partir de là, il a fallu savoir si les molécules étaient encore utilisées ou si le résultat correspondait au reliquat des usages du passé. Après enquête, il s'est avéré qu'il s'agissait a priori de reliquats. J'ai alors mis en place toute une démarche pour aller plus loin dans la connaissance des relations entre la concentration de la molécule dans les eaux et les précipitations ou les crues. L'étude a été réalisée en 2000, toujours avec l'aide de stagiaires de l'École des hautes études en santé publique et d'autres universités.

Pour finir, après avoir demandé, à plusieurs reprises, par des rapports au conseil départemental d'hygiène qu'on s'intéresse autres compartiments de l'alimentation et autres sources d'apport de pesticides pour la population, j'ai fini par entreprendre, au niveau de la DDASS, quand bien même cela ne faisait pas partie de sa mission première, une expérimentation pour démontrer que des résidus de chlordécone ou de HCH pouvaient se retrouver dans les produits cultivés, notamment les racines. C'est ainsi qu'en 2001 une manipulation a été présentée dans le cadre du groupe phytosanitaire ainsi qu'aux instances agricoles : sur trois parcelles de dachines, de patates douces et de choux caraïbes, nous avons fait des analyses couplées de sol et de légumes, lesquelles nous ont permis de démontrer le passage du chlordécone dans ces productions.

Le stagiaire avec lequel je réalisais cette étude a quitté la Martinique pour rentrer dans son école, avant même d'avoir les résultats. J'ai continué de travailler avec lui pour bétonner le rapport, sachant qu'il risquait de créer un émoi bien plus important que dans le cas de l'eau, où le résultat avait suscité certes un traumatisme, mais aussi une certaine forme de soulagement, en ce sens que cela apaisait les tensions entre l'État et les associations, et qu'il serait difficile de faire passer le message. Le rapport a été remis en mars 2002 à la directrice de la santé et du développement social de la Martinique. À partir de là, cela a été un parcours du combattant pour faire reconnaître la qualité du travail réalisé, mais aussi l'importance de la pollution mise en évidence et ses conséquences potentielles sur l'environnement et la santé publique.

À l'époque, j'ai eu tout un travail à faire pour convaincre les autorités, notamment le préfet, Michel Cadot, ainsi que les autorités nationales, que ce problème méritait un traitement d'urgence et à la mesure des découvertes. Il a fini par rendre public le fait que l'on avait un souci avec les légumes cultivés dans les sols chlordéconés, lors de la réunion du groupe régional phytosanitaire du 1er juillet 2002. Contrairement à la légende, ce ne sont donc pas les patates douces de Dunkerque, en octobre 2002, qui ont révélé le problème – elles l'ont révélé au niveau hexagonal, mais pas localement. Heureusement, le préfet avait eu la clairvoyance d'en parler dès le mois de juillet. Il s'est d'ailleurs bien servi de cet argument lors de sa conférence de presse, qui a suivi l'article de Libération, le 18 octobre 2002.

Dans ce rapport, plusieurs propositions étaient faites pour mieux connaître les composantes de l'alimentation – en l'absence de ces informations, impossible de mettre en avant des contaminations et d'en évaluer les risques ; pour réaliser des mesures dans les aliments afin de vérifier la présence de résidus ; pour faire le plus rapidement possible des essais sur toutes les cultures en place afin de connaître celles qui étaient sensibles au chlordécone et celles qui ne l'étaient pas ; pour mettre en place un suivi sanitaire des populations exposées ; pour envisager la mesure biologique des résidus de chlordécone dans l'organisme, de sorte à disposer d'un indicateur des contaminations et à permettre d'appréhender rapidement l'étendue du problème et l'exposition de la population. Ces propositions ont été appliquées petit à petit, certaines après un temps particulièrement long.

Entre 1999 et 2001, je n'ai eu aucun souci pour parler des travaux de recherche et de leurs résultats, quels que soient les médias, puisque j'ai fait une soixantaine d'interventions publiques sur le sujet. En revanche, après la publication du rapport, j'ai été, en quelque sorte, interdit de parole. Si je participais encore à certaines réunions, je ne participais pas à toutes, notamment aux réunions décisionnelles avec le préfet et les directeurs des services de l'État. Je n'ai d'ailleurs pas pu présenter moi-même mon rapport, qui l'a été par ma directrice. Je ne savais ce qui se passait que grâce aux collègues avec lesquels j'avais gardé de bons contacts. Je vous passe les qualificatifs dont on m'affublait à l'époque. On pensait, en gros, que je voulais faire croire que tout était pollué, que j'étais un ayatollah des pesticides et que je voulais mettre la Martinique à feu et à sang, alors que je ne faisais que parler de la réalité et anticiper sur ce que tout le monde a reconnu depuis : il existait une pollution à grande échelle de l'environnement et des terres agricoles, aussi bien en Martinique qu'en Guadeloupe.

La Guadeloupe a embrayé quelques mois plus tard. Au début, en effet, il y avait toujours six mois de décalage entre la Martinique et la Guadeloupe. La Guadeloupe a mis en évidence la pollution des sources de la Basse-Terre en 2000, en travaillant avec le même laboratoire de la Drôme, puis la pollution des légumes grâce à des contrôles. J'ai été en butte aux affirmations du service de la répression des fraudes, qui affirmait haut et fort qu'il ne trouvait pas de chlordécone dans les légumes. Et pour cause ! Il ne cherchait pas le chlordécone, mais des organochlorés. C'est quand le préfet a demandé, le 23 avril 2002, à ce service de rechercher la molécule, en privilégiant les légumes racines, que les contrôles ont commencé. Les premiers résultats sont arrivés à la fin du mois de juillet et la répression des fraudes a confirmé qu'environ un tiers des légumes racines étaient contaminés, ce qui a donné lieu à un signalement à Dunkerque d'un lot contrôlé à Macouba et envoyé par le groupe Gipam sous différentes formes. Il a pu être intercepté, en partie seulement, à Dunkerque. Aussi la légende selon laquelle on protège mieux les populations de l'hexagone que celles des Antilles ne peut-elle se fonder sur cet événement, puisque c'est seulement parce que nous avons eu le temps de rattraper les patates que l'on a pu les saisir. Au contraire, les résultats des contrôles faits en Martinique sur des patates ou des dachines arrivaient, alors que les produits avaient déjà été consommés, comme c'est souvent le cas lorsque l'on fait des contrôles sur les lieux de distribution.

Face à cette situation, j'ai souhaité me retirer du jeu et ai fait d'autres propositions de gestion de risques en 2003, considérant qu'il y avait désormais un problème de confiance dans la qualité des produits locaux et que l'on aurait pu s'inspirer de la gestion de sols pollués pour trouver un autre mode de gestion et carrément interdire la culture de certains produits sensibles dans les sols contaminés, de manière à garantir aux agriculteurs que ce n'était pas une analyse qui décidait du résultat économique de leurs spéculations et aux consommateurs qu'il n'y avait plus, même si cela devait se faire progressivement, de légumes sensibles cultivés dans des sols contaminés. J'ai le plaisir de voir qu'on semble se diriger vers cette solution pour les cultures sensibles, bien des années après s'être rendu compte que la confiance avait été en partie écornée – et bien écornée – parmi une frange importante de la population, compte tenu des incertitudes planant sur la qualité des contrôles réalisés, qui peuvent laisser passer des produits contaminés selon les marchés.

Je suis ensuite parti presque quatre ans en Guyane, où se posait un autre problème de santé publique : celui de la pollution au méthylmercure des populations amérindiennes. Pour des raisons familiales, j'ai souhaité revenir en Martinique. J'avais continué de suivre, grâce à mes collègues, notamment Béatrice Corbion, en Guadeloupe, tout ce qui se passait. Une conjonction d'intérêts s'est présentée à la fin de l'année 2006, quand je souhaitais rentrer en Martinique et que la direction générale de la santé manquait d'informations sur ce qui se passait sur le terrain. Le rapport de la mission parlementaire venait d'être publié, ainsi que celui de la mission de l'inspection générale, qui donnaient satisfecit à la gestion mise en place par l'État, mais un certain flou persistait et les informations peinaient à remonter.

Du fait de mon expérience et de la reconnaissance obtenue à la suite du travail réalisé par la direction générale de santé (DGS), j'ai été désigné par une lettre interministérielle, signée par cinq directions d'administration centrale, le 22 décembre 2006, pour assister les préfets et être une interface entre le niveau national et le niveau local, afin de coordonner les services locaux de l'État et de faire circuler l'information, avant le plan Premier chlordécone. J'ai été placé administrativement au sein de la DSDS, entièrement financé par le ministère de la santé. Par la suite, mon fonctionnement aura été assuré par le programme des interventions territoriales de l'État (PITE).

En 2007, une crise éclate, à la suite de la publication du livre de Boutrin et Confiant, puis de la venue du Professeur Belpomme et de l'annonce d'un rapport pour la rentrée 2007. Dans un premier temps, l'État souhaitait répondre par un plan de communication. J'ai, pour ma part, surtout invoqué la nécessité d'élaborer une stratégie d'intervention et de répondre par des actions. De fait, le sujet était loin d'être complètement traité, même si nous nous étions peut-être endormis un certain temps, après avoir fixé des limites maximales de résidus provisoires, en 2005, à la suite des premiers rapports de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA). L'agriculture s'était, en quelque sorte, acheté une certaine tranquillité, grâce à des valeurs limites fixées à 50 microgrammes pour les produits contributeurs de l'exposition et à 200 microgrammes pour les produits non-contributeurs de l'exposition, ce qui offrait une grande marge aux pêcheurs et aux éleveurs.

La réponse stratégique a été le plan chlordécone I, sur lequel j'ai beaucoup travaillé avec mes collègues de la DGS, ce plan ayant été essentiellement préparé au niveau national avec ma collaboration et relativement peu d'appui des services locaux de l'État. Didier Houssin a été nommé délégué national interministériel. Il était accompagné par Benoît Lesaffre, un ingénieur général des eaux et forêts, qui assurait le travail de coordination au niveau ministériel. Je travaillais, quant à moi, localement avec les préfets, la DGS et les services locaux de l'État. J'ai occupé cette fonction jusqu'en mars 2013, date à laquelle j'ai demandé à en être déchargé, compte tenu de l'évolution de ma mission et des difficultés que j'avais à l'assumer. Mes difficultés sont explicitement exposées dans le rapport de la mission d'évaluation du plan de 2011, aux pages 39 et suivantes, qui décrivent la manière dont cela se passait, aussi bien en matière de communication, de demandes d'appui restant sans réponse et de surcharge de travail, ce qui ne me permettait pas d'assurer correctement l'information de la population, ni de disposer de toutes les informations nécessaires.

Il faut savoir que, depuis 2009, j'étais également chargé de mission du PITE par une lettre de mission du ministère de l'intérieur et que j'ai géré le PITE de 2009 à 2013 pour le préfet de Martinique qui était responsable du budget opérationnel de programme, en ayant une grande marge de manoeuvre. Le PITE est un outil extrêmement intéressant, mais très difficile à défendre, quand des ministères veulent le saborder. Nous avons rencontré beaucoup de difficultés, à certains moments, certains ministères contributeurs n'admettant pas qu'une partie de leurs crédits soient mutualisés de cette manière pour des actions dans lesquelles ils n'avaient pas particulièrement d'intérêts.

En 2013, je suis retourné au sein de l'ARS, où je me suis essentiellement occupé de l'enquête Kannari, dont j'avais préparé le financement, qui n'était pas assuré par le deuxième plan, alors même que l'étude y était prévue. Nous avons réuni le financement grâce au PITE et à la contribution de la région Martinique. En revanche, nous n'avons pas pu obtenir de financements de la région Guadeloupe. Je me suis également occupé du programme des jardins familiaux de Martinique.

À partir de 2015, j'ai beaucoup travaillé sur la question des limites maximales de résidus (LMR), sur laquelle j'écrivais des notes depuis 2012, et de la répartition du chlordécone dans les organismes animaux, pour aboutir à ce que je demandais depuis le début : un retour à la norme fixée initialement en 2007, y compris par la Commission européenne, de 20 microgrammes dans les parties consommées. Cela a représenté un certain succès. Mais il a fallu beaucoup d'énergie et de temps pour y parvenir.

En 2016, j'ai voulu sortir un point complet sur ce sujet technique et traduire en termes accessibles, pour ceux qui savent à peu près lire, le minimum à savoir sur le chlordécone en Martinique. La préfecture de Guadeloupe a repris certaines de mes fiches sur son site. La majeure partie du document demeure d'actualité.

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