Mon appréciation à cet égard a évolué. Dans un premier temps, après l'interdiction du chlordécone, comme pendant sa période d'autorisation, j'ai trouvé étonnant que personne ne se soit préoccupé des conséquences, alors que des signes étaient apparus bien après le rapport Kermarrec, qui anticipait sur la catastrophe. Une enquête menée dans le cadre de l'Unesco sur la rivière du Grand Carbet, en Guadeloupe, a mis en évidence des dosages en milligrammes de chlordécone dans les eaux de l'estuaire, avec un gradient décroissant important entre l'amont et l'aval. C'était suffisant pour donner l'alerte.
Il y eut ensuite la pollution de la source de Neufchâteau, dans le site du Cirad, citée dans le rapport Balland et dans celui d'une stagiaire à la DDASS de Guadeloupe en 1996, qui s'appelait Sulla Jesop.
J'ai toujours défendu les autorités sanitaires et la DDASS, car le chlordécone ne lui avait pas été signalé comme un problème, et les laboratoires ne le cherchaient pas.
Monsieur Alain Blateau, qui a longtemps été mon prédécesseur à la DDASS, vous a indiqué que je vous parlerais peut-être de la découverte de certains éléments, et je suis en effet en mesure de le faire. J'ai retrouvé des écrits dont il vous a dit avoir perdu la mémoire. C'est aussi ce qu'il m'avait dit lorsque je les lui avais montrés, en lui demandant pourquoi nous n'avions pas poussé plus loin la recherche du chlordécone. En 1991, dans une enquête menée auprès des services de la protection des végétaux, des distributeurs de produits phytosanitaires et des groupements bananiers, le chlordécone apparaissait plusieurs fois parmi d'autres molécules, marqué d'un signe appelant à y faire attention et accompagnée d'un commentaire manuscrit indiquant : « Très persistant ».
Une autre pièce de cette même année 1991 – un courrier au laboratoire départemental de Martinique signé de l'un des cadres de la DDAS – demandait de rechercher le chlordécone parmi d'autres molécules. Mais l'institut Pasteur de Lille, à qui le contrôle des pesticides dans les eaux a été confié en sous-traitance du laboratoire départemental, ne le recherchait pas. La situation n'a pas évolué jusqu'au changement de laboratoire, en 1999. Un rapport au conseil départemental d'hygiène de 1997, actualisant la liste des molécules que l'institut Pasteur devait rechercher, mentionne à nouveau le chlordécone.
Le chlordécone a donc été cité à trois occasions, et il était alors possible de la retrouver, puisque cela avait déjà été déjà fait à plusieurs reprises. Depuis un certain temps déjà, des laboratoires l'avaient détectée dans différentes matrices, notamment dans l'eau, où il est le plus facile de la trouver. Il a été détecté dans la rivière du Grand Carbet, et M. Snegaroff l'avait trouvé dans le cadre de ses travaux. Je ne sais pas pour quelle raison nous n'avons pas suffisamment insisté pour mettre en place un contrôle qui permette d'identifier la molécule.
D'autres aspects m'étonnent. Ainsi, les niveaux de HCH sont dix fois inférieurs à ceux de chlordécone, mais dans toutes les rivières que nous avons contrôlées avec un pas de temps assez court – rivière Monsieur, rivière Capot – les courbes d'évolution des deux molécules sont parfaitement parallèles. L'institut Pasteur a analysé les eaux de la source Gradis sans y trouver de HCH, alors que quelque temps après, des quantités très importantes de HCH y ont été décelées. Faut-il mettre en cause le conditionnement des échantillons, ou le temps passé avant d'arriver au laboratoire ? Il est peu probable que le temps soit en cause, s'agissant d'une molécule persistante. En revanche, peut-être que le flacon employé n'était pas adapté à la recherche de telles molécules ?
J'ai également été très perturbé par un témoignage de René Seux, ex directeur du laboratoire de l'École Nationale de la Santé Publique, qui m'a été rapporté par Luc Multigner.
Lors de l'inauguration du laboratoire d'études et de recherche en environnement et en santé (LERES) conjointement à celle des nouveaux locaux de l'IRSET, en 2016, son directeur, René Seux, a déclaré à Luc Multigner qu'il avait détecté le chlordécone en 1991 lors d'analyses réalisées pour la DDASS par son laboratoire. Il l'a signalé, et l'autorité sanitaire lui aurait répondu qu'il fallait rechercher les molécules demandées dans la liste. J'ai évidemment interrogé René Seux sur ce point, par messagerie – il ne m'a pas répondu – et oralement, lorsque je suis allé à un regroupement de l'académie d'agriculture en septembre 2016 à Rennes. René Seux m'a alors confirmé qu'il avait découvert du chlordécone et l'avait signalé. Mais il n'en avait ni traces ni archives, car cela avait été fait de manière informelle et qu'à l'époque, ce genre de prestations informelles ne donnait pas lieu à archivage.