Intervention de Malcom Ferdinand

Réunion du mercredi 25 septembre 2019 à 17h25
Commission d'enquête sur l'impact économique, sanitaire et environnemental de l'utilisation du chlordécone et du paraquat comme insecticides agricoles dans les territoires de guadeloupe et de martinique, sur les responsabilités publiques et privées dans la prolongation de leur autorisation et évaluant la nécessité et les modalités d'une indemnisation des préjudices des victimes et de ces territoires

Malcom Ferdinand, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) :

Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres de la commission d'enquête, je suis ingénieur en environnement, docteur en philosophie politique et chercheur au CNRS. Cela fait environ huit ans que je travaille sur le chlordécone à partir la philosophie et de la sociologie. Une partie de mes recherches concerne le déroulement de cette affaire dans une perspective sociale, politique et philosophique, en France – et particulièrement aux Antilles. Je réalise également une comparaison internationale des lieux où le chlordécone a été utilisé. Dans le temps qui m'est imparti, je souhaite vous présenter une brève comparaison du déroulement de l'affaire aux États-Unis et aux Antilles, puis une analyse succincte de la dimension pluridisciplinaire et pluridimensionnelle du chlordécone.

On prend souvent les États-Unis pour exemple afin de souligner la rapidité avec laquelle la contamination au chlordécone a été traitée là-bas, comparativement à l'absence de traitement en France et aux Antilles françaises. Afin d'aider la commission à définir au plus près cette « absence », je présenterai rapidement le cas des États-Unis suite à la recherche que j'ai conduite cet été, durant laquelle j'ai pu consulter des milliers de pages d'archives juridiques et fédérales.

Un rappel des faits : l'entreprise Allied Chemical, détentrice du brevet du chlordécone via sa filiale Life Science Products (LSP), décide de poursuivre la production de cette molécule à Hopewell en Virginie, dès 1974. De 1974 à 1975, l'agence de pollution de l'air, l'agence du contrôle des eaux et la mairie de Hopewell alertent déjà l'usine du fait d'une pollution de l'air et des eaux. Mais c'est après le contrôle et la découverte d'un taux très élevé de chlordécone dans le sang d'un ouvrier de l'usine que son activité est interrompue sous la pression du département de la santé le 24 juillet 1975. Il est important de bien comprendre ce qui s'est passé aux États-Unis après la fermeture de l'usine, c'est-à-dire après le 24 juillet 1975, tant au niveau des services de l'État, du gouvernement que de la justice.

S'agissant des services de l'État, l'agence américaine de l'environnement (environmental protection agency – EPA) a été informée le 13 août 1975. Trois jours après avoir été alertée de la fermeture de l'usine et de la potentielle présence de chlordécone dans les écosystèmes, elle commence des tests systématiques des sols, des eaux et de l'air autour de Hopewell. En France, il faudra attendre 1999, vingt-deux ans après la première alerte de l'Institut national de la recherche agronomique (INRA), suite au rapport Snégaroff de 1977, pour que des tests systématiques soient réalisés. Le 20 août 1975, une semaine après avoir été informé, l'EPA émet une directive, appelée stop sale, use or removal order : elle interdit la vente, l'utilisation et l'élimination des quelque dix tonnes de Képone – nom commercial du chlordécone – encore présentes dans l'usine.

Ainsi, une semaine seulement après l'alerte, l'agence de l'environnement protège les habitants de Hopewell, mais aussi des Antilles. En effet, une partie de ce Képone aurait pu se retrouver à Basse-Terre en Guadeloupe ou à Sainte-Marie en Martinique. L'EPA dit : « Stop ! On ne touche plus à rien » et arrête toute activité liée au chlordécone. En France, il faudra attendre 1993 – après deux prolongations douteuses –, soit seize ans après 1977.

Un mois après la fermeture, le département de la santé mène une campagne de tests sanguins sur les habitants de Hopewell – trois cents prélèvements sont effectués. Le Centre national de cancer américain commence une étude au long cours dès 1975, qui donne des résultats préliminaires dès 1976. Aux Antilles, il faudra attendre 1999, soit vingt-quatre ans.

Le 22 août 1975, le département de l'agriculture de la Virginie entame des recherches sur un ensemble de produits de consommation dans la région – maïs, graines de soja, blé, lait cru, avoine et poissons de la rivière Saint-James – pour savoir si on y retrouve du chlordécone. Ces actions nous rappellent que la fonction première des chambres d'agriculture et du ministère de l'agriculture n'est pas de permettre le profit des producteurs, mais de nourrir sainement la population. Aux Antilles, il faudra attendre les études sur les résidus d'organochlorés, dites RESO, de 2006-2007, soit près de trente ans ! Un mois aux États-Unis, trente ans aux Antilles…

De même, le 9 septembre 1975, un mois et demi après la fermeture de l'usine, un comité interagences commence à étudier les possibilités de dépollution du site de l'usine. Aux Antilles, il faudra atteindre les années 2000 pour que l'on commence à réfléchir aux possibilités de décontamination.

Le gouverneur de Virginie, M. Mills E. Godwin Jr., reçoit le 16 décembre 1975 les résultats préliminaires de la contamination environnementale. Le 18 décembre 1975, soit deux jours après et sans avoir encore les résultats de l'enquête épidémiologique, il interdit la pêche dans la rivière James. Aux Antilles, il s'est écoulé trente et un ans entre le premier signalement de la présence de chlordécone dans les sols et rivières de Basse-Terre en Guadeloupe en 1977 et la première interdiction par la préfecture de pêche en 2008-2009 : deux jours aux États-Unis, trente et un ans en France…

En janvier 1976, le Sénat ouvre une enquête parlementaire au sujet de la contamination de Hopewell, visant à examiner les actions prises par les services de l'État, l'EPA, la mairie et le gouverneur. Il produit un rapport de 430 pages. La Chambre des représentants fait une deuxième enquête le même mois. Suite à leurs conclusions, les deux chambres adoptent une nouvelle loi sur la régulation des produits toxiques, tirant les leçons du passé. En France, c'est en 2004 que des chefs d'entreprise et des agences de l'État auront pour la première fois à répondre de leurs actes devant les représentants élus par les citoyens, lors de la mission d'information parlementaire présidée par M. Beaugendre : six mois aux États-Unis, vingt-sept ans en France…

S'agissant de la justice, en deux ans, trois types d'actions ont été menés et conduites à terme. L'État attaque en justice les entreprises Allied Chemical et LSP, ainsi que la ville de Hopewell. Les pêcheurs touchés par l'interdiction de pêcher dans la rivière font de même. Enfin, les ouvriers intentent également une action en justice. Allied Chemical est condamné à verser près 30 millions de dollars en tout entre 1976 et 1977, incluant les frais de dépollution. En prenant en compte l'inflation, cela correspond à 123 millions d'euros actuels. La mairie de Hopewell est aussi condamnée, ainsi que les responsables de l'usine. Deux ans après la fermeture de l'usine et le signalement de la pollution, les procès sont terminés, la justice a fait son travail et les responsables sont condamnés. Les habitants et la ville de Hopewell peuvent alors entamer un processus de réparation et de dépollution et préserver leur lieu de vie.

En France, depuis quarante-deux ans, la justice reste muette, malgré les alertes des États-Unis en 1975, la classification du chlordécone par le Centre International des cancers comme cancérogène probable dès 1979, l'alerte liée à l'étude de Kermarrec en 1980, l'étude de l'Unesco de 1993, la charte de l'environnement de 2004, les démarches juridiques entamées en 2006 ou l'ajout du chlordécone à la convention de Stockholm en 2009.

Une autre action de la justice américaine est extrêmement remarquable : la création avec une partie de l'amende imposée à Allied Chemical d'une fondation pour l'environnement de Virginie (Le Virginia Environmental Endowment – VEE). Depuis plus de quarante ans, la fondation finance des projets de conservation et d'amélioration de l'environnement en Virginie. La justice américaine a fait de la peine infligée à Allied Chemical le levier d'une action écologiste qui finance chaque année des projets environnementaux, des associations écologistes, des projets d'éducation à l'environnement ou de recherches académiques et des bourses d'études visant à préserver les écosystèmes et à améliorer la qualité de vie des habitants de Virginie.

En somme, le chlordécone aux États-Unis, c'est une société qui collectivement confronte le problème, assigne les responsabilités, considère la santé de ses citoyens, se soucie de ses écosystèmes et des générations futures. Aux Antilles, la grande différence n'est pas que la contamination ait eu lieu, mais plutôt les multiples refus de l'État et des gouvernements à la prendre en charge. Ces refus, ces productions d'ignorance et d'inaction de la part des pollueurs, des corrompus, des irresponsables représentants politiques et des insouciantes autorités étatiques ont été extrêmement puissantes et, il faut le dire, victorieuses.

Combien d'années de vie affligées et de souffrances inutiles ont été infligées aux Antillais à cause de ces refus ? Combien d'années de retard a-t-on pris dans la recherche des moyens de décontamination des sols et des eaux, dans la recherche sanitaire pour protéger nos concitoyens ? Combien d'années les Antillais devront-ils attendre afin d'obtenir justice ?

À la lumière de ces éléments, le chlordécone révèle en France une crise multidimensionnelle extrêmement grave, attestant d'une production délibérée d'ignorance et d'inaction, autour de cinq axes. Il s'agit d'abord d'une crise environnementale et sanitaire dont l'ampleur a été décrite par les collègues microbiologistes, chimistes, médecins et épidémiologistes. La pollution est durable, généralisée et délétère.

Il s'agit aussi d'une crise étatique : des failles répétées des services de l'État dans la préservation de l'environnement et la santé des citoyens vivant aux Antilles et l'inaction face aux alertes. Il est souvent affirmé – même dans cette commission – que les premières alertes vinrent des États-Unis. C'est faux. Elles furent émises par les ouvriers agricoles martiniquais en février 1974. Deux ans après l'autorisation officielle du chlordécone, les ouvriers agricoles de la banane entament l'une des plus importantes grèves de l'histoire sociale de la Martinique et demandent explicitement l'arrêt de l'utilisation de cette molécule parce qu'ils ont fait l'expérience de sa toxicité dans leur chair. Les ouvriers agricoles de la banane aux Antilles ont été les premiers cobayes du chlordécone. Ni les autorités locales et membres du gouvernement qui ont pris part aux négociations, ni les services de santé de l'État n'ont tenu compte de cette alerte. Le chlordécone, c'est d'abord le mépris des ouvriers antillais par leurs propres représentants politiques. Peut-être conviendrait-il que la commission les interroge ?

C'est également une crise de la démocratie française aux Antilles : un petit groupe a réussi à imposer une vie en pays contaminé à l'ensemble la population depuis près de quarante-sept ans, et possiblement pour encore plusieurs dizaines d'années. Ce n'est pas simplement le résultat de l'action répréhensible de certains individus et responsables du ministère de l'agriculture, c'est une faille du système démocratique tel qu'il fut et est expérimenté aux Antilles. Cela veut dire que les élections – qui instaurent des conseils municipaux, des maires, des sénateurs, des députés, des présidents, des conseillers régionaux et départementaux, des responsables de chambres d'agriculture et des gouvernements, qui en retour nomment des préfets et des responsables des services étatiques – ont failli. On ne répond pas à une telle crise uniquement en mettant de meilleurs préfets, de meilleurs conseillers municipaux ou régionaux, ou de meilleurs députés ou sénateurs. Il faut agir au niveau de la participation de la cité aux décisions relatives à l'utilisation des terres et aux écosystèmes.

Le chlordécone dévoile aussi une crise de la justice française en matière d'environnement. Le fait même que, quarante-sept ans après les premières autorisations officielles données au chlordécone, après deux rapports parlementaires, une nouvelle commission d'enquête soit mise en place, confirme une crise de la justice. Elle aurait déjà dû faire le travail de votre commission : travail de vérité, d'assignation des responsabilités et de considération des citoyens ultramarins. L'absence de justice laisse place à une situation de déréalisation collective, de perte des rapports normaux aux autres et à nos terres. On ne donne pas aux habitants les moyens d'assumer la réalité historique et écologique de leurs îles ; on leur laisse penser qu'il est normal que l'on pollue des terres pour des siècles avec une molécule cancérogène sans avoir de compte à rendre, ni à la société, ni aux autorités, ni à la Terre-mère, qu'il est normal que des pêcheurs, des éleveurs, des pisciculteurs et des agriculteurs qui n'ont rien à voir avec la pollution doivent changer de métier ou partir en retraite anticipée car leur écosystème est pollué, qu'il est normal de changer de pratique culturale dans les jardins créoles, qu'il est normal de stigmatiser les traditionnelles pratiques informelles de pêche, de culture et de vente, qu'il est normal que nos pères et grands-pères contractent autant de cancers de la prostate, qu'il est normal que l'on retrouve du chlordécone dans les cordons ombilicaux de nos mères. Il serait donc normal que l'on traite les habitants de la Martinique et de la Guadeloupe de cette façon. Pourtant, ce n'est ni normal, ni juste.

Enfin, le chlordécone met aussi et surtout en lumière une crise sociétale. La contamination au chlordécone est liée à une fonction économique et politique, à une manière d'habiter la Terre que je nomme dans mes travaux un « habiter colonial » – une occupation des terres sous la forme de monocultures d'exportation qui n'ont pas vocation à nourrir les habitants des îles qui, pourtant, en subissent les violences. En vingt ans, un petit nombre a contaminé des terres pour plusieurs siècles. Les mesures de protection de la population prises depuis les années 2000 sont importantes, mais ne peuvent à elles seules répondre à la question sociétale que nous pose la contamination au chlordécone. Quel projet de société voulons-nous ? Souhaitons-nous continuer à violenter nos habitants, à bafouer la Terre-mère qui nous accueille et à hypothéquer le futur de nos enfants ? Dans trente ou quarante ans, la plupart des personnes que vous avez auditionnées ne seront plus là. La contamination au chlordécone est-elle la trace que votre génération – pas vous personnellement, mais collectivement – va nous laisser ? Au contraire, va-t-elle nous montrer des chemins de justice, de courage, des horizons écologiques d'espoir et de dignité ?

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