Intervention de Éric Bothorel

Réunion du mardi 25 février 2020 à 17h15
Commission des affaires économiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaÉric Bothorel, rapporteur pour avis :

Je suis très heureux que la commission des affaires économiques se soit saisie, pour avis, du projet de loi relatif à la communication audiovisuelle et à la souveraineté culturelle à l'ère numérique dont nous allons débattre cet après-midi et dont j'ai l'honneur d'être le rapporteur pour avis. Ce texte fixe un objectif ambitieux : adapter le cadre législatif de l'audiovisuel aux mutations profondes qui traversent le secteur, dont les usages et le paysage ont été profondément bouleversés par l'arrivée du numérique.

Avant d'en venir plus précisément au champ de notre saisine, je souhaiterais dire quelques mots sur l'impact du numérique dans le monde audiovisuel et le besoin de régulation qu'il fait naître. Le numérique change notre rapport à la culture. Il a démultiplié l'accès aux biens culturels audiovisuels. Il n'a jamais été aussi facile d'écouter de la musique, de regarder un film ou de consommer un programme de divertissement qu'aujourd'hui. Aux côtés de ces bénéfices dont je me réjouis, les risques liés au développement des plateformes numériques n'en sont pas moins nombreux. Elles bouleversent le fonctionnement concurrentiel du marché et fragilisent les acteurs traditionnels. Un fait parlant pour l'illustrer : avec 5 millions d'utilisateurs, Netflix compte désormais plus d'abonnés que Canal +.

Nous le savons bien dans cette commission, la concurrence est un processus économique sain qui bénéficie aux consommateurs et stimule l'innovation. Mais cela n'est vrai qu'à la condition que la concurrence s'exerce de manière loyale. Or le cadre normatif, qui repose sur la loi Léotard de 1986, ne permet pas aux différents acteurs de jouer à armes égales. Votées en un temps où internet et les ordinateurs ne faisaient pas partie de notre quotidien – un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître –, les règles actuelles imposent des obligations fortes aux acteurs traditionnels, alors que les acteurs issus du monde numérique y échappent entièrement. Il en résulte des asymétries concurrentielles, dont l'Autorité de la concurrence s'est d'ailleurs inquiétée dans un avis rendu au mois de février 2019.

La saisine de la commission des affaires économiques est riche et diverse, à l'image de ses compétences. La commission des affaires culturelles et de l'éducation a sollicité notre avis au fond sur l'article 60, qui simplifie un certain nombre de procédures de lutte contre les pratiques anticoncurrentielles ; sur l'article 61, qui autorise le Gouvernement à transposer par voie d'ordonnance la directive « ECN + » ; ainsi que sur l'article 64, qui habilite le Gouvernement à transposer la directive européenne établissant le code des communications électroniques européen. Nous reviendrons sur ces enjeux lors de la discussion des amendements. Notre saisine pour avis porte sur les articles 16, 17, 22 et 59. Je souhaiterais m'y attarder de façon plus précise.

Les articles 16, 17 et 22 du projet de loi posent les jalons d'une nouvelle régulation des plateformes numériques audiovisuelles. L'ambition est de taille : il s'agit de répondre aux problématiques de financement de la création, de protection des ayants droit, mais aussi, de façon plus globale, de préservation de notre souveraineté culturelle.

Les articles 16 et 17 du projet de loi assurent la transposition de l'article 17 de la directive européenne sur le droit d'auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique, fruit de plus de quatre ans de débats et de négociations menés à l'échelon européen. Nous créons un nouveau régime de responsabilité pour les plateformes numériques diffusant gratuitement des contenus, comme Youtube, en tirant toutes les conséquences de l'insuffisance actuelle du régime de responsabilité limitée, issue de la directive sur le commerce électronique. Les plateformes pourront désormais voir leur responsabilité engagée en cas d'exploitation de contenus protégés sans l'autorisation des auteurs, sauf si elles parviennent à démontrer qu'elles ont fourni leurs meilleurs efforts pour obtenir une autorisation auprès des titulaires de droits, pour garantir l'indisponibilité d'oeuvres pour lesquelles les titulaires de droits ont fourni les informations pertinentes et nécessaires et qu'elles ont, en tout état de cause, agi promptement. Ce mouvement de responsabilisation devrait permettre un partage plus équitable de la valeur, au bénéfice des ayants droit et, par conséquent, du financement de la création.

La mise en oeuvre de ce nouveau régime sera supervisée par l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, l'ARCOM, issue de la fusion du CSA et de la HADOPI. La création de ce nouveau régulateur donne une traduction concrète au besoin de régulation des plateformes numériques. C'est là un progrès dont nous devons mesurer toute l'ampleur : nous faisons entrer dans le giron du régulateur audiovisuel français des plateformes numériques qui échappent, sur de nombreux aspects, encore trop au contrôle des États souverains.

L'ARCOM sera dotée d'outils nouveaux, prévus à l'article 22 de la loi, afin que la lutte contre le piratage gagne en efficacité. Avec 10,6 millions de pirates en 2017, les pratiques de téléchargement illégal sont en baisse, grâce au développement de l'offre légale, au volontarisme du juge et au rôle dissuasif joué par la HADOPI. Mais la contrefaçon engendre toujours un manque à gagner annuel pour la filière cinématographique et audiovisuelle française de 1,18 milliard d'euros. Pour l'État, c'est un manque à gagner fiscal annuel de 408 millions d'euros.

L'article 22 prévoit des outils innovants pour lutter avec plus d'efficacité contre les sites miroirs, ces sites condamnés par le juge pour contrefaçon et dont le contenu est repris par un autre site, privant ainsi d'effet la décision du juge. Saisie par un titulaire de droits, l'ARCOM pourra demander le blocage d'un site à un fournisseur d'accès internet (FAI) ou le déréférencement d'un site jugé illicite en application d'une décision initiale du juge. Ces nouveaux moyens devraient permettre un blocage plus rapide des sites miroirs, dans le respect du principe de l'interdiction de surveillance générale posé par la directive sur le commerce électronique. Il faut bien sûr s'en féliciter. Mais nous devons, en tant que législateur, veiller à la portée opérationnelle des dispositifs que nous votons. Les techniques de blocage évoluent rapidement et les acteurs pertinents pour bloquer ou retirer un site ou un contenu contrefaisant aujourd'hui ne seront pas forcément les mêmes demain. C'est pourquoi il me semble essentiel d'inclure également au côté des FAI, les hébergeurs et les services de navigation. Nous travaillons avec ma collègue Aurore Bergé en bonne intelligence à une rédaction commune sur ce sujet.

L'ARCOM est également dotée d'une compétence nouvelle l'habilitant à établir, en respectant le principe du contradictoire, une liste des sites portant atteinte de manière grave et répétée au droit d'auteur et aux droits voisins. En misant sur le principe du « name and shame », les pouvoirs publics déploient des méthodes de régulation modernes dont nous connaissons l'efficacité. L'objectif est double : informer les internautes et tarir l'offre illégale en jouant sur l'effet de réputation et les intermédiaires. L'établissement de cette liste devrait favoriser le développement de ce que l'on appelle le « follow the money », une méthode simple à laquelle je crois beaucoup consistant à faire la transparence sur les flux financiers, afin de renforcer le devoir de vigilance des annonceurs et de les dissuader de financer des sites illégaux. Cette approche est efficace pour lutter contre les sites contrefaisants ; elle l'est aussi pour lutter contre les sites diffusant des contenus haineux.

La chaîne publicitaire, qui fait intervenir un grand nombre d'intermédiaires, est d'une telle complexité, qu'il est en réalité souvent difficile pour un annonceur de savoir sur quel site son annonce figurera in fine. Les annonceurs, les vendeurs et l'ensemble des intermédiaires de la chaîne doivent être davantage responsabilisés dans leurs pratiques. Aux côtés des initiatives prises par les acteurs du secteur, le législateur doit se saisir pleinement de cet enjeu. La loi dite « Sapin » a fixé un cadre, mais les obligations sont incomplètes et insuffisamment respectées. La chaîne publicitaire, comme j'ai eu l'occasion de le mesurer lors des auditions, est encore bien trop opaque. Monsieur le secrétaire d'État, pour avoir eu l'occasion de l'évoquer lors des débats sur la proposition de loi « Avia » contre les contenus haineux sur internet, je sais que c'est un sujet qui vous tient aussi à coeur. Nous devons aller plus loin et réviser le cadre fixé par la loi Sapin.

L'article 59 prévoit la création de France Médias, société mère rassemblant en son sein les filiales France Télévisions, Radio France, France Médias Monde et l'Institut national de l'audiovisuel (INA). L'ambition est à la hauteur des enjeux : le service public audiovisuel doit se construire autour d'une stratégie unifiée, à même de relever le double défi de la mondialisation et du numérique. Les collaborations entre filiales deviendront plus systématiques, les synergies seront renforcées et la mue de l'audiovisuel public vers le numérique pourra s'achever. Nous aurons l'occasion de revenir plus longuement sur ces sujets lors de la discussion des amendements.

Pour conclure, je voudrais dire quelques mots des enjeux numériques qui nous attendent pour l'avenir. En premier lieu, la question de la donnée, qui occupe d'ores et déjà une place centrale dans l'économie des médias audiovisuels, va devenir de plus en plus prégnante. La question du partage de la valeur associée aux données entre éditeurs et distributeurs doit faire l'objet d'une réflexion approfondie. Il faut que nous garantissions aux éditeurs un accès équitable, transparent et non discriminatoire aux données détenues par les distributeurs.

En second lieu, la question de la régulation des terminaux doit nous préoccuper. En 2025, c'est-à-dire demain, plus d'un Français sur trois disposera d'une enceinte connectée chez soi. Les Français sont d'ores et déjà, pour nombre d'entre eux, équipés en téléviseurs connectés. Les problématiques de référencement, les règles déterminant la mise en avant des services sur les magasins d'application vont se poser de façon croissante, et nous ne pouvons faire l'économie d'un débat éclairé sur ces sujets, afin de construire un cadre de régulation approprié et de garantir les conditions d'une concurrence juste et non faussée entre tous les acteurs de l'audiovisuel.

Enfin, les différents régulateurs des acteurs numériques doivent engager un dialogue et une coopération plus étroite, afin de prendre en compte les externalités potentielles que leurs décisions auraient sur des marchés qui se trouvent à la jonction ou en périphérie de leurs champs de compétences respectifs. À titre d'exemple, un tel dialogue pourrait utilement avoir lieu dans le cadre de la finalisation des recommandations de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) sur les cookies et autres traceurs, dont la nature intéressera directement les acteurs français de la publicité, aujourd'hui en concurrence avec les grandes plateformes numériques étrangères, qui doivent bénéficier d'un terrain de jeu équitable, notamment pour pouvoir se saisir des nouveaux outils que le décret autorisant la publicité segmentée mettra à leur disposition.

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