Intervention de François Ruffin

Réunion du mercredi 4 mars 2020 à 9h35
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrançois Ruffin, rapporteur :

Longtemps, je n'ai pas critiqué la police. À l'évidence, c'est un métier dangereux, et il est plus facile de le dénoncer derrière son clavier d'ordinateur, dans un bureau chauffé, que d'aller se heurter à la part d'ombre de la société. La critique doit se faire avec humilité. Mon chemin ne croise pas non plus souvent celui de la police ; mon quotidien n'a rien à voir avec celui d'un gamin de couleur des quartiers. J'ai également fait le choix politique de ne pas critiquer la police, considérant que, tel un paratonnerre, elle voyait se détourner sur elle la colère dirigée contre le pouvoir même.

Les choses ont évolué, pour moi comme pour beaucoup de Français, au fil d'une année de mouvement des gilets jaunes, au cours de laquelle on a recensé 25 éborgnés, 5 mains arrachées, 321 crânes ouverts, et constaté des tirs dirigés contre de simples manifestants, voire des passants. Les choses ont évolué avec le décès de Steve Caniço lors de la fête de la musique à Nantes, et celui de Cédric Chouviat, mort à la suite d'un plaquage ventral avec fracture du larynx et arrêt cardiaque consécutif à une privation d'oxygène. Selon un sondage de l'IFOP paru à la fin du mois de janvier dans l'Express, la confiance des Français en la police est au plus bas.

Je propose d'interdire le plaquage et le pliage ventral afin de rétablir cette confiance entre la police et les Français.

Christophe Rouget, du syndicat CFDT Police, nous a expliqué le choix qui s'offre à un policier lors d'une interpellation difficile : soit il sort son arme à feu, soit il utilise des armes de type Taser, soit il va au contact. Au contact, l'idéal est de placer la personne sur un support vertical, mais le policier court le risque de prendre des coups de pied. Si la personne interpellée est placée à l'horizontale, sur le dos, c'est dangereux pour sa tête ; la position sur le ventre est la moins dangereuse, et elle permet de menotter dans le dos. C'est l'option privilégiée.

Il ne s'agit pas, pour nous, de contester l'immobilisation ventrale ; ce que nous visons, c'est le blocage des voies respiratoires qui l'accompagne, par la pression sur l'abdomen et la cage thoracique, voire la clé d'étranglement qui produit un étouffement au niveau de la gorge. Ces techniques ont entraîné seize décès au cours des dernières années, les plus connus étant ceux d'Adama Traoré, de Serge Partouche, de Lamine Dieng, de Wissam El-Yamni, et dernièrement de Cédric Chouviat.

Nous avons reçu un adjoint à la direction centrale du recrutement et de la formation de la police nationale. Dans un premier temps, il a déclaré que la formation ne prescrivait pas la pression sur la cage thoracique, que la position sur le ventre n'était maintenue que le temps nécessaire au passage des menottes, que la pression sur les cervicales était interdite depuis 2008 et ne s'exerçait que sur les omoplates, laissant l'abdomen sans pression pour permettre une respiration ventrale sans contrainte. Dans un deuxième temps, il a expliqué que le policier peut s'allonger intégralement sur la personne : la pression est répartie, elle ne s'exerce pas sur un point particulier, et permet la respiration. Reste qu'il y a bien une pression sur la cage thoracique et l'abdomen.

Dans une note diffusée le 8 octobre 2008, le chef de l'inspection générale de la police nationale a indiqué : « la compression – tout particulièrement lorsqu'elle s'exerce sur le thorax ou l'abdomen – doit être la plus momentanée possible et relâchée dès que la personne est entravée par les moyens réglementaires et adaptés. » La doctrine n'est donc plus la même puisqu'elle autorise la pression « momentanée et relâchée » sur le thorax ou l'abdomen. Elle est rappelée dans une instruction du directeur général de la police nationale du 4 novembre 2015 : « la compression, tout particulièrement lorsqu'elle s'exerce sur le thorax ou l'abdomen, doit être la plus courte possible. » Il existe par conséquent une tolérance, non seulement à l'égard de l'immobilisation ventrale, mais aussi d'une pression sur les voies respiratoires, admise pourvu qu'elle soit la plus courte possible.

En matière de plaquage ventral, la doctrine de la police nationale est donc des plus floues, ce qui se traduit dans les faits par des pratiques totalement hétérogènes. Parfois, la compression exercée sur le thorax et l'abdomen n'est pas aussi « relâchée » que le préconise la note de 2008. Le Défenseur des droits rapporte ainsi que Mohamed Boukrourou s'était retrouvé avec trois policiers se tenant assis et debout sur lui, et la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) que Mohamed Saoud avait été menotté les bras en avant, que ses chevilles étaient entravées et qu'un policier avait placé ses bras sur ses épaules et son genou sur ses reins, la pression exercée interdisant sa respiration. Quant à Lamine Dieng, il a été menotté dans le dos et sanglé au niveau des jambes, puis maintenu au sol sur le plancher du car par quatre policiers.

La compression n'est pas non plus « la plus courte possible ». La CEDH, dans son arrêt Saoud contre France, a constaté « que Mohamed Saoud a été maintenu au sol pendant trente-cinq minutes dans une position susceptible d'entraîner la mort par asphyxie dite "posturale" ou "positionnelle" ». Or la Cour observe que cette forme d'immobilisation a été identifiée comme hautement dangereuse pour la vie, l'agitation dont fait preuve la victime étant la conséquence de la suffocation par l'effet de la pression exercée sur son corps. Mohamed Boukrourou est, quant à lui, resté en position de plaquage ventral avec le poids de trois gardiens de la paix sur son dos de 16 h 58 à 17 h 02 ; il a donc été dans l'impossibilité de respirer pendant quatre minutes. Abdelhakim Ajimi a, lui, subi sept à huit minutes de plaquage ventral avec clé d'étranglement, entravé aux membres supérieurs et inférieurs, avant l'arrivée de l'équipage de Police secours. Enfin, Amadou Koumé a été laissé dans cette position, allongé sur le flanc et menotté pendant quatre minutes, jusqu'à ce qu'il soit transporté dans le car de police.

J'établis un lien entre la doctrine floue et flottante de la police et son application très hétérodoxe.

Des condamnations ont été prononcées à la suite de ces plaquages ventraux. Le 9 octobre 2007, la CEDH a condamné la France en raison du manquement des autorités à l'obligation de protéger la vie de Mohamed Saoud. La Commission nationale de déontologie de la sécurité a rendu une décision rappelant que maintenir une clé d'étranglement de la part du gardien de la paix et de rester à califourchon sur le dos de Abdelhakim Ajimi constitue un usage de la force devenu sans justification. Dans une décision du 25 novembre 2011, le Défenseur des droits « a considéré que les policiers avaient fait un recours inadapté et disproportionné à la force à l'encontre de M. M.B, qui avait été victime d'un traitement inhumain et dégradant ». Dans un arrêt du 16 novembre 2007, la CEDH « considère que ces gestes, violents, répétés et inefficaces, pratiqués sur une personne vulnérable, sont constitutifs d'une atteinte à la dignité humaine et atteignent un seuil de gravité les rendant incompatibles avec l'article 3 de la Convention. Elle dit donc qu'il y a violation. » Enfin, une autre décision du Défenseur des droits regrette que, pendant les quatre minutes ayant suivi le menottage dans le dos, et alors qu'il se trouvait toujours en position ventrale, aucun des fonctionnaires de police présents sur les lieux n'ait pris l'initiative de relever Amadou Koumé afin de lui permettre de mieux respirer.

Les décès résultent d'un enchaînement funeste : la personne interpellée ne parvenant pas à respirer, elle tente de se relever, ce qui est interprété comme une rébellion qui entraîne une compression plus forte encore du policier. Ainsi, dans un rapport de 2001, Amnesty International indiquait que la position allongée sur le ventre « empêche de respirer correctement. Le fait de menotter une personne derrière le dos restreint également sa possibilité de respirer. Toute pression exercée dans le dos de la personne qui se trouve dans cette position […] accroît encore la difficulté à respirer. Lorsque l'on manque d'oxygène, la "réaction naturelle" consiste à se débattre encore plus. Face à cette agitation, un agent de la force publique aura tendance à exercer une pression ou une compression supplémentaire afin de maîtriser la personne, compromettant davantage encore ses possibilités de respirer ».

Les experts internationaux d'Amnesty international pensent que ces techniques ne doivent plus être utilisées en France, parce que manifestement la police française ne sait pas les utiliser, ce que souligne également la CEDH dans son arrêt du 16 novembre 2017 Boukrourou contre France, considérant que les souffrances infligées à la victime « pourraient s'expliquer […] par un manque de préparation, d'expérience, de formation adéquate ».

Les situations tragiques révèlent ce manque de formation sérieuse. Parfois, les policiers ne savent pas interpréter les signes de la mort avançant. Ainsi, une gardienne de la paix a déclaré, lors de son audition par l'inspection générale de la police nationale (IGPN), qu'elle n'avait pas perçu ce que révélaient l'agitation des jambes et les gaz que lâchait la victime : « Je n'ai pas l'habitude de la mort et je ne savais pas que ces gaz pouvaient être un signe de relâchement. » Il est aussi arrivé que les policiers refusent d'écouter un responsable des pompiers arrivé sur place après une intervention violente, qui demandait de laisser la personne respirer.

Les syndicats de police nous ont fait part des lacunes en matière de formation continue : elle se résume à « rien » pour Alexandre Langlois du syndicat VIGI Ministère de l'intérieur ; « c'est zéro » pour l'UNSA ; c'est « ce qui manque le plus », pour la CFDT. Un responsable de la direction générale de la police nationale a reconnu que de gros efforts devaient être faits, mais que la formation régulière aux gestes d'interpellation requérait des moyens, un dojo, un formateur.

Avoir face à soi des professionnels formés est pourtant fondamental pour avoir confiance. De même que nous n'imaginons pas nous faire opérer par un chirurgien qui n'a pas répété un geste de manière régulière, nous attendons de policiers armés, qui représentent l'État et détiennent un pouvoir, qu'ils soient exercés aux moyens de coercition et aux techniques d'immobilisation. Or ils ne le sont pas.

En l'absence de formation sérieuse, nous considérons, avec Amnesty international, que les policiers ne sont pas en état de pratiquer cette technique d'immobilisation, qui peut être mortelle, qui l'a déjà été seize fois.

Par quelles techniques remplacer le plaquage ventral et la pression sur l'abdomen ? Sans aller chercher en Belgique, en Suisse ou dans l'État de New York, qui ont interdit cette pratique, nous avons des solutions en France. Le colonel Laurent De La Follye de Joux, chef du bureau de la formation de la gendarmerie nationale, nous a déclaré que ni le décubitus ventral ni le pliage ventral n'étaient enseignés ni appliqués dans la gendarmerie, où l'objectif est d'utiliser les techniques les moins traumatisantes pour l'interpellé et pour le gendarme. Le mémento d'intervention professionnelle de la gendarmerie illustre, par exemple en page 124, l'immobilisation au sol avec un contrôle par l'épaule réactif, avec la mention en rouge : « Cette technique d'immobilisation se réalise sans exercer de pression thoracique. » Adama Traoré est, certes, mort dans le cadre d'une intervention de la gendarmerie, mais c'est le seul cas impliquant des gendarmes parmi tous ceux que nous avons évoqués. La gendarmerie a une doctrine claire, et la pratique des gendarmes l'est donc également. L'adoption de notre proposition de loi ne changerait rien pour la gendarmerie.

Nous proposons une unification de la doctrine d'intervention des forces de l'ordre française en matière d'immobilisation ventrale, d'en finir avec le flou des instructions. Finalement, il s'agit de répondre au voeu du ministre de l'Intérieur qui, à la suite du décès de M. Cédric Chouviat, a déclaré qu'il envisagerait la suspension d'une technique dont il serait établi qu'elle pouvait entraîner la mort d'un homme.

Il faut suspendre le décubitus ventral et le pliage ventral, techniques dont les instances européennes ont démontré qu'elles pouvaient entraîner la mort, et dont la gendarmerie se passe depuis 2002.

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