Depuis l'Antiquité jusqu'au XXe siècle en passant par la Grèce antique, les cités romaines ou le Moyen-Âge, les historiens trouvent des traces de pratiques abortives. À chaque fois, celles-ci sont décrites comme des histoires de femmes : femmes qui subissent, femmes qui souffrent, femmes qui meurent.
Au-delà de la physiologie, c'est donc bien une histoire de femmes que celle de l'avortement – comme si le rapport sexuel qui avait entraîné cette grossesse était ignoré et que les hommes ne voulaient pas le voir. Ce sont bien les femmes qui, de tout temps, ont subi la pression induite par la maîtrise de la fécondité, et ce sont aussi elles qui font face aux conséquences de grossesses non désirées.
C'est un sujet qui a bien souvent fait l'objet de débats brûlants et l'on peut y voir sans peine une crainte des hommes de voir les femmes acquérir un droit immense sur la paternité et sur leur propre corps. L'histoire de l'interruption volontaire de grossesse est indissociable de l'histoire des droits de la femme et de son statut, du rôle que la société lui attribue et qu'elle accepte, enfin de la vision que l'on a du corps de la femme.
« N'oubliez jamais qu'il suffira d'une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question », écrivait Simone de Beauvoir. Il nous faut donc être vigilants, hommes et femmes, pour que ce droit conquis de haute lutte soit préservé et trouve en France les conditions de son exercice, y compris dans un contexte de crise, comme celui que nous connaissons actuellement.
Or, en France, l'IVG est davantage une concession faite aux femmes qu'un droit à part entière – c'est du moins ce que constatait en 2013 le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes dans son rapport relatif à l'accès à l'IVG. Pour qu'elle soit pleinement un droit, les conditions de l'exercice de l'IVG doivent être claires et accessibles. Leur nombre reste relativement stable en France, avec quelque 210 000 IVG pratiquées chaque année. L'Institut national d'études démographiques estime que près de 40 % des femmes auront recours à l'IVG au moins une fois dans leur vie ; ce chiffre est stable et plutôt plus élevé que la moyenne européenne, alors même qu'on enregistre une diminution des échecs de contraception et des grossesses non prévues grâce à la diffusion des méthodes médicales de contraception. On observe aussi une augmentation de la probabilité d'avoir recours à l'IVG en cas de grossesse non prévue.
Le nombre d'IVG, y compris chez les plus jeunes, ne s'explique pas principalement par un défaut de couverture contraceptive. En 2007, d'après l'enquête sur les IVG de la DREES, la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques, deux femmes sur trois ayant eu une IVG utilisaient une méthode contraceptive qui n'avait pas fonctionné. En 2013, selon l'enquête FECOND, seulement 3 % des femmes n'utilisaient aucune méthode de contraception. Dès lors, on voit bien que les politiques publiques dans ce domaine doivent comporter deux pans complémentaires : une politique de prévention des grossesses non désirées et une politique d'information sur l'accès à l'IVG.
Pourtant, l'État évalue peu ces politiques. Le dernier rapport de l'IGAS, l'inspection générale des affaires sociales, sur le sujet date de février 2010. Il indiquait que, malgré des avancées importantes, des progrès pouvaient encore être accomplis en matière de prévention. À la suite de la publication de ce rapport, la politique de prévention des grossesses non désirées avait été renforcée et de nouvelles recommandations avaient été formulées auprès de l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé, l'INPES, pour la conduite de campagnes d'information. En 2014, la DREES dressait le constat d'un recours stable aux IVG.
Au-delà des statistiques, il s'agit d'histoires humaines jamais anodines, qui doivent être accompagnées. « Aucune femme ne recourt de gaieté de coeur à l'avortement. Il suffit d'écouter les femmes. [… ] C'est toujours un drame et cela restera toujours un drame », disait Simone Veil dans cette enceinte. Derrière ces drames, il y a des femmes, les travailleurs sociaux qui les accompagnent, les familles qui parfois les soutiennent, parfois les ignorent, parfois les rejettent ; il y a des médecins, des sages-femmes, des personnels soignants. À chaque fois, c'est une histoire personnelle, unique. Les politiques publiques ne doivent pas laisser pour autant les femmes seules. Nous leur devons d'abord l'information, une information juste, rigoureuse, dénuée de passion et objective. Cela peut paraître simple à l'heure des moteurs de recherche – et pourtant…
Pourtant, l'accès à l'information peut s'avérer difficile lorsque des lobbys ou des associations, sous couvert d'aider les femmes, les incitent à ne pas recourir à l'IVG. Certains sites sont ainsi en réalité édités par des militants contre l'avortement. Il en va de même pour les forums dits de soutien, où des témoignages sont montés de toutes pièces par des opposants au droit à l'interruption volontaire de grossesse.
C'est difficile quand on réside loin de structures médicales et que l'on ne dispose pas de moyens de transport, quand l'infirmière scolaire n'a pas le temps de vous recevoir parce qu'elle doit s'occuper seule de trop nombreux élèves, quand la pression familiale et la promiscuité rendent compliquées les recherches. C'est difficile quand la précarité ajoute des difficultés à l'angoisse d'une grossesse non désirée. C'est difficile quand on vous propose à l'hôpital un rendez-vous trop tardif faute de moyens, alors que la Haute Autorité de santé préconise que toute patiente obtienne une consultation dans les cinq jours. Oui, c'est difficile de subir un avortement. Et c'est difficile quand on vous dit, à la sortie du confinement, que le délai légal est dépassé. Il nous faut accompagner ces femmes.
Il nous faut donc probablement revoir aussi nos politiques publiques d'information à l'accès à l'IVG, d'abord en les évaluant et en travaillant avec les associations pour les adapter à notre époque, ensuite en accompagnant les femmes. Restons vigilants quant aux conditions d'exercice de ce droit conquis il y a plus de quarante ans, mais toujours menacé par des moralisateurs, qui voudraient faire reculer les droits des femmes.