Nous sommes réunis pour examiner deux projets de loi relatifs à la dette sociale et à l'autonomie. Leurs enjeux sont colossaux ; leur adoption aurait de lourdes conséquences, certaines même particulièrement inquiétantes. Pourtant, nous nous apprêtons à en discuter dans des délais extrêmement contraints, et une nouvelle fois dans le cadre de la procédure accélérée, après avoir eu en commission spéciale un débat express.
Tout d'abord, sur les 136 milliards de dette que vous souhaitez transférer à la CADES, créée en janvier 1996 pour une durée de treize ans, 92 milliards d'euros, c'est-à-dire la majeure partie, ne constituent en rien une dette sociale. Les personnalités qualifiées auditionnées dans la précipitation – elles ont reçu à dix-huit heures vingt-huit une convocation pour le lendemain ou le surlendemain – par la commission spéciale l'ont toutes signalé ! Le déficit de la sécurité sociale prévu pour 2020 était de 5,4 milliards ; en raison de l'épidémie de covid-19, il est aujourd'hui estimé à 52 milliards. Les 92 milliards ne relèvent pas de ce déficit mais de la « dette covid » de la sécurité sociale, c'est-à-dire des pertes de recettes découlant des mesures de report ou d'exonération de cotisations sociales prises par le Gouvernement face aux conséquences économiques de la crise sanitaire.
Si nous ne contestons pas le bien-fondé de ces mesures d'urgence, nous pensons, comme nombre d'économistes et d'acteurs du champ de la protection sociale ou des secteurs de la dépendance et de l'autonomie, que la nature exceptionnelle de cette dette créée par la crise mérite un traitement spécifique. Ainsi que le propose le président du Haut Conseil du financement de la protection sociale, Dominique Libault, que nous avons auditionné, l'État devrait la prendre à son compte, et non ajouter au déséquilibre structurel de la sécurité sociale. Cette solution présenterait bien des avantages. D'une part, l'État emprunte à des conditions un peu plus favorables. D'autre part, la CADES et l'État, via l'Agence France Trésor, ne gèrent pas du tout leur dette respective de la même manière : la CADES amortit la dette sociale en la remboursant intégralement, intérêts et capital ; l'État, lui, fait rouler sa dette en réempruntant indéfiniment le principal, à des taux d'ailleurs négatifs ces dernières années, si bien qu'il n'en supporte que les intérêts.
L'extinction de la CADES était prévue pour fin 2024. Afin d'amortir ce nouveau stock de dette, il faudrait continuer d'affecter à ce poste les cotisations qu'elle perçoit, c'est-à-dire la CSG et la CRDS, au moins jusqu'en 2033. Ces recettes seraient évidemment bien plus utiles pour financer l'hôpital ou la dépendance dès 2025, ou plutôt dès demain, si d'autres choix étaient faits ! En niant la spécificité de cette dette et les avantages que je viens d'exposer, le Gouvernement ferait une faute dont nous mesurons les conséquences dangereuses. Cette décision infondée viendrait hypothéquer durablement notre modèle social et annihiler les marges de manoeuvre pour les années à venir, en monopolisant chaque année 17 milliards d'euros de cotisations sociales afin de solder une dette non sociale, au lieu de les mobiliser pour répondre aux urgences actuelles et aux défis de demain.
Je souhaite également revenir sur l'annonce de la création d'une cinquième branche alors que vous ne prévoyez pas de moyens nouveaux ; pire, nous venons de voir que vous comptez monopoliser jusqu'en 2033, dans le meilleur des cas, les ressources que bon nombre d'acteurs envisageaient d'affecter en partie à la dépendance et à l'autonomie. S'agit-il là d'un tour de passe-passe, ou d'une véritable supercherie ? La prise en charge de la dépendance nécessite des moyens, dont l'évaluation précise se trouve dans le rapport consacré au sujet par Dominique Libault et salué par tous, mais aussi dans celui de Myriam El Khomri concernant l'indispensable et urgente revalorisation des métiers du grand âge. Les hôpitaux et les EHPAD sont toujours sous pression ; quant aux aides à domicile, leurs représentants nous alertent régulièrement au sujet du manque d'attractivité de cette profession pénible et faiblement rémunérée.
Personne ne peut être opposé à la création de cette cinquième branche, promise depuis 2007 par tous les présidents et tous les gouvernements successifs.