Intervention de Hubert Julien-Laferrière

Séance en hémicycle du jeudi 1er octobre 2020 à 15h00
Prorogation de l'état d'urgence sanitaire — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaHubert Julien-Laferrière :

Comme il l'avait exprimé au mois de juillet, le groupe Écologie démocratie solidarité juge que le régime transitoire institué à la sortie de l'état d'urgence est en réalité un état d'exception qui se prolonge. Les prorogations successives de certaines mesures prévues dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire confirment les doutes que nous avions exprimés dès le début : il y a six mois, nous avions, avec d'autres, remarqué que rien ne garantissait que le Gouvernement ne demanderait pas une nouvelle prolongation des mesures d'urgence sanitaire. Nous y sommes, comme d'autres avant moi l'ont souligné.

Comprenons-nous bien : la pandémie est encore vive, nous en sommes conscients. Elle s'intensifie dans plusieurs régions et des foyers renaissent. Nous ne le nions pas, contrairement à certains intervenants sur les plateaux de télévision. Nous partageons l'inquiétude exprimée face à un risque de reconfinement. Chaque jour, nous pensons, comme vous tous, aux victimes et à ceux qui agissent contre la maladie. Pas plus que la Défenseure des droits – déjà abondamment citée – , nous ne contestons la légitimité de restrictions de libertés dans le contexte de crise sanitaire que connaît notre pays. Ces restrictions doivent toutefois répondre à trois exigences fondamentales de l'État de droit : la prévisibilité, la nécessité et la proportionnalité. La Défenseure des droits a précisément condamné le manque de proportionnalité des mesures prises, comme l'a rappelé notre collègue Philippe Gosselin.

En juillet, vous nous demandiez d'habiliter le Premier ministre à prendre nombre de mesures prévues dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire – mesures tendant à limiter la liberté de circuler, l'accès aux moyens de transport ou aux lieux recevant du public, ainsi que les libertés de manifestation, de réunion et de rassemblement sur la voie publique. Le Parlement avait accordé cette habilitation, qui devait prendre fin le 30 octobre. Par le présent projet de loi, vous nous demandez de proroger ce régime transitoire jusqu'au 1er avril 2021.

La question se pose donc de savoir si la situation sanitaire justifie de déléguer une nouvelle fois au Gouvernement des décisions à ce point déterminantes pour les libertés fondamentales – celles de circuler, d'entreprendre, de se réunir ou de manifester. Certains répondent clairement par la négative : de nombreux juristes, cela a été rappelé, affirment que les dispositions prévues aux articles L. 3131-1 et L. 3131-13 du code de la santé publique sont suffisantes pour permettre une action rapide et circonscrite dans le temps en cas de risque de retour de l'épidémie. Je n'aurai pas la prétention d'assurer qu'ils ont absolument raison et qu'il n'y a aucun doute à ce sujet.

Nous posons donc une question simple : si les dispositifs existants, que de nombreux juristes jugent suffisants, ne le sont finalement pas, ne faut-il pas assumer un véritable état d'urgence, clairement encadré par le droit, approuvé par le Conseil constitutionnel et plus respectueux de la séparation des pouvoirs ? Le droit le permettrait, vous le savez : il y a bien sûr les pouvoirs exceptionnels prévus à l'article 16 de la Constitution, mais aussi, sans aller jusque-là, la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence, qui a d'ailleurs été appliquée en 1985, en 2005 lors des émeutes dans les banlieues, puis en 2015 après les attentats terroristes, sans réduire le Parlement au rôle de simple chambre d'enregistrement.

Nous ne disions pas autrement lorsque nous faisions part de nos doutes et de nos incompréhensions quant à la transposition sans cesse prolongée des dispositifs d'état d'urgence dans le droit commun, et même lorsque nous avions plaidé pour que le Gouvernement prolonge le dispositif d'état d'urgence pendant l'été si les conditions sanitaires l'imposaient.

Le présent projet de loi est un trompe-l'oeil : contrairement à ce que laisse entendre son titre, son objet est bien de prolonger des mesures de l'état d'urgence sanitaire. Que signifie, au juste, l'expression « régime transitoire » ? Un état d'urgence ne transite pas : il est maintenu jusqu'à ce qu'il soit levé dans sa totalité pour mettre fin à l'exception. L'exception doit demeurer l'exception, et le droit commun la règle.

Il n'y a pas de députés irresponsables, mais des élus qui estiment que les risques qu'entraîne l'affaiblissement du droit commun au profit de dispositifs dérogatoires – risques maintes fois rappelés par les Défenseurs des droits successifs et par les juristes – sont trop élevés. L'expérience de l'état d'urgence antiterroriste a d'ailleurs montré qu'il ne s'agit pas là d'une hypothèse d'école. Le présent projet de loi est, au fond, l'équivalent de la loi SILT – la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme – en matière sanitaire : la gouvernance par l'urgence et l'exception qui, au nom de la sauvegarde de la société, s'intensifie et met en péril l'État de droit !

Si ce projet de loi était adopté, l'état d'urgence ne serait plus vraiment exceptionnel. Il ne répondrait plus à des circonstances particulières. Nous serions condamnés à la gestion de crise permanente, ce qui ne serait pas sans avoir de graves conséquences sur l'exercice de nos libertés publiques.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.