Intervention de Sabine Rubin

Séance en hémicycle du lundi 12 octobre 2020 à 16h00
Projet de loi de finances pour 2021 — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSabine Rubin :

En 1974, Helmut Schmidt déclarait : « Les profits d'aujourd'hui sont les investissements de demain, et les emplois d'après-demain. » Déjà anachronique il y a près de cinquante ans, ce dogme – c'est bien de cela qu'il s'agit – est devenu parfaitement suranné dans le cadre de la crise exceptionnelle que nous vivons. En effet, sur l'autoroute bien tracée par Schmidt, comment ne pas voir que les grosses entreprises prennent toujours la sortie « profits » – en ce moment plus que jamais ? Les chiffres, que mon collègue Éric Coquerel a évoqués, sont à l'appui : des dividendes en hausse de 62 % de 2017 à 2018, plus encore en 2019, pour un nombre toujours plus restreint de privilégiés.

En revanche, à en croire le récent rapport de France Stratégie, les investissements restent sur le bas-côté. Le chômage de masse persiste ; la croissance reste atone ; la désindustrialisation continue, comme la précarisation du tertiaire ; les services publics se disloquent et notre environnement se dégrade. À cela s'ajoute un demi-million de pauvres supplémentaires depuis le début du quinquennat. Ce paysage, dévasté par votre politique et toutes les autres, menées depuis des décennies, est le terreau sur lequel, chers collègues, prospère l'actuelle crise du covid-19, qui accroît et met en lumière les failles béantes de votre modèle néolibéral.

Nous aurions aimé croire que la pire récession de notre histoire récente vous aurait quelque peu dessillé les yeux – j'ai d'ailleurs souvenir des accents keynésiens de notre président affirmant qu'il « est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché », et que « l'État paiera ».

Certes, les finances publiques ont été fortement mobilisées pour atténuer les effets de la crise et favoriser la relance de l'activité : plus de 490 milliards d'euros, lois de finances rectificatives incluses. Nous nous félicitons d'ailleurs des mesures d'urgence salutaires, telles que la création d'un fonds de solidarité inter-entreprises – que vous augmentez heureusement en volume et en élargissant ses bénéficiaires, cela ne m'a pas échappé – ou le financement public du chômage partiel.

Certes, face à l'incurie des acteurs privés, l'idée de planification progresse également dans les esprits. Cependant, il ne suffit pas de sauter comme un cabri en criant : « Relance, relance, relance ! » Car, sur les 100 milliards partout claironnés, seuls 50 milliards seront décaissés en 2021, dont tout juste 10 déboursés en 2020. Sur les 40 milliards restants, 10 milliards serviront d'étrennes aux entreprises : il restera donc à peine 30 milliards, soit 1 % du PIB, pour faire face à une récession de dix points !

Germanophiles à géométrie variable, vous auriez pourtant pu vous inspirer de nos voisins qui, eux, dépensent près de trois fois plus. Mais après avoir entendu les propos de Bruno Le Maire, qui n'est d'ailleurs pas présent, c'est bien la nature des dépenses, plus encore que leur volume, qui confine à l'irrationnel. Alors que l'horizon économique reste incertain et que les mesures sanitaires varient de semaine en semaine, de pays en pays, de région en région, toute politique de l'offre est frappée de nullité.

D'ailleurs, pourquoi les entreprises investiraient-elles aujourd'hui, alors même qu'elles ne l'ont pas fait hier ? Ainsi, la fameuse baisse de 10 milliards des impôts de production est nulle et non avenue, d'autant que l'on sait déjà qu'un quart de cette somme bénéficiera à 280 entreprises parmi les plus polluantes, et n'aidera les plus petites qu'à hauteur de 125 euros, sans parler du manque à gagner pour les régions.

Quelle folle largesse, donc, alors qu'en même temps, on n'alloue qu'un maigre milliard pour la relocalisation de nos secteurs stratégiques – et je ne parle même pas du volet pseudo-écologique, auquel le plan de relance accorde 6,6 milliards, quand il en faudrait 50 par an pour atteindre la neutralité carbone. D'ailleurs, vous maintenez toutes les niches fiscales relatives aux énergies fossiles, en particulier s'agissant du carburant des cargos, poids lourds, avions et des véhicules SUV – sport utility vehicles. Vous refusez également d'instaurer une taxe sur les engrais azotés, auquel nous devons pourtant déjà les tragédies d'AZF, de Lubrizol, et de Beyrouth. Enfin, vous supprimez 947 équivalents temps plein au ministère de la transition écologique, autant d'emplois qui manqueront à la mise en cohérence de votre saupoudrage.

Bref ! Outre l'inefficacité prévisible de votre relance, verte ou non, et en attendant les emplois – incertains – d'après-demain comme on attend Godot, quid de l'urgence sociale ? Une obole de 800 millions pour les plus précaires de nos concitoyens ; 1 euro plutôt que 3 pour le repas des étudiants boursiers. Alors que le nombre de bénéficiaires d'aide alimentaire a bondi de 25 % avec le covid, on lâche 100 euros d'allocations scolaires pour les familles.

C'est misérable, c'est grotesque, je dirais presque indécent et insultant, alors qu'il aurait suffi d'un plan de 7 milliards pour enrayer la grande pauvreté dans notre pays, de 30 milliards pour y résorber la pauvreté tout court. Vous auriez pu, au minimum, là encore, diriger vos regards outre-Rhin. Entre autres mesures, l'Allemagne soutient le pouvoir d'achat en diminuant la TVA sur les produits de première nécessité. Vous avez refusé en commission de suivre cet exemple, au nom de l'Europe. Vous m'avez de plus rétorqué, monsieur le rapporteur général, qu'une baisse de la TVA accroîtrait non pas le pouvoir d'achat des Français, mais les marges des entreprises. N'est-ce pas avouer que les acteurs privés, s'ils ne sont pas contraints, recherchent avant tout leur profit, et qu'il faut donc les contraindre ?

Lorsque j'entends le Gouvernement se féliciter de la maîtrise de nos dépenses publiques, je songe à ces médecins de Molière qui voient dans la saignée l'unique remède à tous les maux : pour vous, réduire les recettes publiques afin de relancer l'activité en allégeant la fameuse pression fiscale et en libérant les énergies, c'est-à-dire celles des seuls privilégiés. Or cette trajectoire de baisse répond non pas tant à la nécessité d'une relance qu'aux prescriptions de Bruxelles, auxquelles vous n'arriviez même pas à vous conformer l'an dernier. Cette trajectoire est, de plus, aussi fantasque que nocive. Vous la fondez sur des prévisions de reprise pour le moins optimistes, auxquelles vous ne croyez pas vous-mêmes. Même la présidente de la Banque centrale européenne, Christine Lagarde, ne croit plus à la fable d'un rebond prochain !

Par conséquent, cette trajectoire est absurde. Elle prive nos concitoyens des services publics indispensables en matière de santé, d'éducation, de recherche, de sécurité et de justice, tout en conduisant nécessairement à un accroissement de la pauvreté, sans même sauver les PME que vous prétendez défendre. Quelles que soient vos jongleries sémantiques, vous ne couperez pas à des dépenses supplémentaires, sauf si vous décidez de laisser mourir le patient ou de l'asphyxier sous le poids de la dette, qui devra impérativement être remboursée, comme vous le dites. L'austérité ne se bornera donc pas à la durée de ce plan : elle sera l'horizon, l'avenir. Bienvenue à la jeunesse !

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