Il y a des instants dans la vie politique où nous sommes conduits à prendre de la hauteur, en tout cas de la profondeur. Je ne doute pas une seconde que ce sera le cas aujourd'hui, connaissant les députés présents et vous-même, monsieur le ministre, mais aussi parce que les circonstances nous y obligent collectivement.
Nous pourrions puiser dans notre histoire de quoi nous inspirer. Je pense à Gambetta, qui disait que si l'on armait les paysans pour défendre les bornes de leurs champs, ils défendraient également les marches de la République. Bien avant Péguy, il avait dit la force de l'enracinement de la paysannerie française et son lien avec la défense des valeurs de la République. Nous pourrions également nous inspirer du grand Edgar Pisani et de tous ceux qui, après-guerre, après avoir traversé l'épreuve avec honneur, se sont réunis dans une coalition pour mener des politiques fondées sur les principes de justice et de régulation, conditions de la prospérité de l'agriculture française. Nous pourrions également écouter les cris qui viennent à notre époque de l'autre côté de la Méditerranée, témoignant de la progression de la faim dans le monde, non pas tant du fait de la carence des paysanneries que des difficultés économiques liées à la première vague du covid-19 et désormais à la deuxième ; elles recréent les conditions d'une famine dont les paysans seront les premières victimes, partout sur la planète. Nous aurions raison de prendre cette hauteur, car le monde d'après commence maintenant, dans nos débats définissant une trajectoire pour le monde agricole et l'alimentation.
Je dois dire que le moment est assez singulier pour les socialistes. Depuis trois ans, presque quatre maintenant, nous plaidons avec régularité et constance en faveur de cinq points qui se retrouvent à l'ordre du jour du plan de relance et de ce budget, et l'honnêteté intellectuelle m'impose de dire que nous nous en réjouissons : les problèmes du foncier et de l'installation, c'est-à-dire du renouvellement des générations ; le plan protéines ; la question des associations de producteurs et plus largement de l'agriculture de groupes ; les plans alimentaires territoriaux et la promotion des mentions valorisantes – comme AB, pour agriculture biologique, ou HVE, pour haute qualité environnementale – , pour lesquelles nous proposerons des réformes en profondeur ; l'agro-écologie et la phytopharmacie, qui doivent être gérées autrement que par des crises picrocholines qui ruinent le crédit public et ne sont bonnes pour personne, ni pour les consommateurs ni pour les producteurs.
Vous pourrez constater que ces cinq thèmes, nous les avons constamment défendus – et nous n'en tirons aucune gloire – , au travers d'amendements, de requêtes et de tribunes, qui, depuis trois ans, avaient trouvé peu d'écho, sinon aucun. Je me réjouis qu'ils figurent désormais, même partiellement, à votre agenda politique et dans le plan de relance. Mais le diable se niche dans les détails, et nous serons extrêmement attentifs à la manière dont ils seront mis en oeuvre. Nos amendements seront autant d'occasions d'échanger, de vous faire dire ce que vous entendez faire de cet argent et de vous suggérer des propositions.
Je veux dire à ce propos qu'il est grave et triste que, sur les projets de loi de finances, les plans de relance, les plans d'urgence, pratiquement aucun amendement de l'opposition socialiste, ni plus largement de l'opposition de gauche, ni même des oppositions en général, ne soit jamais pris en compte par le Gouvernement. Nous aurons le temps d'en discuter plus tard, mais mesurons tout de même, au-delà des questions agricoles, ce que cela signifie pour l'Assemblée nationale et les rapports entre l'exécutif et le législatif que d'ignorer à ce point, dans une telle période, la bonne volonté et la force de proposition des oppositions ; je livre ça à votre méditation.
Nous proposerons à Roland Lescure, président de la commission des affaires économiques, de réactiver le groupe de travail qui réunissait, autour de Stéphane Travert, Julien Dive, Sébastien Jumel ou encore Richard Ramos, et qui s'était montré fécond puisqu'il avait formulé vingt-deux propositions. Durant ce mois de novembre, en cette période de reconfinement, pour faire face à la crise qui revient, il pourrait être utile que nous entretenions avec vous un dialogue parlementaire sur les tensions alimentaires et la défense de nos producteurs.
Je voudrais finir par une pointe de colère. Il y a maintenant dix mois, nous avions voté, sur proposition d'Agnès Buzyn et après un long processus parlementaire, un début de prise en compte des phytovictimes. Un amendement, adopté à mon initiative, avait permis d'inscrire dans la loi de financement de la sécurité sociale les fonds nécessaires à leur indemnisation. Or j'ai appris avec stupéfaction que le décret d'application de cette mesure n'avait pas encore été pris. Je vous rappelle que vous êtes aussi le ministre les agriculteurs et je vous demande de veiller à ce titre, avec le ministre de la santé, à ce que la parole du Parlement soit respectée.