« Un forestier n'est qu'un héritier : il hérite toujours du travail des autres. Nous, on hérite. Maintenant, qu'est-ce qu'on va donner ? Notre métier, pour moi, a une forme de noblesse : au niveau social, au niveau environnemental, on a plein d'intérêts. Mais le fait de ne regarder que par le prisme financier fait perdre cet intérêt-là. » Ces mots sont ceux de Cyril Gilet, garde forestier de l'Office national des forêts dans la Nièvre. Depuis plus de trente ans, l'Office national des forêts subit des saignées : un poste sur deux a été supprimé et le nombre de ses agents est tombé de 15 000 à 8 000 agents pour l'ensemble des forêts publiques. Les forestiers parlent d'une perte de sens de leur métier. Ils sont sommés de prélever toujours plus de bois pour éponger les dettes de l'ONF, abandonné par la puissance publique. Les drames humains sont colossaux, avec plus de cinquante suicides dans l'établissement depuis 2002, soit, rapporté à l'effectif, un taux plus élevé qu'à France Télécom.
Avec ce budget, la saignée continue. Vous supprimez à nouveau près d'une centaine de postes de fonctionnaires ; les années précédentes, vous aviez déjà détruit près de 300 emplois. La Convention citoyenne pour le climat, dont le Président de la République voulait que les propositions soient mises en oeuvre au plus vite, signalait déjà cet affaiblissement du service public forestier. Je cite : « Il est donc de ce fait impératif de pérenniser l'existence de l'Office national des forêts (ONF) et d'en augmenter ses effectifs. » Notre collègue Anne-Laure Cattelot, qui fait partie de votre majorité, réclame un budget consolidé pour l'Office national des forêts. Quant à la ministre de la transition écologique, elle a même choisi la forêt publique de Fontainebleau pour son premier déplacement.
Il y a loin de vos grandes paroles à la réalité. La réalité, c'est que vous souhaitez réaliser des économies sur un opérateur public dont vous pensez qu'il est inutile et qu'il coûte trop cher. C'est pour cela que, dans votre précédente loi de liquidation de l'action publique, vous avez gelé le nombre de postes de fonctionnaires et permis à l'ONF de recruter des salariés contractuels de droit privé, chargés des mêmes missions que les agents assermentés, alors que le statut de fonctionnaire protège les agents contre les pressions économiques. Tout cela parce que les contractuels coûtent 20 % moins cher que les fonctionnaires !
Cette vision comptable est un désastre. Les forêts publiques couvrent 10 % du territoire français. Les forêts sont un puits de carbone : elles absorbent 15 % de nos émissions de gaz à effet de serre. Elles sont indispensables au cycle de l'eau et à sa qualité. Elles abritent la biodiversité, protègent contre l'érosion des sols, accueillent le public. Réduire encore les moyens de l'Office national des forêts, c'est nous priver d'une chance majeure de lutter contre le dérèglement climatique, c'est nous priver de l'expertise publique et d'un savoir-faire primordial à l'heure de l'urgence écologique.
Comme dans l'agriculture industrielle, où les machines et les pesticides ont peu à peu remplacé le savoir-faire des paysans, vous nous menez vers une forêt sans forestiers. Nous savons que l'agriculture industrielle nous a conduits au désastre. Les dégâts seront les mêmes si l'industrialisation de la forêt s'impose. Le pognon d'abord, cela ne mène qu'à laisser les multinationales faire main basse sur nos forêts, à pratiquer la « malforestation » et à maltraiter les hommes et les femmes qui y travaillent.
Pourtant, dans le plan de relance, vous préférez donner des millions aux propriétaires forestiers pour réaliser un plan de reboisement sans conditions écologiques strictes, contrairement à ce qu'Anne-Laure Cattelot avait demandé dans son rapport. Autrement dit, les forêts existantes pourront être remplacées par des monocultures, au prétexte que leurs arbres, bien qu'en bonne santé, sont jugés improductifs sur le plan financier. Dernièrement, cinquante chercheurs du CNRS ont alerté tous les parlementaires quant à la nécessité de diversifier les essences pour que les forêts soient plus résilientes face au changement climatique.
Ne laissons pas nos forêts devenir des champs d'arbres silencieux, sans le chant d'un seul oiseau, sans biodiversité ! Il est temps de mettre en place une planification forestière. La période trouble que nous traversons ne doit pas nous empêcher de garder la tête froide et de penser le temps long. La forêt est incompatible avec la cadence du capitalisme. Comme le disait si bien Cyril, agent de l'ONF, les forestiers « héritent d'un travail au long cours et lèguent ce bien commun aux générations futures ».
L'urgence écologique et climatique exige de nous un renforcement des moyens de l'Office national des forêts et de ses agents. L'État doit assurer le financement à coût complet de leurs missions, qui doivent impérativement être recentrées autour du stockage de carbone, de la protection de la ressource en eau, du maintien du couvert forestier, de la prévention des risques d'incendie, d'érosion et d'inondation, de l'accueil du public et de la valorisation du bois afin que la première et la deuxième transformation aient lieu en France.
Enfin, l'ONF ne peut pas dépendre du ministère de l'agriculture, car la forêt ne peut pas être envisagée que du seul point de vue économique, comme un simple gisement de bois qui devrait s'adapter à l'industrie mondiale. Nous savons déjà faire autrement. Monsieur le ministre, placez-le sous la tutelle du ministère de la transition écologique ou, si vous entendez prendre au sérieux l'ampleur des défis écologiques qui nous attendent, inaugurez enfin un ministère dédié à la forêt !
Pour finir, je n'aurai qu'une question – de grâce, dans votre réponse, épargnez-moi les arguments des lobbys. Comment pouvez-vous affirmer que votre politique forestière est guidée par une ambition sans précédent alors que le nombre de postes de celles et ceux qui possèdent l'expertise et le savoir-faire ne cesse de diminuer ?