Intervention de Jacques Toubon

Réunion du mercredi 15 novembre 2017 à 16h15
Commission des affaires sociales

Jacques Toubon, Défenseur des droits :

Madame la présidente, je vous remercie de m'avoir invité. C'était mon souhait en effet, car un très grand nombre des questions que le Défenseur des droits a l'occasion de traiter entrent dans la compétence de la commission des affaires sociales et font donc l'objet de vos travaux. J'étais aussi demandeur d'une telle rencontre dans la mesure où une nouvelle législature commence, avec un fort renouvellement : il me paraît important que le Défenseur des droits soit bien connu des membres de votre commission. Cette institution de la République, autorité administrative indépendante dont l'existence est inscrite dans la Constitution, est à votre disposition pour vous adresser des documents et contribuer à vos travaux. J'ai commencé à le faire dès le mois de juillet dernier avec certains de vos rapporteurs ou rapporteures, dans le cadre de vos travaux législatifs comme dans celui des missions d'information. Dès ma prise de fonctions, en juillet 2014, j'ai voulu que des relations fortes avec le Parlement soient au coeur de l'action politique et de la « ligne éditoriale » du Défenseur des droits.

Dans la plupart des pays comparables au nôtre, les institutions du même type – ombudsman, médiateur, protecteur des citoyens, avocat du peuple, etc. – sont désignées par le Parlement et dépendent réellement de celui-ci, ce qui, dans un certain nombre de cas, induit un biais partisan, au risque de présenter des difficultés. Le statut du Défenseur des droits, créé en France par l'article 71-1 de la Constitution, est différent : il est nommé par le Président de la République, donc par l'exécutif, mais dans le cadre de la procédure prévue à l'article 13, c'est-à-dire après avis des commissions des lois de l'Assemblée nationale et du Sénat.

Il s'agit d'une institution jeune, qui a commencé ses travaux il y a un peu plus de six ans, sous l'autorité de mon prédécesseur, Dominique Baudis, premier Défenseur des droits de juin 2011 à avril 2014. C'est naturellement peu à l'échelle de notre histoire politique et institutionnelle, mais il faut aussi considérer le fait que le Défenseur est, en réalité, la réunion de quatre institutions préexistantes, conformément à la Constitution et à la loi organique du 29 mars 2011, objet de très longs et très difficiles débats – les plus anciens d'entre vous savent probablement à quoi je fais allusion. Ont ainsi été réunis la Commission nationale de déontologie de la sécurité, la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité, le Médiateur de la République, très ancienne fonction, créée en 1973 par le président Pompidou et exercée pour la première fois par le président Pinay, et le Défenseur des enfants, de création plus récente car datant de 2000, mais obligatoire en vertu de la convention internationale relative aux droits de l'enfant du 20 novembre 1989. Comme tous les ans, nous marquerons lundi prochain la journée internationale des droits de l'enfant, à la date anniversaire de la convention, et je présenterai alors notre rapport d'activité sur les droits de l'enfant.

Nous publions chaque année deux grands rapports prévus par la loi, celui-ci et un autre plus général, qui sont remis au Président de la République et aux présidents des assemblées. Cette année, nous avons choisi de faire un rapport un peu composite sur les droits de l'enfant, en trois parties : l'état des réponses de la France aux observations formulées au début de l'année 2015 par le comité des droits de l'enfant de l'ONU, lorsqu'il a examiné la situation de notre pays, ce qui permettra de voir dans quelle mesure nous avons réalisé des progrès ; le droit à la santé et l'accès aux soins ; l'éducation à la sexualité, sujet de plus en plus présent, notamment au niveau européen et au sein du Conseil de l'Europe.

Le Défenseur des droits a une double mission : il répond aux « réclamations » – c'est le terme consacré – dont il est saisi, mais il est aussi un moyen d'accéder à la connaissance des droits et aux outils propres à les faire valoir. Cette mission est d'ailleurs de plus en plus importante à mesure que le labyrinthe des services publics devient de plus en plus impénétrable pour ceux qui n'ont pas le fil d'Ariane. Notre appareil légal, constitutionnel et réglementaire est très conséquent, mais il existe souvent un hiatus assez fort entre les droits proclamés et les droits effectifs. La mission du Défenseur consiste donc à rendre effectifs les droits existants. Mais le droit lui-même est insuffisant. C'est pourquoi nous menons un travail de promotion de l'égalité et de l'accès aux droits, notamment grâce à notre lien avec le Parlement et à notre possibilité de faire des propositions de réformes, notamment sur le plan législatif.

Aux compétences correspondant aux quatre institutions réunies en 2011, s'en est ajoutée une cinquième depuis la loi du 9 décembre 2016, dite « Sapin 2 ». Cette compétence, qui reste un peu indécise et incertaine, consiste à assurer la « protection et l'orientation des lanceurs d'alerte ». La loi « Sapin 2 » a été adoptée dans des conditions un peu acrobatiques, voire chahutées, et le Conseil constitutionnel a censuré une partie du texte, notamment sur la question des missions attribuées au Défenseur des droits. Nous avons reçu environ quatre-vingts demandes. La question est délicate car nous n'avons aucune vocation à définir qui est un lanceur d'alerte. Il existe par ailleurs d'autres procédures, devant la justice, la commission dite « Blandin », pour les questions relatives à la santé et à l'environnement, ou encore d'autres institutions. Nous avons, pour notre part, à orienter des lanceurs d'alerte autoproclamés, si je puis dire, en leur expliquant à qui s'adresser s'ils n'ont pas obtenu satisfaction au sein de leur entreprise ou de leur service public, puis à les protéger en cas de représailles ou de rétorsions, au titre des pouvoirs dont nous disposons en matière de lutte contre les discriminations. Il faudrait peut-être essayer d'améliorer un peu la situation, avec la commission des lois et celle des finances, puisqu'il s'agissait d'un texte présenté par le ministre de l'économie dans le cadre de la lutte contre la corruption ; et je dois dire que les textes réglementaires adoptés en Conseil d'État au mois d'avril dernier ne nous apportent pas beaucoup de réponses.

En 2016, le Défenseur des droits a traité 86 500 réclamations auxquelles il faut ajouter environ 45 000 demandes d'information ou d'orientation ; nous arriverons très vraisemblablement au chiffre de 90 000 cette année. À peu près 80 % de ces réclamations sont reçues et traitées par nos délégués territoriaux – ils sont plus de 480 en métropole et outre-mer. Il s'agit de bénévoles, indemnisés faiblement, le plus souvent – dans 85 % des cas – des retraités de la fonction publique. Le reste des questions est reçu et traité directement par les services centraux du Défenseur.

Un des effets de la création du Défenseur des droits est de permettre le traitement de nombreux sujets de manière « intersectionnelle », comme on dit en termes savants. À titre d'exemple, quand un enfant étranger se voit refuser le droit d'aller à l'école, ce qui est fréquent, ou un autre droit, nous traitons le conflit avec les services publics, notamment municipaux, au titre des droits de l'enfant, mais aussi de la discrimination subie par lui ou sa famille, et nous pouvons aussi être saisis au titre de la déontologie de la sécurité dans le cadre d'une expulsion d'un bidonville, en raison du comportement des policiers ou des gendarmes chargés d'évacuer le campement. Nous pouvons intégrer tous ces aspects pour traiter une situation humaine qui, le plus souvent, n'est pas unique mais se reproduit à l'échelle d'un groupe entier.

Depuis six ans, le Défenseur a plutôt bien réussi dans sa tâche ; nous devons beaucoup à Dominique Baudis, qui a fait en trente-trois mois un travail absolument remarquable pour construire une architecture commune entre les institutions préexistantes. Nous avons pris nos marques à l'égard de l'exécutif – les ministères mais aussi leurs administrations. Nous entretenons ainsi des relations étroites avec la direction de la sécurité sociale, même si cela ne signifie pas qu'elle nous répond toujours ou que la réponse est systématiquement positive. Nous travaillons de même avec les caisses d'assurance maladie, d'allocations familiales ou d'assurance vieillesse, ainsi qu'avec Pôle emploi. Nous avons aussi de bonnes relations avec le Parlement, notamment les deux commissions principalement intéressées, celles des affaires sociales et des lois. J'espère que cela se confirmera sous cette législature. Nous entretenons également des relations tout à fait normales avec la justice.

Sur ce dernier point, il est clairement établi que nous ne disposons pas de l'autorité de la chose jugée et que nous devons « reculer » devant une décision de justice, sitôt qu'elle est prise. Nous travaillons néanmoins en toute confiance. La semaine dernière, nous avons passé un après-midi entier à échanger avec la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, compétente notamment pour la sécurité sociale, sur la manière dont certains sujets sont traités. Nous faisons de même avec la chambre sociale, chargée expressément de la lutte contre les discriminations, et avec la chambre criminelle pour les questions de déontologie de la sécurité, notamment la fameuse question des contrôles d'identité discriminatoires, sur lesquels la Cour de cassation a pris l'année dernière une décision très importante – dans certains cas, elle a reconnu la responsabilité de l'État du fait du caractère discriminatoire de certains contrôles.

Les recommandations constituent le principal moyen d'action du Défenseur. Pour toutes les activités de protection, c'est-à-dire le traitement des réclamations individuelles ou collectives, nous nous efforçons d'aboutir à une résolution amiable. Nos délégués sont devenus très experts sur ce plan : lorsqu'une caisse d'allocations familiales ne verse pas ce qui est dû à une famille, ou seulement de manière partielle, ils réussissent très souvent à obtenir un règlement amiable et à faire rentrer les intéressés dans leurs droits. En ce qui concerne la lutte contre les discriminations, nous adressons souvent des recommandations, à titre individuel ou collectif, à l'issue d'une procédure contradictoire. Après avoir conclu à un comportement discriminatoire, nous recommandons qu'une personne licenciée, par exemple, soit indemnisée et éventuellement réintégrée, ou bien nous nous portons devant le tribunal, lorsqu'il est saisi, notamment le conseil de prud'hommes. De la justice, nous avons donc la balance pour assurer l'égalité des droits, mais pas le glaive pour imposer nos décisions.

Notre force tient au fait que nous nous attachons à traiter les questions d'une manière extrêmement rigoureuse, de sorte que nos conclusions soient irréfutables et que la personne mise en cause soit conduite à reconnaître le caractère discriminatoire de la décision qu'elle a prise, par exemple à l'encontre d'une femme revenue de son congé de maternité, et accepte de suivre la solution que nous préconisons.

Par ailleurs, comme je l'ai évoqué tout à l'heure, nous utilisons beaucoup notre possibilité de présenter des observations devant la justice, comme le permet l'article 33 de la loi organique. Nous pouvons le faire devant toutes les juridictions, sauf la Cour de Justice de l'Union européenne, pour des raisons qui tiennent à ses procédures. Nous présentons ainsi des observations depuis le plus modeste tribunal de sécurité sociale jusqu'à la Cour européenne des droits de l'homme, en passant par nos deux cours suprêmes nationales, le Conseil d'État et la Cour de cassation. Ainsi, lorsqu'une personne conteste un licenciement illégal ou discriminatoire, ou allègue une violation de la loi devant un conseil de prud'hommes, le Défenseur des droits présente des observations expliquant son point de vue, mais il n'est pas une partie dans l'affaire : nos observations sont mises sur la table du tribunal, à la disposition de tous pour traiter la cause – c'est ce que l'on appelle, en langage juridique, agir en amicus curiae. Dans environ 70 % des cas, en moyenne, le tribunal suit le sens de nos observations.

L'an dernier, nous en avons présenté à 119 reprises devant des juridictions judiciaires ou administratives. Un cas a récemment fait l'objet d'un certain traitement médiatique : nous avons obtenu gain de cause – ou plus exactement ce sont les intéressés qui l'ont obtenu – devant le conseil de prud'hommes de Paris pour des personnes traitées de manière discriminatoire dans une entreprise de nettoyage sous-traitante de la SNCF à la gare du Nord. Même si la chambre sociale de la cour d'appel va ensuite être saisie, le conseil de prud'hommes nous a suivis. Autre exemple de ces publics dépourvus de tout et n'ayant que le Défenseur des droits pour s'occuper d'elles, ce groupe de coiffeuses qui travaillaient dans des salons du boulevard de Strasbourg et du quartier de Château-Rouge à Paris, où elles étaient traitées véritablement comme des esclaves : nous avons également obtenu gain de cause pour elles.

Comme je l'indiquais tout à l'heure, ce travail de protection se double d'une autre mission : la promotion de l'égalité et de l'accès aux droits, y compris des propositions de réforme sur lesquelles je ne reviens pas. En 2016, nous avons présenté vingt et un avis au Parlement, sur des textes de toute nature, et douze en 2017, malgré la période d'interruption de vos travaux, dont six depuis le début de la nouvelle législature. Nous avons par ailleurs toute une activité d'études et d'enquêtes. Au printemps 2016, nous avons en particulier réalisé une grande enquête sur l'accès aux droits, en « population générale », qui portait sur 5 300 personnes, c'est-à-dire un échantillon très important. La conclusion principale est, sans surprise, un taux très important de non-recours : les personnes discriminées, n'obtenant pas de réponse satisfaisante de l'administration ou mal traitées, par exemple, ne s'adressent finalement à personne, ni à la justice ni au Défenseur, et connaissent mal leurs droits. Lors de mon audition du 2 juillet 2014 par la commission des lois, je soulignais déjà que nous traitions à l'époque 75 000 réclamations par an, alors que nous devrions plutôt en avoir 500 000. Il en est résulté un certain étonnement… Mais la réalité sociale ne trouve qu'une faible traduction dans les recours devant des institutions, dont la nôtre, à même de redresser les situations et de rendre effectifs les droits. Je crois que c'est une des raisons – permettez-moi cette parenthèse politique – pour lesquelles des millions de gens ne se sentent pas appartenir tout à fait à la communauté nationale, à la République : ils ont l'impression qu'il y a deux poids, deux mesures, que l'inégalité et l'injustice ne sont pas justement réparties et qu'elles tombent toujours sur les mêmes, et ils finissent par se dire que, toute façon, ils n'ont pas de droits.

Ce combat pour l'accès aux services publics et pour l'accès aux droits par le service public, nous devons absolument le mener ensemble car les incidences politiques de ce sentiment de non-appartenance sont extrêmement fortes : c'est ce qui explique une bonne part du taux d'abstention de 57 % constaté au second tour des élections législatives. Une abstention de 30 % peut être considérée comme normale, politique, surtout après un processus électoral long et usant pour les électeurs ; mais il reste probablement 25 % à 30 % de gens qui se sont dit qu'ils n'en avaient rien à faire de ces pouvoirs publics, de ces institutions, de ces administrations, de ces députés dont ils ne tireraient jamais rien. C'est là une réaction que nous ressentons fréquemment dans notre travail quotidien, lorsque nous nous efforçons de promouvoir les droits et l'égalité. Trop de gens ont le sentiment que, contrairement à sa promesse, la République ne les embrasse pas tous de la même façon et que, selon la formule consacrée, certains sont « plus égaux » que d'autres. À cet égard, notre travail nous paraît être une contribution essentielle.

Nous réalisons des études scientifiques, qui peuvent avoir un caractère statistique – comme la grande enquête sur l'accès aux droits – ou sociologique ; nous utilisons d'autres méthodes, un peu moins scientifiques mais très efficaces, comme l'appel à témoignage sur les discriminations à l'embauche selon l'origine, que nous avons lancé l'an dernier. Nous avons reçu 1 500 réponses et nous en avons publié environ 750 sur notre site. Elles étaient toutes très édifiantes : dans notre pays, un très grand nombre de jeunes se ressentent ou sont ressentis comme maghrébins, subsahariens ou musulmans, tout cela étant mélangé, et ils sont incontestablement traités de manière inégale lorsqu'ils postulent à tel ou tel emploi. À la fin de leur témoignage, nombre d'entre eux écrivaient qu'ils avaient l'intention de changer de projet ou de partir à l'étranger pour échapper à ce plafond de verre.

Pourquoi est-il si important pour nous de travailler avec le Parlement ? Parce que nous ne devons pas nous contenter d'appliquer le droit positif aussi exactement que possible, nous devons essayer de le faire avancer pour qu'il réponde aux besoins des habitants de ce pays. Nous publions des guides : Louer sans discriminer, Embaucher sans discriminer, L'Égalité dans le travail. Nous faisons des rapports, dont celui rédigé par les deux personnes assises à ma droite – Christine Jouhannaud, directrice Protection des droits - Affaires publiques, et Vanessa Leconte, chef du pôle de la protection sociale –, qui traite de la lutte contre la fraude aux prestations sociales.

Dans la mesure de nos moyens, nous essayons aussi de participer le plus possible à la formation aux droits, à la lutte contre les discriminations, aux droits des enfants. Nous intervenons à l'École nationale magistrature (ENM), dans les écoles de gardiens de la paix, dans les écoles primaires, les collèges et les lycées. C'est ainsi que, l'an dernier, nous avons parlé de droit et de discrimination à 6 500 élèves gardiens de la paix dans les dix écoles qui existent sur l'ensemble du territoire. Nous venons de lancer Éducadroit, un programme de sensibilisation au droit, destiné aux enfants des écoles élémentaires, des collèges et des lycées. Nous essayons de leur faire comprendre comment travaille le Parlement et comment le droit structure la vie en société. Si vous allez sur notre site, vous trouverez Éducadroit et notre manuel pédagogique ; même vous, députés, vous y apprendrez beaucoup de choses sur les fondements et l'utilisation du droit…

Voilà ce qu'est le Défenseur des droits qui est, j'y insiste, à la disposition de la représentation nationale.

Je vais maintenant passer en revue quelques-uns des thèmes que nous avons traités et qui recoupent les compétences de votre commission. Nombre d'entre vous y reconnaîtront des sujets familiers. Chaque année, l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) nous donne l'occasion de faire des propositions. Soyons clairs : dans neuf cas sur dix, on nous oppose l'article 40 de la Constitution. Mais nous croyons en la vertu pédagogique de la répétition et de l'explication des situations… Nos propositions ne sont pas le fruit de notre imagination ou de nos convictions ; elles nous sont inspirées par des situations réelles que nous avons parfois rencontrées à des milliers d'exemplaires.

En essayant de travailler avec votre rapporteur, Olivier Véran, nous avons fait dix-neuf propositions qui recoupent certains chantiers du Gouvernement. Elles portaient, par exemple, sur l'harmonisation des règles relatives aux prestations de maternité, et sur les modalités d'attribution des prestations familiales en cas de résidence alternée – pourquoi ne pas donner les allocations aux deux parents ? Nous avons aussi fait des propositions sur la modification des dispositions relatives à la retraite progressive, afin d'ouvrir le droit aux salariés dont le temps de travail est décompté en jours, sur la retraite anticipée pour les personnes handicapées. Comme nous, vous aurez d'ailleurs à vous pencher prochainement sur la situation de ces personnes dont on ne sait pas si elles âgées ou handicapées, et qui changent en permanence de régime… La perte d'autonomie, elle aussi facteur de discrimination, représente aussi un chantier immense. Nous voyons remonter des cas de détresse considérable concernant des personnes handicapées âgées.

Nous avons produit beaucoup de rapports sur les droits des enfants mais un sujet revient en force : la situation des mineurs non accompagnés. Dans le cadre de la loi de finances, votre collègue Delphine Bagarry a rédigé un rapport que je trouve, sans vaine flatterie, vraiment très instructif. À cette occasion, elle a d'ailleurs entendu notre défenseure des enfants. Nous aurons l'occasion d'y revenir puisque le Gouvernement a décidé de présenter un nouveau plan de prise en charge des mineurs non accompagnés.

S'il est un sujet sur lequel le Défenseur des droits et votre commission doivent faire preuve d'ambition, c'est celui de la scolarisation des mineurs non accompagnés âgés de plus de seize ans, c'est-à-dire ceux qui ne sont plus soumis à l'obligation scolaire. Or chacun sait que l'intégration repose sur l'éducation et sur la possibilité de poursuivre sans rupture une scolarité et une formation professionnelle ; nous devons mettre au point de nouvelles règles qui nous permettent d'instaurer ce droit.

Christiane Taubira avait diffusé une circulaire, en date du 25 janvier 2016, sur la mobilisation des services de l'État et les départements en faveur des mineurs non accompagnés. Il y était écrit que l'on devait porter une attention particulière au droit à la scolarité des mineurs isolés, y compris quand ceux-ci étaient âgés de plus de seize ans. L'annexe VI de cette circulaire rappelle l'article L. 122-2 du code de l'éducation : « Tout élève qui, à l'issue de la scolarité obligatoire, n'a pas atteint un niveau de formation reconnue, doit pouvoir poursuite des études afin d'atteindre un de tel niveau. L'État prévoit les moyens nécessaires, dans l'exercice de ses compétences, à la prolongation de scolarité qui en découle. Tout mineur non émancipé dispose du droit de poursuivre sa scolarité au-delà de l'âge de seize ans. » C'est la loi, pas une invention, et cela ne date pas d'avant-hier. Je me permets de vous suggérer, madame la présidente, d'engager une démarche sur ce sujet que nous avons étudié et que nous sommes désireux d'approfondir avec vous.

Autre situation dont vous vous êtes préoccupés : celle des enfants handicapés, notamment des enfants autistes. En 2015, nous avons publié un rapport intitulé Handicap et protection de l'enfance : des droits pour des enfants invisibles. Sur les quelque 300 000 enfants actuellement pris en charge par l'aide sociale à l'enfance (ASE), 70 000 appartiennent aux deux catégories : reconnus handicapés et pris en charge par l'ASE. Le rapport de 2015 était formel : ces enfants sont mal pris en charge d'un côté comme de l'autre, et surtout ils sont très largement invisibles. Il s'agit là d'un constat, pas d'une pétition de principe.

Nous avons fait des propositions dont les ministères concernés ont en partie tenu compte. La situation la plus difficile est celle des enfants et des adolescents autistes. La semaine dernière, je suis allé à la Cour des comptes où j'ai présenté des remarques sur les observations que cette dernière vient d'établir, à la demande de la commission des finances, au titre de l'évaluation des politiques publiques. Dans quelques semaines, elle va évaluer la politique menée à l'égard des enfants ou adultes autistes, dans le cadre des deuxième et troisième plans qui avaient été établis – le quatrième plan est en cours de lancement.

Nous avons participé à ce travail et donné notre point de vue. Votre commission peut avoir une grande influence sur l'un des points que nous considérons essentiel : il faut absolument sensibiliser tous les travailleurs sociaux aux troubles du spectre de l'autisme (TSA). La méconnaissance générale – et en particulier chez les professionnels – de cette situation est sûrement à l'origine de beaucoup de difficultés. Il faut former les magistrats administratifs et judiciaires pour qu'ils aient conscience de la spécificité de ces troubles. Il faut réactualiser les grilles d'évaluation en fonction des recommandations de la Haute autorité de santé (HAS) et de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).

Nous devons faire en sorte que les experts, qui interviennent auprès des tribunaux, répondent aux conditions fixées par ces recommandations. Il faut aussi mettre en place des réseaux d'experts sensibilisés aux TSA. Les contentieux se multiplient, notamment devant les tribunaux administratifs : des parents réclament le placement de leur enfant ou de leur adolescent en s'appuyant notamment sur une jurisprudence de 2011. Dans son arrêt, le Conseil d'État avait considéré que l'État avait une obligation de résultat quand il s'agissait d'attribuer une place en établissement médico-social à un enfant autiste. Nous avons d'ailleurs reçu, de la part de certains tribunaux administratifs, l'injonction de trouver une place en établissement à tel ou tel enfant ou adolescent, dans un délai de huit ou quinze jours.

Le quatrième plan contiendra, je l'espère, beaucoup d'idées et surtout de moyens. Le précédent avait établi une fiche d'actions additionnelles – la fiche 38 – pour prendre en compte le cas de ces enfants à la fois handicapés et relevant de l'ASE.

De manière générale, nous sommes compétents, au titre de la lutte contre les discriminations, pour nous occuper des personnes en situation de handicap. Nous sommes également chargés du suivi de la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées, adoptée le 13 décembre 2006 par les Nations unies et ratifiée en 2010 par la France. Quand le Défenseur des droits a été créé, en 2011, le Gouvernement lui a confié cette mission. En 2019, nous présenterons un rapport sur la mise en oeuvre de cette convention dont certains principes diffèrent sensiblement des pratiques françaises, notamment pour ce qui concerne les personnes placées sous régime de protection.

La suppression de la capacité juridique des personnes placées sous régime de protection se traduit par la privation de certains droits fondamentaux : de voter, de se marier, de se pacser, de divorcer, de choisir son lieu de vie, à l'autonomie, au respect de sa dignité. Enlever la capacité juridique à certaines personnes, comme on le fait en France, ce n'est pas une pratique conforme à la Convention, laquelle dispose qu'il ne faut pas se substituer aux personnes déclarées incapables, mais les accompagner dans la réalisation d'une certaine capacité que l'on doit leur reconnaître.

L'an passé, nous avons rédigé un rapport sur cette question, autrement dit sur l'application de la loi du 5 mars 2007 relative aux majeurs incapables. Cette importante et bonne réforme est insuffisamment appliquée, en particulier sur un point : la prise en charge des majeurs incapables devait passer par des mesures alternatives ; or, dix ans plus tard, elle reste largement aux mains des juges des tutelles. C'est dans la plupart des cas la justice – qui n'en peut mais et dont les moyens sont trop faibles – qui contrôle la situation des majeurs incapables.

S'agissant des handicapés, nous avons récemment émis une recommandation sur l'insuffisance criante de statistiques. Si je puis me permettre, madame la présidente, la commission des affaires sociales devrait sonner les cloches des uns et des autres… Il est quand même lamentable qu'un pays comme le nôtre ait si peu de statistiques sur la situation générale des personnes en situation de handicap. Si l'on veut mener une stratégie nationale, une politique du type de celle qui a été lancée récemment par Sophie Cluzel et le Premier ministre, il faut avoir des connaissances. La dernière étude « Handicap et santé » de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) date de 2009 ; autrement dit, elle s'appuie sur des éléments recueillis en 2007 ou 2008. L'État est à l'évidence défaillant.

Notre recommandation, qui remonte à un mois, détaille ce déficit d'informations. Madame la présidente, je crois que votre commission devrait ouvrir un chantier et essayer de tordre le bras, si je puis me permettre cette expression, des administrations compétentes pour que quelques centaines de milliers d'euros soient consacrées à ce genre d'études indispensables. L'entrée en vigueur de la loi du 11 février 2005 sur les droits fondamentaux des personnes handicapées, et la décentralisation de certaines compétences n'empêchent pas l'État d'être le responsable de la politique nationale, ne serait-ce que parce c'est lui qui définit et verse l'allocation adulte handicapé (AAH).

S'agissant des prestations sociales, j'ai déjà fait référence au rapport sur les fraudes, publié il y a deux mois. Avec ce rapport, nous sommes tout à fait en phase avec les réflexions menées dans cette maison et au Gouvernement sur le droit à l'erreur. La fraude aux prestations sociales souffre d'un grand défaut de principe : elle ne comporte pas d'élément intentionnel. Telle ou telle caisse d'allocations familiales ou d'assurance maladie peut suspendre le versement des prestations, supprimer les droits, infliger des pénalités pour une simple erreur de bonne foi. Rappelons que le montant des fraudes est estimé à 650 millions d'euros, à comparer aux quelque 4,5 milliards de prestations qui ne sont pas versées à des gens éligibles… Le compte n'y est pas tout à fait !

Dans cette affaire, nous devons essayer d'introduire un élément intentionnel mais aussi une notion essentielle : la dignité des personnes. Il existe un texte qui dispose que l'on ne peut supprimer 100 % des prestations versées à un allocataire : on est tenu de lui laisser au moins 10 % ; mais certaines caisses l'ignorent. En fait, il faut aller bien au-delà. Les textes devraient prévoir un minimum de dignité de vie pour tout le monde. Nous sommes confrontés à des cas dramatiques : ainsi cette femme qui vit avec ses enfants dans sa voiture parce qu'elle n'a plus du tout de prestations et donc plus les moyens de payer son loyer… Ce ne sont pas des choses que nous avons inventées.

Nous avons naturellement beaucoup de questions concernant les étrangers. Le 9 mai 2016, nous avons publié un gros rapport sur les droits fondamentaux des étrangers. Dans le pays de la Déclaration des droits de l'homme, nous avons proclamé beaucoup de droits ; mais quand il s'agit des étrangers – ceux qui vivent dans notre pays ou qui viennent d'y arriver –, nous sommes pourtant loin du compte. Des droits fondamentaux – à la santé, au logement, au respect de la vie privée, à l'éducation – sont reconnus à tous. Or dès qu'une personne étrangère vient demander l'accès à ce droit, son statut d'étranger est mis avant sa condition de malade, de demandeur d'école ou de logement : c'est ainsi que des maires refusent d'inscrire à l'école des enfants étrangers qui vivent dans leur commune. On renverse complètement le caractère essentiel des droits fondamentaux qui sont fondés sur l'égale dignité et à l'égalité en droits des 7 milliards de personnes qui vivent à la surface de cette terre.

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