Un grand merci madame la présidente, mesdames et messieurs les députés. C'est pour moi un grand honneur d'être avec vous cet après-midi, une fois de plus. Les échanges entre la commission des affaires étrangères et le CICR sont nombreux, je voudrais exprimer toute notre satisfaction sur ces échanges qui ont eu lieu à différentes reprises et sur différents aspects de notre travail. J'aimerais aussi saluer particulièrement mon collègue Jean-Christophe Combe, je pense qu'il est important de montrer et de souligner combien nous apprécions le travail des sociétés nationales dans chacun des pays. Je pense qu'en tant que Français et Françaises vous avez pu constater ces dernières semaines combien l'action de la Croix-Rouge française est importante à l'intérieur du pays. Je voudrais souligner aussi combien il est important qu'une société nationale comme la Croix-Rouge française puisse venir en aide à d'autres sociétés nationales qui n'ont pas les capacités, les moyens et le savoir que possède la Croix-Rouge française. Je veux souligner notre grande satisfaction à être ensemble sur les terrains internationaux aujourd'hui pour affronter cette crise, qui comme vous l'avez bien dit, madame la Présidente, est assez unique. Je ne pourrai pas répondre dans mon propos liminaire à tous les chapitres ouverts et à toutes les questions soulevéês mais j'essaierai d'y répondre aussi dans mes réponses aux questions.
Je souhaiterais commencer par souligner que beaucoup de défis que nous rencontrons aujourd'hui ne sont pas des défis nouveaux. Rien n'a changé ces dernières quatre à six semaines : les victimes, les populations vulnérables, les contextes vulnérables, les crises humanitaires. Mais le Covid- 19 a changé radicalement l'environnement dans lequel nous opérons, une pandémie globale se superpose ainsi aux défis existants. Les systèmes de santé, déjà en peine de répondre dans les pays industrialisés et développés, sont encore plus sous pression dans les pays dans lesquels nous travaillons. Les systèmes politiques sont sous pression, les économies et les sociétés sont profondément secouées, peu sont ceux qui pensent que c'est un phénomène éphémère. On entend de grands leaders d'organisations économiques internationales dire que nous entrons dans une grave crise économique qui va secouer le monde et qui aura des impacts humanitaires auxquels nous devrons tous répondre. Dans une telle situation, l'avenir se construit aussi par la manière dont nous répondons à l'urgence. Nous sommes tous conscients que les réponses peuvent être plus ou moins inclusives et discriminatoires, plus ou moins basées sur les évidences ou sur les fictions et rumeurs.
J'aimerais commencer par vous parler, d'une manière plus systématique, avant de revenir sur les grandes lignes de l'action du CICR, des grands risques que nous percevons aujourd'hui. Les pays déchirés par la guerre sont exposés à des risques sans précédent. À l'heure actuelle, les pires problèmes sanitaires se posent dans les pays dont les systèmes sanitaires sont déjà mis à mal par les guerres et les violences. Le risque de contagion est particulièrement élevé lorsque les moyens de dépistage, de prise en charge et de suivi des malades sont extrêmement limités. Dans des contextes comme le Yémen, nous nous trouvons à 30 % de capacités des systèmes de santé par rapport à la période d'avant la guerre, ce pourcentage s'applique aussi dans des contextes comme la Syrie ou la Libye. Nous ne sommes pas seulement confrontés à une pandémie mais à des systèmes défaillants. L'idée d'une pression supplémentaire sur ces systèmes déjà fragiles est extrêmement préoccupante. Les pays et régions très fragilisés continuent de souffrir de multiples défis : pauvreté, violences, faiblesses économiques, de gouvernance, corruption, exposition au changement climatique. Tous les problèmes qui n'ont pas été résolus par le passé sont toujours présents aujourd'hui. Il existe un manque de résilience dans les contextes dans lesquels nous avons concentré nos opérations. Pour donner une illustration, un chiffre que je trouve toujours intéressant : les vingt opérations les plus importantes aujourd'hui du CICR correspondent à environ 80 % des déplacements de population irréguliers qu'on observe. Un deuxième élément préoccupant : pour les personnes qui vivent en zone de guerre, le Covid-19 n'est qu'une menace de plus au regard de l'immense souffrance du quotidien. Quand vous êtes confrontés à des dangers mortels, donner la priorité aux mesures faites pour contrer la propagation du Covid-19 tient presque de l'impossible. Pour vous donner un exemple, nos équipes chirurgicales dans les cliniques du Soudan du Sud ont reçu ces dernières semaines plus de cent cinquante personnes blessées. Elles doivent donc intervenir, alors qu'on leur demande aussi de mettre en place des dispositifs pour se préparer face à la pandémie. Les combats, comme vous l'avez bien dit madame la Présidente en Libye, au Yémen, dans le bassin du lac Tchad, dans la Corne de l'Afrique, continuent, et les cessez-le-feu sont difficiles à obtenir, nous l'avons vu avec l'appel du Secrétaire général des Nations unies, qui peine à vraiment se mettre en place. Vous avez peut-être vu que nous essayons, surtout en Afghanistan, au Yémen, en Ukraine, de construire sur la base de notre mandat humanitaire des échanges de prisonniers pour établir un minimum de confiance entre les belligérants, pour les amener par le biais de ces échanges à des positions communes, et plus humanitaires aussi face à la pandémie. En fin de compte, la pandémie complexifie encore ces travaux de création de confiance entre les belligérants, la situation est extrêmement difficile.
J'aimerais vous parler brièvement des systèmes pénitentiaires, des camps de réfugiés et des camps de personnes déplacées. Là encore nous sommes confrontés à une situation explosive. Des recommandations ont été faites il y a des années pour la création de systèmes de santé, d'approvisionnement de l'eau, d'hygiène, de réponse aux besoins humanitaires minimaux dans ces lieux spécifiques. Aujourd'hui, ces zones sont sous tension extrême, parce qu'elles réunissent des gens soumis à de grands risques sans pouvoir se préparer à contrer la propagation d'un virus. Je peux mentionner des signes encourageants, au moins dans les prisons. C'est peut-être l'endroit où l'on a constaté, de la part des autorités, le plus d'intérêt ces dernières semaines pour faciliter le travail du CICR. Si je regarde l'éventail de notre action, malgré les restrictions mises en place par les États pour réduire les mouvements de population, nous sommes extrêmement sollicités dans le milieu carcéral par les directeurs de prisons qui nous invitent à venir, à mettre en place des programmes d'urgence, des salles médicales, des salles d'isolement, à monter davantage de programmes d'hygiène, d'approvisionnement en eau pour prévenir le pire. C'est une leçon que nous avions déjà tirée, lors d'épidémies précédentes, par exemple Ebola. Nous avions réussi à quasiment maintenir ce virus en dehors des systèmes pénitentiaires. Aujourd'hui, nous sommes dans une lutte contre la montre pour voir comment, dans les milliers de prisons dans lesquelles nous sommes actifs, on peut mettre en place des réformes d'urgence pour prévenir le pire.
Pour vous parler brièvement des risques pour le personnel de santé et pour le personnel humanitaire, nous sommes face à des dilemmes : d'un côté on veut aider les États à mettre en place les recommandations de l'OMS sur les restrictions et, de l'autre, nous voyons que ces politiques peuvent aller à l'encontre de l'effort de création d'un espace humanitaire, neutre, impartial et indépendant pour servir les populations. Je pense que nous pouvons surmonter ces dilemmes seulement si nous mettons en place nous-mêmes des protocoles rigoureux pour avoir des assurances accrues que nos personnels sur le terrain ne deviennent pas des instruments de propagation du virus. Nous nous efforçons donc de mettre en place une discipline importante en interne.
Un autre point important auquel nous sommes confrontés aujourd'hui, et qui existe aussi dans nos sociétés industrialisées, c'est la hausse des violences domestiques, des violences sexuelles, des violences de genre. Nous y sommes confrontés à l'extrême, on voit la situation se dégrader dans les terrains dans lesquels travaille le CICR. Nous sommes face à un continuum de violence des champs de bataille jusqu'à l'espace domestique. Je pense que tout ce qui a été fait par le passé pour mettre en place des programmes contre les violences sexuelles et domestiques devient encore plus important aujourd'hui. Je pourrais vous dire la même chose sur la santé mentale. Cette crise est une pandémie qui nécessite des réponses épidémiologiques mais qui pèse en même temps sur les populations d'une manière particulière.
Je ne vous ai pas parlé des conséquences sociales et économiques qu'on voit déjà apparaître à l'horizon. Les politiques restrictives pour prévenir la pandémie sont aussi en train de créer des problèmes humanitaires et sociaux dans des régions et pays dans lesquels nous travaillons. Il y a des pays comme le Yémen, l'Irak ou la Syrie où le nombre de contaminations n'est pas considérable mais où les conséquences humanitaires des politiques restrictives et exceptionnelles des États créent de grandes difficultés. On l'a vu en Inde, en Afrique du Sud, dans d'autres pays et dans les régions de conflit, nous sommes préoccupés par les restrictions imposées aux mouvements de populations qui dépendent du secteur informel de l'économie, ce qui cause des problèmes humanitaires importants.
Pour répondre aux thèmes et questions que vous avez mis en avant madame la présidente au début de la réunion sur nos modes opératoires, la première priorité pour nous a été d'accélérer et de prioriser toute action qui peut être conçue comme ayant un lien direct avec la prévention de l'épidémie. Nous avons accéléré notre livraison dans près de 400 centres de santé et hôpitaux dans lesquels le CICR travaille toujours aujourd'hui dans trente-cinq contextes dans lesquels nous sommes présents sur les lignes de front. Nous sommes en train de chercher les créneaux d'approvisionnements pour mettre en place la prévention et la protection dans ces centres de santé. Deuxièmement nous avons un grand programme dans ces mêmes pays d'hygiène, de formation, d'éducation des volontaires de la Croix-Rouge auprès des personnels médicaux, des personnels pénitentiaires et des détenus. Nous sommes en train aussi de nous engager dans la gestion des dépouilles mortelles, pour construire des capacités là où c'est particulièrement difficile. Nous nous engageons à négocier avec des pays des surfaces opérationnelles importantes, je pense que la « diplomatie Covid-19 » ou « diplomatie corona » devient de plus en plus importante aujourd'hui pour négocier chaque jour des surfaces opérationnelles qui nous permettent de mettre ces programmes d'urgence en place. En même temps, nous avons essayé et essayons de nous connecter au mieux avec les acteurs systémiques, on sait très bien qu'on ne peut pas lutter contre la pandémie en se focalisant sur ces effets immédiats. Nous sommes en train de nouer des alliances avec des organisations de développement pour élargir notre action dans le renforcement de systèmes d'assainissement de l'eau, de santé.
La situation est donc extrêmement complexe pour le moment. Si je vous donne une évaluation des restrictions auxquelles nous sommes confrontés aujourd'hui, je dirais que sur les quatre-vingt-quinze contextes dans lesquels le CICR a des activités opérationnelles, il y en a une dizaine dans lesquels il est vraiment impossible de mettre en place des actions en raison des restrictions sanitaires, politiques, qui sont imposées à des organisations comme le CICR. Il y a quand même un grand nombre de pays dans lesquels nous continuons à être présents, à déployer nos opérations – santé, eau, urgence, pénitentiaire. À peu près quarante-cinq à cinquante délégations sont opérationnelles aujourd'hui. Même si elles ne sont pas toujours à 100 % de leurs effectifs, elles ont une capacité d'action réelle. Je pense que chaque jour le CICR réussit à élargir son espace opérationnel. Il y a aussi la mobilisation dans les pays industrialisés où les personnels travaillent en « home office » à plein temps. La majorité des délégations sont aujourd'hui en train de lutter contre des restrictions et nous sommes très sollicités par la négociation de cet espace impartial, neutre et indépendant indispensable à nos interventoins.
Pour conclure mes propos liminaires je peux faire deux ou trois remarques, comme vous m'y avez invité madame la présidente, sur les recommandations. Politiquement, nous sommes face à des situations très délicates, nous sommes confrontés à un problème global qui nécessite des réponses globales. Je pense au renforcement du système multilatéral, mais aussi aux réponses multi-acteurs, qui sont absolument cruciales. Ni le traitement ni les tests sur le Covid-19 ne pourront être mis au point sans un effort coopératif entre experts, scientifiques, États, organisations humanitaires pour les mettre en place sur le terrain. C'est seulement en « multi-acteurs » qu'on pourra imaginer des solutions face aux restrictions dans les semaines qui viennent. D'un point de vue politique, il faut trouver un chemin entre restrictions nécessaires et possibilités d'action. Je voulais souligner cela car la France comme vous le savez bien, avec l'Alliance pour le multilatéralisme, a montré le chemin vers lequel il faut aller, et je pense que c'est absolument essentiel.
Deuxième chose, je pense qu'on voit aujourd'hui que, sur le plan de la gouvernance, on se dirige vers une gouvernance plus virtuelle. Les infrastructures virtuelles aujourd'hui sont clef, même dans les contextes fragiles quand on ne peut plus facilement atteindre les populations. Cces populations sont souvent connectées et par l'« humanitaire connecté » on peut envisager des solutions. Nous en faisons l'expérience en ce moment même. Nous n'aurions jamais pensé pouvoir dialoguer ainsi, entre le président du CICR et la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale, de la manière dont nous le faisons aujourd'hui. Nous voyons les solutions virtuelles et numériques prendre une importance cruciale.
Troisième tendance que nous identifions aujourd'hui, nous ne pouvons plus penser aujourd'hui à gérer une telle crise avec toutes ses spécificités d'une manière centralisée. Il faut laisser plus d'espace aux initiatives locales, à nos collègues sur le terrain pour trouver les solutions adaptées aux situations. Je pense que nous avons fait un apprentissage très rapide ces dernières semaines. Je pense que les dernières semaines ont montré aussi combien il est important de fonder nos politiques sur les évidences, la science, le dialogue critique. Nous savons tous que les uns et les autres n'ont pas exactement les mêmes sensibilités. J'ai souvent pensé ces dernières semaines que si nous avions pour la pandémie ce qui a été mis en place pour lutter contre le changement climatique, c'est-à-dire un panel international de scientifiques, qui conseille les gouvernements, qui a l'autorité pour vérifier les faits et les évidences, cela faciliterait les processus décisionnels et politiques qui sont très difficiles à trouver. Nous n'avons pas aujourd'hui d'organisation internationale qui aurait une légitimité incontestée pour être cette autorité de référence. Je pense que nous sommes confrontés, dans l'irrationnel de la pandémie, à un problème que peuvent résoudre l'intelligence des professionnels, des scientifiques, les progrès qu'ils font dans le dialogue avec les opérateurs sur le terrain.