Intervention de Rémy Rioux

Réunion du jeudi 30 avril 2020 à 10h00
Commission des affaires étrangères

Rémy Rioux, directeur général de l'Agence française de développement :

. D'abord les sujets de dettes. Nous sommes actuellement dans un moment keynésien. Dans tous les pays du monde, il faut rapidement apporter des liquidités pour permettre aux gouvernements et à tous les acteurs de faire face aux dépenses supplémentaires qu'entraîne la crise et aux risques qui montent en raison des fractures qui se créent dans les chaînes de valeurs ainsi que dans les équilibres économiques. De notre côté, nous avons recours à nos banques centrales et aux budgets nationaux. Malheureusement, en Afrique, ces instruments ne sont pas disponibles, ni pour les gouvernements, ni pour le secteur privé. De plus, les procédures des institutions financières, auxquelles l'AFD appartient, prennent un certain temps pour débloquer des moyens. Par conséquent, une des solutions au plan international – mais pas la seule – a consisté à décréter un moratoire sur la dette pour débloquer rapidement des moyens financiers. C'est bien un moratoire et non pas une annulation, car une annulation de dette demande du temps et des discussions. L'avantage du moratoire est qu'il permet de libérer instantanément des moyens budgétaires. Cela va donc permettre, comme précisé dans l'accord international, de mobiliser des fonds pour financer essentiellement des dépenses de santé ainsi que les conséquences économiques et sociales de la crise.

Il y a 12 milliards de créances qui étaient dues à titre bilatéral donc vis-à-vis des États. Pour la France cela représente 1 milliard d'euros d'échéances qui vont être décalées – pas annulées à ce stade – et rééchelonnées à partir de 2021. Dans ce milliard d'euros, nous retrouvons 300 millions d'euros d'échéances environ qui devaient être remboursées à l'AFD par nos partenaires en 2020. Le reste correspond à des prêts du Trésor et à des créances commerciales. Si les créanciers privés se mobilisent aussi au-delà de ces 12 milliards d'euros, le ministre a évoqué le chiffre de 20 milliards de dollars représentant l'effet maximal pouvant être attendu à la suite de ce qui a été décidé le 15 avril par le G20 et le Club de Paris. Il faut avoir à l'esprit que l'ensemble des financements pour la santé mondiale représentent annuellement 26 milliards de dollars. Ce moratoire constitue donc un geste extrêmement significatif qui va beaucoup aider les pays concernés. Au sujet du périmètre, ce n'est pas l'AFD qui va choisir dans quel pays le moratoire va s'appliquer, cela a été décidé au niveau international. Il concerne tous les pays éligibles à l'Association internationale de développement (AID), instrument concessionnel de la Banque mondiale, qui concerne 77 pays dont une quarantaine en Afrique. Cela va donc être automatique pour ces États.

La question de l'annulation de la dette a été posée avec force par le Président de la République. Certains pays notamment en Afrique étaient dans des situations très difficiles du point de vue de la dette et vont probablement l'être plus encore après la crise passée. Des discussions sont actuellement engagées. L'Union africaine a désigné quatre envoyés spéciaux pour discuter et définir le cadre dans lequel ces opérations de restructuration de la dette pourront avoir lieu. Évidemment, la France pousse pour un cadre multilatéral et un cadre dans lequel l'ensemble des bailleurs de fonds sont concernés y compris la Chine et les pays émergents qui ont beaucoup prêté à l'Afrique depuis la dernière opération d'annulation de la dette qui date du début des années 2000. Le grand apport réalisé par nos collègues du Trésor au sein du Club de Paris a consisté à impliquer les Chinois. Il est extrêmement important que l'on garde pour l'étape annulation-restructuration de la dette, tous les créanciers publics et potentiellement privés. Sinon, cet effort consistera à rembourser la dette des autres, ce qui n'est pas possible. Cela va néanmoins représenter une discussion très difficile.

L'Union africaine a demandé 100 milliards de dollars en 2020 et 100 milliards supplémentaires en 2021. Ce sont là des ordres de grandeur qui ne nous paraissent pas erronés. Je rappelle une nouvelle fois que l'effet du moratoire représente 20 milliards de dollars. Un besoin de financement considérable perdure cependant pour enclencher le développement du continent. J'en viens donc à notre initiative et à sa décomposition : 1,2 milliard d'euros. Il faut absolument continuer à prêter à l'Afrique à des conditions très favorables. Il y a, par ailleurs, des pays africains qui ne veulent pas qu'on annule leur dette et qui veulent garder un accès aux marchés financiers internationaux et dont la dette est soutenable. Il faudra regarder en détails la situation financière de chacun des pays concernés, une fois la crise passée.

Nous avons identifié 1,5 milliard d'euros de demande. Nous allons essayer de proposer 1 milliard d'euros avec beaucoup de prudence et en lien très étroit avec le ministère des finances. Il faut continuer à faire des prêts en Afrique. Il n'y a pas de contradiction entre ce mouvement positif, utile, sur la dette et la poursuite du financement du continent.

Sur la part des dons, nous avons 150 millions d'euros. Les moyens en subventions dans le projet de loi de finances pour 2020 qui sont délégués du programme 209 vers l'AFD représente cette année un milliard d'euros contre 1,6 milliard l'année dernière. Nous réallouons donc 15 % de l'enveloppe que vous nous avez confiée. Cela représente une première réallocation. Nous pourrons faire plus en cas de nécessité, si la crise sanitaire s'aggrave et s'accélère. Nous n'avons pas voulu tout mettre sur la santé car il faut continuer à porter les projets concernant l'éducation, l'accès à l'eau et l'assainissement, le dérèglement climatique, l'égalité femmes-hommes et donc ne pas changer complètement toute notre programmation.

Nous sommes en train de faire ce travail d'échenillage des programmes que nous ne pourrons pas mettre en œuvre. J'espère que nous pourrons plutôt les décaler sur l'année 2021 car la demande existe et que les travaux préparatoires ont été faits. Il ne s'agit pas de les abandonner. Mais je crains qu'un principe de réalité ne s'impose : les collègues de l'Agence ne peuvent plus faire les déplacements permettant d'instruire les dossiers, ce qui va plus conduire à des décalages qu'à des annulations. Cela va nous permettre de libérer de la place pour les programmes santé et en faire plus, si nécessaire.

L'AFD est calibrée pour gérer des volumes en subventions importants. Nous allons à Bruxelles en chercher et si vous le souhaitez, nous pouvons initier, accompagner et financer un plus grand nombre de projets en dons. Je ne dis pas qu'il nous faut tout financer en prêts. Nous avons également des besoins en dons très significatifs dans les secteurs sociaux et dans les pays les plus pauvres, que nous ne pouvons pas et qu'il ne faut pas financer avec des prêts.

Le programme « santé en commun » est bien entendu articulé avec la réponse multilatérale, qui fait des choses que nous ne faisons pas. J'avais signé à Abidjan, au mois de décembre 2019, un accord avec le Fonds mondial sida. Nous avions identifié la Côte d'Ivoire, le Niger, la République démocratique du Congo pour travailler ensemble. Le Fonds mondial sida va débloquer 500 millions pour faire face à la crise sanitaire actuelle.

La société civile est très importante. Nous avons eu très récemment une réunion avec l'ensemble des organisations non gouvernementales œuvrant dans le domaine de la santé, avec coordination Sud afin de faire le point sur notre activité. Chaque année c'est de l'ordre de 300 à 400 millions d'euros que l'AFD oriente vers la société civile. Nous sommes bien sensibilisés au stress que subissent actuellement de nombreuses organisations de la société civile, en France notamment mais aussi dans tous nos pays d'intervention. Nous sommes très attentifs et nous faisons évoluer nos modalités de décaissement pour les aider à traverser cette passe difficile. Les ONG de plaidoyer, les ONG féministes sont très importantes. Elles ont fait l'objet d'engagements français dans le cadre de la très grande priorité accordée aux questions d'égalité femmes-hommes. Nous allons très prochainement lancer un appel à projets de l'ordre de 15 millions d'euros pour les appuyer. La place des femmes est quelque chose qui change considérablement les performances, les réussites des programmes de santé eux-mêmes. Nous allons donc poursuivre dans cette direction.

Sur la question de la souveraineté, de l'autonomie en Europe comme dans le reste du monde je pense que le débat sur la mondialisation ne fait que commencer. Quelle sera la place des formes d'intégration régionale ? Qu'en sera-t-il de la régionalisation des capacités de production ? Lorsque j'ai débuté ma carrière, en Afrique, il y a vingt ans, l'Union européenne servait de référence en matière de conciliation des intérêts nationaux, régionaux et internationaux. Nous sommes au seuil d'un très grand débat et les Africains auront beaucoup de choses à nous dire car ils disposent d'institutions d'intégration régionale qui fonctionnent assez bien et ils réfléchissent déjà à ce sujet.

Les priorités pour l'Afrique, il faut garder une grande disponibilité et agilité car l'équilibre entre la crise sanitaire et la crise économique et sociale va être différent selon les régions, les sous-régions du monde, notamment en Afrique. L'ampleur du choc sanitaire est encore inconnue et l'ampleur du choc économique va être aussi distinct en fonction de la dureté des plans de confinement, de l'insertion des économies dans l'échelle de valeurs internationales, de l'impact des transferts de migrants, des transferts financiers des diasporas. Dans certains pays, ces derniers représentent des montants bien supérieurs à l'aide publique au développement, qui sont absolument essentiels. Or ils ont baissé de l'ordre de 20 % selon des données de la Banque mondiale, et pour certains pays de l'ordre de 80 % dans les premières semaines de la crise. L'aide publique au développement est également importante car ce sont là des financements qui sont très stables dans le temps et qui face à une crise peuvent jouer un rôle contracyclique, là où d'autres se révèlent procyclique, c'est-à-dire qui accélèrent l'impact de la crise.

Les prévisions rendues publiques par le FMI, il y a deux semaines, soulignent que l'impact économique de la crise en Afrique du Nord est beaucoup plus fort que dans le Sahel. À titre d'illustration, la croissance malienne était initialement prévue à 5,2 % en 2020 et a été recalculée par le FMI – de façon trop optimiste à mon avis – à 4,7 %. Au Sénégal, les prévisions étaient de 5 %, elles ont été révisées à 3 %. En revanche en Tunisie, on parle d'une récession de l'ordre de 5 %. Au Liban on parle d'un recul de 12 % alors que le pays a déjà perdu 6,5 % de sa richesse nationale en 2019. On est sur un choc d'un cinquième de la richesse nationale libanaise, ce qui est incroyablement puissant et ravageur. La situation des pays les plus pauvres est essentielle, c'est le cœur de notre mandat. Regardons également celle de pays plus riches. L'Afrique australe, l'Afrique du Nord sur lesquelles la crise économique aura plus d'impact, en partie parce qu'ils vont prendre des mesures sanitaires qui ressemblent à celles que nous mettons en place dans les pays européens.

Pour répondre sur le secteur privé, je pense avoir été mal compris. Tout le travail de Proparco, depuis plus de quarante ans, c'est précisément de financer les entreprises domiciliées en Afrique et dans les pays du Sud, et non les entreprises domiciliées en France. Ce sont des entreprises qui sont implantées, qui emploient des locaux et produisent des biens et des services dans les pays du Sud. C'est une grande réussite. On a fait la démonstration que l'on pouvait investir avec une grande rentabilité dans des pays très pauvres. Je prenais l'exemple des entrepreneurs africains de nationalité française, ce sont avant tout des entrepreneurs africains qui ont mis toute leur énergie dans la construction d'un secteur privé africain. Et ma très grande crainte, c'est que ce tissu d'entreprises africaines, qui a émergé depuis vingt ans et depuis la première restructuration de la dette africaine, disparaisse. D'ici un an, nous assisterons à des faillites en grand nombre. Il faut très rapidement – et pas uniquement via l'AFD et Proparco – penser la situation financière des gouvernements et la mise en place d'instruments financiers pour traiter cette question. Vous avez récemment voté 300 milliards de garanties pour Bpifrance, afin d'octroyer des prêts et sauver des entreprises dont la situation financière est très dégradée. Cela n'existe pas en Afrique. Ma proposition, c'est d'utiliser Proparco – qui est l'équivalent de Bpifrance en Afrique – et ses réseaux – avec l'ensemble des banques locales dans une quarantaine de pays d'Afrique – pour que le financement de ces entreprises ne cesse pas. Nous sommes en train de préparer des demandes en ce sens. Cela suppose des garanties et des subventions, pour que les instruments financiers – Proparco, mais aussi les instruments européens et internationaux – puissent continuer à faire leur travail, avec davantage d'ambition compte tenu de la situation actuelle des entreprises. Nous avons, par exemple, un produit qui s'appelle ARIZ et qui garantit jusqu'à 50 % des prêts pour une durée maximum de sept ans. Pour s'aligner avec Bpifrance, il faudrait augmenter ce taux de garantie à 90 %. Cela suppose évidemment des moyens supplémentaires, ce qui passe sans doute par un budget renforcé. Si nous aidons les entreprises africaines, je ne vois aucune contradiction à aider les entreprises détenues par des entrepreneurs français sur le continent.

Je ne répondrai pas à la question sur la prise de décision. Une simple précision : tout ce dont je vous ai parlé aujourd'hui passe par le conseil d'administration. Le directeur général de l'AFD n'a quasiment aucune délégation et n'en demande pas. La transparence est totale. Vos représentants au conseil d'administration ont accès à toutes les données, et les ministères valident évidemment les projets présentés.

Nous accélérons en effet notre dématérialisation, compte tenu des contraintes et de l'urgence actuelle. Cet apprentissage sera renforcé à l'issue de cette crise et nous permettra de fonctionner plus rapidement. Nous renforçons également notre présence sur le terrain, conformément à l'orientation de déconcentration que j'avais donné et qui prend aujourd'hui tout son sens dans la crise que nous traversons. Nous allons consolider cela dans le projet d'entreprise.

Concernant les questions géographiques sur les Balkans, je vous ferai peut-être parvenir une réponse écrite sur la réorientation de notre portefeuille d'activité. Ce n'est, à ma connaissance, pas encore le cas car ce portefeuille était très récent et ne portait pas, il me semble, sur les questions de santé. Je demanderai à mes collègues de vous donner l'ensemble des détails.

Le Sahel reste au cœur de nos activités et de notre mandat. Nous travaillons notamment sur de la programmation et de la cartographie conjointe entre les opérations de sécurité et les opérations de développement, notamment dans les zones d'endiguement et dans les zones de prévention. Je crois que nous avons trouvé l'outil de travail en DDD avec les diplomates et les militaires. Nous essayons de rallier l'ensemble des acteurs à notre cause. L'alliance pour le Sahel s'est réunie à Nouakchott sous la présidence de Jean-Yves Le Drian le 27 avril. Nous essayons, sur les différents aspects – développement, sécurité intérieure, défense, diplomatie – d'emmener le maximum d'acteurs pour davantage d'actions sur le terrain, et nos dispositifs de coordination entre l'AFD et l'État-major des armées (EMA) fonctionnent. Il faut que nous relevions les agents sur le terrain. J'ai vu récemment le chef d'État-major des armées, (CEMA) François Lecointre, qui était, je crois, satisfait.

Sur la Chine en Afrique, j'ai peu d'informations si ce n'est des opérations d'approvisionnement en matériel et en masques. Au-delà du moratoire, je n'ai pas vu d'activités financières chinoise tournées directement vers l'Afrique, et celles-ci seraient évidemment bienvenues. Nous avons, encore une fois, un signal positif donné à l'ensemble des pays d'Afrique, et nous devons continuer en ce sens.

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