Intervention de Auriane Guilbaud

Réunion du mercredi 6 mai 2020 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Auriane Guilbaud, maîtresse de conférences en science politique à l'Institut d'études européennes, Université Paris 8 :

Une première question concernait les stratégies suivies par les États. Ce qu'il est intéressant de constater, c'est que les États proches géographiquement de la Chine (Taïwan, Singapour, la Corée du Sud, Hong Kong) ont réagi très tôt en prenant des mesures maximales en situation d'incertitude, c'est-à-dire, alors même que l'on ne savait pas exactement ce qu'il en était de la transmission interhumaine, de son degré de contagiosité, etc. Ces pays ont pris très tôt des mesures maximales en supposant le pire. C'est parce qu'ils avaient appris des épidémies précédentes, du SRAS, mais également du MERS, qui est aussi une maladie respiratoire due à un coronavirus. Ils se sont préparés à réagir dès que la situation semble anormale, même sans information supplémentaire. Ainsi, Taïwan a tiré les leçons de son expérience du SRAS. C'est précisément après, justement, la crise du SRAS en 2003, au cours de laquelle Taïwan avait été touche et la coopération entre la Chine et l'OMS s'était mal déroulée – cela avait pris des mois avant qu'une coopération puisse être établie –que Taïwan a été intégrée de manière plus forte au sein des réseaux de l'organisation et que la Chine a dû consentir à cela.

Plusieurs questions portaient sur les différences de comptabilisation des décès et des cas de contamination, ce qui est cause d'incertitude. Effectivement, pour connaître le nombre de cas et de morts en Chine ou à l'échelle mondiale, nous en aurons toujours une meilleure idée après coup. Ce qu'on peut dire aujourd'hui, c'est que, lorsqu'il y a une épidémie, au début règne toujours une grande incertitude sur les chiffres. Ceci est lié à deux choses. D'une part, il peut y avoir de la dissimulation de la part des États. D'autre part, il peut y avoir une part réelle d'incertitude. Parfois les deux sont liés : ainsi, certains États cherchent à dissimuler les vrais chiffres mais ne savent pas ou cherchent à dissimuler qu'ils ne savent pas. On saura vraiment ce qu'il en est que plus tard, malheureusement. Si on prend le cas de la grippe H1N1, par exemple, en 2009, lorsque l'OMS a déclaré la fin de la pandémie, il me semble qu'il y avait environ 20 000 décès officiellement recensés. Ensuite on a réévalué ce chiffre. Aujourd'hui, le nombre de morts dus à cette pandémie est estimé à au moins dix fois ce chiffre, peut-être plus. Entre 200 000 et 400 000 morts pourraient être ainsi attribuables finalement à la grippe H1N1. Au-delà de ces incertitudes inévitables, il n'empêche qu'il y a une grande nécessité à harmoniser les données. Cela a été souligné par plusieurs interventions, parce que la pandémie actuelle révèle à quel point chaque pays adopte sa propre manière de compter ses cas de contamination et ses morts. Sur ce point, pour harmoniser les pratiques, l'OMS aurait un vrai rôle à jouer.

Ce rôle d'harmonisation, elle le joue dans le cadre des protocoles élaborés pour effectuer des programmes de recherche et des essais cliniques. C'est là aussi une question qui a été posée plusieurs fois. Marie-Paule Kieny pourra revenir dessus. Pour ma part, je pense qu'il faut rappeler qu'il y a effectivement différents essais qui ont été lancés. Il y a l'essai Solidarity sous l'égide de l'OMS. Il y a des pays européens comme l'Espagne et l'Italie, si je ne me trompe pas, qui ont rejoint cet essai Solidarity plutôt que l'essai Discovery. Il est intéressant de constater que c'est qu'à partir du moment où l'on s'appuie sur le travail de normalisation de l'OMS, notamment sur ses protocoles de recherche, qu'il sera ensuite possible de comparer les données, quand bien même des essais différents seraient menés. Les résultats de l'essai Discovery pourront ainsi être comparés avec ceux, notamment, de l'essai Solidarity. L'OMS joue donc un vrai rôle d'harmonisation des protocoles et des données. Il reste, en tout état de cause, un travail d'harmonisation à effectuer avec les États membres dans la collecte des données de mortalité.

Plusieurs questions touchaient le budget et la question des financements. Lorsque je mentionnais, au début de mon propos liminaire, l'augmentation des financements dans le domaine de la santé mondiale, cela comprenait tous les bailleurs de fonds au niveau international : qu'il s'agisse des financements des organisations internationales, telles que l'OMS ou le Fonds des Nations unies pour la population, des programmes bilatéraux comme l'aide au développement apportée par la France ou les États-Unis, ou encore de tous les financements privés tels que ceux de la fondation Gates. Un institut américain rassemble ces données. Il y a, sur ces vingt dernières années, de plus en plus de financements pour des projets sanitaires au niveau international. Si on regarde, dans la part de ces financements, ce que représente le budget de l'OMS, c'est là que l'on tombe effectivement sur ce chiffre de 7 %, soit 2,8 milliards par an. La question des financements privés de l'OMS a été posée : il est vrai que l'organisation reçoit des financements importants de la part des contributeurs privés. Les plus importants sont des fondations privées comme la fondation Gates, qui contribue à environ 10 % du budget de l'OMS. Dans un contexte dans lequel les États membres ne contribuent pas davantage au budget de l'OMS et, dans le même temps, demandent à l'OMS de faire toujours plus de choses et d'être toujours plus efficace, il apparaît compliqué de le faire sans financements additionnels, d'où une stratégie, menée par l'OMS, de diversification de ses financements en faisant appel à des acteurs privés ou, récemment, en faisant appel à des dons individuels, la pandémie actuelle aidant. L'OMS reste une organisation intergouvernementale. La gouvernance appartient aux États. Mais si les financements ne sont plus assurés par eux mais par des acteurs privés comme la fondation Gates, alors se crée, dans la gouvernance, un décalage qui non seulement interpelle mais va finir, à terme, par poser problème. On ne sait pas ce que les États-Unis décideront finalement après l'annonce par l'administration Trump de la suspension de leurs financements à l'OMS, le temps d'une enquête. Si jamais ces financements étaient effectivement retirés sur le long terme, cela ferait de la fondation Gates le premier donateur. C'est un problème pour une organisation intergouvernementale.

Toujours dans l'ordre des financements, a été posée une question sur le rapport de l'OMS à la France et sur le fait que la France avait, depuis le milieu des années 2000, investit dans des initiatives sanitaires internationales en dehors de l'OMS. Il est vrai que la France finance beaucoup de programmes, de fonds et de partenariats et d'organisations en dehors de l'OMS, à l'instar du Fonds mondial. Il ne se s'agit pas de dire que l'OMS peut tout faire et doit tout faire au niveau international. Il y avait un réel besoin de nouveaux mécanismes, de nouveaux financements dans lesquels on a investi et c'est très bien. Ce que je voulais simplement souligner c'est que, à côté de cela, ces investissements qui ont été utiles pour développer de nouveaux outils et de nouveaux programmes, ne doivent pas conduire à oublier l'Organisation mondiale de la santé et à ne pas investir dans une organisation qui est universelle. Dans cette organisation, les pays en développement ont le même poids. Ils sont tous présents. Investir dans l'OMS, c'est ainsi rappeler que l'on prend en compte les besoins de tous les pays en développement et qu'on a un canal de coopération avec eux.

Une dernière chose pour terminer sur cette question du financement et sur les leçons que l'on pourra tirer de cette crise. Marie-Paule Kieny l'a mentionné tout à l'heure. Après la grippe H1N1 à l'occasion de laquelle l'OMS avait été critiquée pour avoir réagi trop rapidement, s'était fait jour un désengagement des programmes d'urgence. Une certaine « fatigue pandémique » s'était répandue parmi les donateurs de l'OMS. Il faut bien voir que cette évolution s'était combinée avec les effets de la crise économique et financière de 2008. Leurs effets étaient conjugués. Je signale ce fait, parce que la pandémie actuelle provoque une crise économique importante. Il faut donc faire attention, dans la manière dont on va essayer d'améliorer la coopération sanitaire internationale, à ne pas se retrouver dans une situation où l'on combine d'un côté un coup de projecteur sur ce qui a marché et sur ce qui n'a pas marché et de l'autre un moment de crise dans lequel on se dit que l'on n'a pas suffisamment d'argent pour investir dans la coopération sanitaire internationale.

Je terminerai assez rapidement sur la crise du multilatéralisme et l'occasion de réformer l'OMS. Évidemment, tout cela dépendra de la volonté des États. Une question très intéressante a été posée sur la perception que l'on peut avoir de l'OMS dans la crise actuelle. Pour évaluer la réaction de l'OMS, il faut déterminer à quoi on la compare. On doit bien comprendre qu'il y a eu un choix stratégique qui a été effectué de la part de la direction de l'OMS, notamment dans sa coopération avec la Chine. C'est la manière dont je l'analyse de l'extérieur avec toutes les précautions d'usage qui s'imposent. Il y a eu un choix stratégique effectué sur la question de savoir comment réagir et quoi faire. Est-ce qu'on décide d'aller à la confrontation au risque ensuite de ne pas pouvoir se rendre dans le pays et de manquer d'informations ou est-ce qu'on essaye de jouer le jeu diplomatique de la coopération ? C'est le choix qui a été fait. La capacité de l'OMS à réaliser ce genre d'arbitrage et à faire en sorte que les États soient investis dans ces choix stratégiques qui sont faits va dépendre du choix que les États vont faire dans la refonte du multilatéralisme.

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