Intervention de Thomas Gomart

Réunion du mercredi 13 mai 2020 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI) :

C'est évidemment un honneur pour moi de pouvoir m'exprimer devant votre commission dans cette période si singulière que nous traversons. J'espère que j'aurai le plaisir de vous accueillir, vous et vos collègues, à l'IFRI dès que les conditions seront réunies.

Vous avez eu l'amabilité, madame la présidente, de mentionner l'ouvrage que j'ai publié début 2019, L'affolement du monde. Je dois le titre à mon éditrice, Nathalie Riché, qui a trouvé le bon mot pour décrire cette impression d'emballement et de perte de contrôle que je ressentais à travers mes différents entretiens dans le cadre de mes activités. Je pense que cet affolement est une impression ou un sentiment davantage ressenti en Europe que dans d'autres régions pour des raisons sur lesquelles je vais revenir. Il y avait trois grandes causes pour cet affolement.

La première c'est la fin de ce que j'ai appelé le « mythe de la convergence », c'est-à-dire cette idée selon laquelle la convergence économique entre, pour faire simple, les émergents et l'Occident et plus précisément entre la Chine et l'Occident allait aboutir graduellement à une convergence politique. Cette idée cesse d'être portée avec la crise de 2008. De manière schématique, depuis 2008, nous sommes dans une phase de convergences économiques mais de divergences politiques. La question que je me pose est de savoir si nous n'entrons pas avec le covid-19 dans une nouvelle phase qui serait à la fois celle d'une divergence politique et d'une possible divergence économique entre systèmes.

La deuxième grande raison de cet affolement c'est la trajectoire suivie par l'Europe depuis 2008. Nous sommes très loin de la stratégie de Lisbonne. L'Union européenne subit à la fois des chocs exogènes et endogènes. Je ne vais pas en faire la liste mais on peut rappeler la crise des dettes, la crise migratoire, les attaques terroristes sur son sol, les tensions avec la Turquie et la Russie, le Brexit ou encore la dégradation de la relation transatlantique. Pour le dire de manière très synthétique, là où la stratégie de Lisbonne cherchait à présenter l'Europe comme une source de certitudes, elle est devenu un foyer d'incertitude géopolitique. Elle vit tout sur le mode de la crise, alors même que les événements que nous traversons sont davantage vus comme des aubaines ou des effets d'opportunités pour la Chine. Ceci nous place dans situation très défensive sur le plan psychologique et politique, accentuée par le covid-19. Je crains que les Européens sortent de cette crise appauvris, désunis et hébétés.

La troisième grande cause de cet affolement touchait à la tension entre environnement et technologie. Je pense que nous sommes face à une prise de conscience très largement partagée et, en particulier portée par notre jeunesse, des conséquences de la dégradation environnementale et du réchauffement climatique. Nous avons eu parallèlement la montée de tout un discours technologique, laissant croire, au fond, que la technologie allait répondre à cette dégradation environnementale. Je crois que l'illusion s'est dissipée et que cette situation pose un double problème. Nous nous rendons compte que nous avons des capacités de transformation très supérieures à nos capacités d'anticipation d'une part et, d'autre part, nous nous rendons compte à quel point notre réflexion politique sur la technologie est embryonnaire et qu'elle oscille entre fascination et rejet plus récemment.

Dans ce contexte, je crois que le covid-19 a été un catalyseur d'éléments déjà présents et sur lesquels je vais insister. Comment caractériser cette crise ? Nous sommes à mes yeux, face à une crise « technosanitaire », dans la mesure où elle est sanitaire dans ses causes et technologiques dans ses effets. Ce qui singularise cette crise, ce sont deux décalages. Le premier est un décalage entre le nombre de victimes et l'amplitude des mesures prises. Le deuxième décalage est entre la matérialité des moyens mobilisés pour juguler la crise sur le plan sanitaire – le nombre de lits, de masques, de respirateurs, etc. – et l'immatérialité des moyens mobilisés pour la traverser sur le plan politique – les réseaux sociaux, les moyens médiatiques, le télétravail, etc. Ce qui se joue à mes yeux à travers cette crise, c'est un passage d'une sorte de compétition à une confrontation cognitive pour imposer des modèles de gouvernements et de comportements si on raisonne à moyen et à long terme. Je vais essayer de l'exposé de manière très rapide et, encore une fois, trop schématique en vous proposant trois niveaux d'analyse : le niveau géopolitique, le niveau de la politique internationale et le niveau diplomatique. Pour chacun de ces niveaux, je ferai trois points succincts.

Je vais commencer par le niveau géopolitique.

Premier point. Cette crise correspond à un nouveau rendez-vous manqué entre l'Occident et l'Orient, ou pour être plus précis, à un nouveau rendez-vous manqué entre la Chine et les États-Unis. En 2008, s'est refermée la période ouverte en 1978 par les réformes de Deng Xiaoping qui, au fond, ont permis en parallèle le déploiement du néolibéralisme reaganien et thatchérien, c'est-à-dire l'ouverture d'un marché gigantesque. Toute l'interdépendance économique sino-américaine s'est nouée durant ces quatre décennies. La divergence apparaît très clairement en 2008. La crise de 2008 va avoir pour effet d'accélérer la montée en puissance de la Chine et également de renforcer de manière paradoxale le rôle économique des États-Unis vis-à-vis de l'Europe et de son système bancaire. Ce rendez-vous manqué fait que nous sommes aujourd'hui dans une escalade, pas uniquement verbale, entre la Chine et les États-Unis, j'y reviendrai. Nous avons, à mon avis, de part et d'autre, des inhibitions qui sont tombées et nous sommes dans une guerre ouverte entre la Chine et les États-Unis en ce qui concerne le cyberespace.

Deuxième point. Nous sommes face à une nouvelle récusation des valeurs occidentales. Je vais l'exprimer autrement : cette crise est en train d'accélérer la diffusion des valeurs dites « asiatiques ». Cela ne vient pas de nulle part, c'est quelque chose de très construit. Je n'ai pas le temps de développer mais Singapour a joué un rôle tout à fait décisif à cet égard. Pour le dire très rapidement, nous avons d'abord eu des valeurs occidentales que nous avons présentées comme universalistes et que nous avons cherchées à inoculer en particulier en Asie. Je pense que nous sommes dans une phase dans laquelle les valeurs asiatiques sont inoculées à l'Europe par voie informatique.

Troisième point. De mon point de vue, l'esprit de Pékin l'emporte sur l'esprit de Berlin. Je m'explique. Nous avons célébré, l'année dernière, les trente ans de la chute du mur de Berlin en novembre 1989 et mais nous avons beaucoup moins célébré la révolte de Tienanmen qui s'est passée en juin 1989. En réalité, cette crise nous rappelle de manière extrêmement brutale la nature du régime chinois et le rôle du Parti communiste chinois comme élément constitutif de l'attitude de ce pays aujourd'hui. D'une certaine manière, sans très mauvais jeu de mots, « les masques sont tombés » sur les intentions et sur la nature réelle du régime chinois.

Cela me conduit au deuxième niveau que je voulais évoquer qui est celui de la politique internationale avec, là-aussi, trois points.

Quatrième point. On observe déjà des conséquences de cette crise au Moyen-Orient et en Méditerranée. Elle a accéléré la chute du prix du pétrole avec des effets immédiats sur les principaux producteurs de pétrole que sont la Russie, les États-Unis et l'Arabie saoudite. Ils s'étaient lancés dans une guerre des prix à l'initiative russo-saoudienne pour casser l'industrie pétrolière des schistes américains. La grande tendance géopolitique est le fait que les États-Unis avait acquis une autonomie énergétique au cours des dernières années et devaient devenir, en 2020, un exportateur net de pétrole. Ce ne sera probablement pas le cas à cause du covid-19. La conséquence de cela a été cette chute vertigineuse des prix du baril à moins de vingt dollars, qui remet en cause tout un cycle d'investissement et qui affaiblit très directement aujourd'hui l'Arabie saoudite plus que la Russie. Cela a des effets en chaîne sur d'autres pays producteurs et en particulier l'Iran. Je pense que cette situation va générer des besoins de refinancement extrêmement rapides pour un certain nombre de pays du Moyen-Orient. Je vois une accélération du rapprochement entre la Chine et l'Iran. L'Iran qui contournait les sanctions occidentales en exportant du pétrole vers la Chine avant la crise du covid-19 et qui a un certain nombre de partenariats en matière d'infrastructures avec ce pays, a subi de plein fouet la crise du covid-19. La Chine va se retrouver dans une situation de plus grande proximité avec deux frères ennemis, l'Iran et l'Arabie saoudite. Je pense qu'il faut suivre de très près également l'évolution des relations entre la Chine et l'Égypte. Cela me conduit à dire que la Chine cherche des points d'appuis en Méditerranée et que cette crise du covid-19 pourrait lui donner la possibilité d'être davantage présent en Méditerranée où l'on observe un retrait américain et une incapacité des Européens à exister en tant qu'acteur stratégique.

Cinquième point. Nous sommes à la veille, pour reprendre la formule de William Barr, procureur général des États-Unis, d'une « Blitzkrieg technologique ». L'enjeu principal qui est train de se jouer à un moment ou les Européens sont dans la situation très brièvement décrite, c'est la 5G. La 5G est une question pivot, parce qu'elle peut faire basculer les grands équilibres. J'ai été très frappé par la formule de « Blitzkrieg technologique » utilisée par William Barr début février. J'attire votre attention sur le fait qu'il a indiqué qu'il était indispensable pour les États-Unis de trouver une forme de consortium avec des acteurs industriels européens, Ericsson et Nokia. Ce n'est pas du tout quelque chose de nouveau et je pourrais y revenir dans les questions. C'est quelque chose de très construit de la part de l'administration Trump. Ce qui se joue aujourd'hui sur la 5G est à la fois un élément d'équilibre général mais aussi possiblement un élément de rupture supplémentaire au sein de l'Union européenne. En effet, la 5G se construit sur l'infrastructure 4G et un certain nombre de pays européens, pour leur 4G, avaient délibérément fait le choix d'équipementier chinois.

Sixième point sur lequel je voudrais aussi passer très rapidement. En termes très généraux, nous sommes en train d'assister au basculement d'une économie politique internationale basée sur le pétrole et ses conséquences géopolitiques vers une économie politique internationale de plus en plus basée sur la donnée. Cela veut dire que nous avons eu toute une géopolitique qui s'est articulée autour des rapports entre les sept grands Majors et les pays producteurs de pétrole ou de gaz depuis 1945, avec tous les effets de chaîne que cela a pu avoir dans les diplomaties respectives. Parmi ces sept Majors du pétrole, il y avait des groupes européens. Parmi les sept Majors du numérique, les GAFA et Baidu, Ali Baba et Tencent, il n'y a pas de groupes européens. Ce basculement est aussi extrêmement inquiétant pour l'Europe qui ne dispose tout simplement plus des outils industriels lui permettant d'être dans la compétition. Elle va se retrouver dans une situation où elle va davantage subir qu'autre chose.

Le troisième volet c'est le niveau diplomatique.

Septième point. Nous assistons à une sorte de « trumpisation » de la diplomatie chinoise et à l'adoption d'un registre de la provocation systématique du côté américain. Si j'ai utilisé ce terme de « monde post-américain » dans l'entretien que vous avez mentionné madame la présidente, c'est parce que, ce qui me frappe, c'est que, pour la première fois, les États-Unis, face à une crise majeure, refusent délibérément d'exercer le moindre leadership. Ils se recroquevillent sur eux-mêmes en période électorale et leur président se livre au spectacle que nous connaissons. Effectivement, cela a des incidences très fortes sur le système onusien dont l'appareil fait l'objet d'une prise de contrôle graduelle de la part de la Chine. Nous l'avons vu sur l'Organisation mondiale de la santé (OMS), nous allons le voir demain sur la FAO. Nous le verrons également après-demain sur les opérations de maintien de la paix. À l'inverse, les Européens sont pris dans la contradiction avec, dans le même temps, une défense du multilatéralisme et un sous-investissement chronique dans les institutions multilatérales.

Le huitième point c'est l'impérialisme d'interpénétration auquel nous allons être de plus en plus soumis et ce lien particulier qui est en train de se lier entre l'État et les plateformes numériques. Pour dire les choses très rapidement, les plateformes numériques chinoises sont complètement dans la main du pouvoir chinois. Les plateformes numériques américaines bénéficient d'une plus grande autonomie mais participent très directement au complexe militaro-numérique des Américains. Là encore, les Européens n'ont personne à mettre en face en ce qui concerne les données personnelles. C'est moins le cas en ce qui concerne les données industrielles, on y reviendra. C'est notamment une des orientations prises par la nouvelle Commission européenne qui me semble absolument indispensable à poursuivre. Sur ce plan, ce qui est en train de se passer c'est le fait que des États recourent de plus en plus souvent à des solutions privées pour extraire et exploiter des données. À l'inverse, les acteurs privés demanderont de plus en plus l'accès à des bases de données publiques pour inventer de nouveau modèle et les exploiter avec leurs algorithmes.

Le neuvième et dernier point consiste à s'arrêter sur la situation de l'Union européenne qui doit encore gérer le Brexit qui n'est toujours pas stabilisé. Je pense également à l'Italie. Il faut aussi aujourd'hui se poser la question de la stabilité de la zone euro. Je le dis avec beaucoup de prudence mais je pense que les uns et les autres nous avons beaucoup de contacts avec des collègues ou des partenaires italiens, et quelque chose s'est cassé entre l'Italie et l'Europe avec le covid-19. Cette cassure aura des conséquences : l'Italie n'est pas la Grèce.

Je finirai avec deux points de conclusion, madame la présidente. J'ai peut-être été trop focalisé ces dernières années sur la rivalité sino-américaine. C'était une volonté de ma part d'attirer l'attention des Européens sur leur provincialisation qui, à mon avis, s'accélère. Cette provincialisation n'est pas du tout synonyme d'un plus grand calme stratégique. C'est tout le contraire. Ce qui est en train de se passer c'est que cette focalisation sur le sino-américain nous détourne de la dégradation très rapide de notre environnement immédiat. Les espaces vides notamment laissés par le retrait américain ou par l'attitude chinoise permettent l'expression d'ambitions régionales. On pense notamment à la Russie avec l'annexion de la Crimée en 2014 et l'intervention en Syrie. Il faut évidemment suivre de très près ce que fait la Turquie en Libye. C'est un exemple parmi d'autres qui montre que notre environnement se dégrade et que nous n'aurons pas du tout les mêmes capacités militaires et les mêmes réflexes que jadis pour essayer d'enrayer cette dégradation. Je crois qu'il y a là un réveil qui va être extrêmement pénible. Nous entrons dans une phase, nous Européens et Français en particulier, qui verra l'importance des armées. Nous sommes au fond à la fin du cycle qui a consisté pour les Européens à désarmer depuis les années 1970, alors que d'autres puissances, comme les États-Unis, la Russie et la Chine, n'ont cessé de réarmer depuis les années 2000. C'est en train d'être visible. Dernier point, en ce qui concerne la France, le risque est d'être aujourd'hui un pays qui décroche dans une Union européenne qui décroche. À mon avis, il y a des écarts qui sont en train de se creuser notamment avec l'Allemagne, tout à fait visibles sur le plan économique et qui commencent à être problématiques sur le plan politique. Cela me conduit à revenir à un des points de conclusion de mon livre. Nous nous sommes, pour des raisons parfaitement compréhensibles, concentrés, en termes de sécurité, sur les attaques subies depuis 2015 avec des conséquences stratégiques comme notamment l'engagement au Sahel. Je pense qu'il faut comprendre que notre modèle est davantage attaqué par les transformations géoéconomiques que par ces attaques directes.

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