Intervention de Thomas Gomart

Réunion du mercredi 13 mai 2020 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Thomas Gomart, directeur de l'IFRI :

. Madame la présidente, vous avez utilisé le terme d'espérance. J'ai une réputation de pessimiste et je m'en excuse. En revanche, l'espérance m'anime. J'ai écrit ce livre pour ne pas céder à l'affolement du monde et je ne veux pas tenir un discours catastrophiste mais je pense qu'il faut être très lucide. La lucidité me conduit à dire très directement la chose suivante : les Européens ont pêché, pour filer la métaphore avec l'espérance, en pensant que le monde serait à leur image. L'effet de cette pensée est que ce qui a fait le succès de la construction européenne – soixante-dix ans de paix, il faut le rappeler si l'Europe a servi à quelque chose, c'est de sortir du nationalisme et du chauvinisme étroit. C'est une chose exceptionnelle au regard de l'histoire de l'Europe et du monde – qui a induit l'oubli de l'adage « si tu veux la paix, prépare la guerre ». Il faut que nous soyons à mon sens dans une logique de réarmement. Je le dis très sérieusement parce que les autres n'ont cessé de réarmer pendant que nous, nous avons désarmé. Et ce n'est pas en période de crise que l'on peut redresser la barre. D'une certaine manière, il est trop tard sur un certain nombre d'aspect et je pense qu'il faut accepter cela. L'Europe représente 7 % de la population mondiale contre 20 % de la richesse mais, en tendance, nous sommes dans une phase de rétrécissement. À partir de ce constat, quelle attitude on adopte ? Je vois tout le débat sur le vieillissement. La réalité dont la pandémie de covid a été gérée traduit tout cela, notre réalité démographique, mais il faut être tout à fait lucide sur le fait que nous sommes entrés dans une période où la seule évocation du droit ne suffira plus. Il faut être pascalien, le droit sans la force n'est rien et la force sans le droit est arbitraire. Je crois que nous avons pensé que le seul fait d'ériger des règles, de réguler suffirait à nous protéger. Nous sommes en train de découvrir que nous sommes dans un rapport de force qui s'inverse à notre détriment. Nous devons donc apprendre à vivre avec un rapport de force défavorable. Il ne faut pas noircir le tableau. Quand on représente 20 % de la richesse mondiale, on dispose de moyens. Ce rapport 20/7 montre aussi pourquoi l'Europe est convoitée. C'est un marché solvable, où il y a de la technologie, de l'innovation, de l'entreprenariat, où il se passe un tas de choses. Il faut donc comprendre que nous sommes objet de convoitise. La manière de redevenir sujet passe par la capacité de se réarmer.

Concernant les politiques de voisinage à réinventer, on a conduit une politique de voisinage, notamment après 2004 et l'élargissement, en ne cessant de répéter que nous ne faisions pas de géopolitique quand la Russie nous disait, vous faites de la géopolitique. Ce pays raisonnait en termes de géopolitique, c'est-à-dire en termes d'organisation spatiale. Nous, nous avons eu un discours ultra technocratique qui s'est fracassé sur la réalité en Ukraine parce que, pour la Russie, l'Ukraine représente tout son glacis. La première chose à faire concernant la politique de voisinage, c'est d'accepter la géographie et de prendre acte du fait que les relations les plus difficiles que nous avons sont avec deux anciens empires, la Turquie d'un côté, la Russie de l'autre. On ne peut pas parler à la Turquie et à la Russie avec le langage de Bruxelles. C'est un peu schématique mais vous voyez l'idée que je veux exprimer.

La Méditerranée, la relation entre l'Afrique et l'Europe, est le grand sujet. C'est là-dessus qu'il faut mobiliser des efforts stratégiques, politiques et économiques. Mais sur la Méditerranée, il faut aussi comprendre pourquoi nous avons raté certaines choses. Revenons douze ans en arrière avec l'Union pour la Méditerranée du président Sarkozy. Qu'est-ce que se joue à ce moment-là. L'important n'est pas le fait que le président Sarkozy soit flanqué de Bachar el Assad et d'Hosni Moubarak mais plutôt que sur la photo des quarante-quatre dirigeants présents, il y a deux absents : la Russie et l'Iran. Or, ce sont les deux pays qui ont fait une percée en Méditerranée au cours de la dernière décennie de manière très spectaculaire. Aujourd'hui, lorsqu'on parle de la Méditerranée, on ne peut pas non plus ignorer la Chine. Je me réfère au chef d'état-major de la marine, qui a révélé qu'il y avait plus de bateaux de guerre chinois en Méditerranée en juillet 2017 que de bateaux de guerre français. Nous en sommes là. Il faut bien comprendre que sur des aspects à la fois symbolique, militaire ou de la capacité à mobiliser des ressources, nous sommes défaillants. La Méditerranée est une piste majeure si on repart de 2008 mais on pourrait repartir de plus loin. Après 2008, il y a eu 2011 et l'intervention franco-britannique en Libye. Aujourd'hui, la Turquie est en train d'y faire une démonstration militaire comme elle a pu le faire préalablement en Syrie. Cela inquiète nos militaires car d'un point de vue quantitatif, ils sont capables de mettre 80 000 hommes sur le terrain. Ce sont des éléments de transformation que l'on a pas voulu voir, qu'on ne veut pas voir et on ne pourra pas les aborder en évoquant le droit international, parce que nous sommes face à des acteurs qui considèrent fondamentalement que le droit international tel qu'il a été conçu est un alibi pour les Occidentaux. Je suis un peu caricatural. Cela mériterait plus de nuances, de développement mais fondamentalement lorsque je parlais de récusation de valeurs occidentales, il y a une sorte de rejet qui s'est exprimé – sans revenir au débat Fukuyama-Huntington – du fait que nous sommes perçus par le reste du monde comme fondamentalement hypocrites.

Sur la crise du multilatéralisme, j'ai participé aux travaux de la revue stratégique de 2017, c'est la première fois que, dans un document officielle français, il est écrit que le multilatéralisme est directement et simultanément attaqué par les trois grands que sont la Chine, la Russie et les États-Unis, principal allié des Européens. C'est très problématique car nous avons tous anticipé un monde multipolaire, il est en train d'advenir mais c'est une multipolarité sans multilatéralisme. Depuis 2017, il y a eu certes un infléchissement du côté français où l'on considère que la Russie est moins dangereuse en 2020 qu'elle ne l'était en 2017. Mais, en tendance, l'attitude des États-Unis a été de détricoter méthodiquement, et en ce sens le président Trump est cohérent dès lors qu'il met en place ce qu'il a annoncé, le multilatéralisme, à commencer par l'accord de Paris sur le climat. Quant à la Chine, on a un double aspect. Une prise de contrôle graduel de l'appareil multilatéral et en même temps une conception très directe du rapport de force qui s'est exprimée pour la première fois de manière aussi brutale avec la crise du covid. Dernière point sur le système onusien, la tour de contrôle, c'est le Conseil de sécurité et ses membres permanents. Le Conseil de sécurité est complétement bloqué depuis la crise syrienne et les veto russes. Il n'arrive même plus à se réunir. C'est un des enjeux de la diplomatie française en période de crise sanitaire, arriver à réunir une session du Conseil de sécurité. Donc, continuer à miser autant sur le multilatéralisme, si c'est parfaitement compréhensible du point de vue politique car la plupart des pays du monde ne veulent pas être piégés par la rivalité sino-américaine et je pense qu'il faut continuer dans cette voie, cela ne peut pas suffire. Il faut aussi se préparer à ce que cela ne puisse pas fonctionner. Il faut préparer les deux. Il faut être chinois de ce point de vue-là. Investir sur le multilatéralisme mais aussi se préparer à des échecs du multilatéralisme.

Concernant l'Europe et les raisons d'espérer, il faut rappeler l'aspect espace de paix. Si on raisonne à l'échelle nationale, la France représente 1 % de la population mondiale contre 2 % de la richesse. Ce sont des ordres de grandeur qu'il faut garder en tête et c'est pour cela que, d'un strict point de vue géopolitique, on peut ne pas raisonner sur une échelle européenne. Si on envisage des solutions à une échelle strictement nationale, nous serons rapidement relégués dans les divisions inférieures. Sur les aspects positifs, que se passe-t-il depuis vingt ans ? Nous avons l'euro qui fait l'objet de beaucoup de débats mais qui a été, dans sa conception, une des réponses les plus symboliques à l'hégémonie américaine. C'était une manière, et cela continue à l'être même si ce n'est pas suffisamment mis en avant, de combattre l'hégémonie du dollar. Nous étions dans un système depuis 1971 où la matrice était la destruction délibérée par l'administration Nixon des accords de Bretton Woods. Ce n'est pas pour magnifier ces accords qui avaient été imposés par les Américains dans le cadre de la reconstruction mais c'est juste pour rappeler que, parmi les critiques qui sont formulées à l'égard de l'euro, il faut se demander quel serait le rôle des monnaies nationales face au dollar aujourd'hui. Nous avons une union monétaire qui a tous les défauts que l'on connaît et qui a pour principal défaut de ne pas être assise sur une union politique. Helmut Kohl, dès 1991, avait souligné que ce hiatus ne serait pas tenable.

Il y a un deuxième point. Nous sommes générateurs de technologie. Nous possédons un tissu technologique de tout premier plan. La difficulté est de transformer des innovations technologiques en succès industriels. Nous sommes victimes de plusieurs choses. En termes de numérique, la taille du marché est absolument essentielle, c'est-à-dire la capacité de maîtriser un nombre important de données. Elle est sans limite en Chine parce qu'il n'y a aucune forme de réserve réglementaire et elle est très grande aux États-Unis. En Europe, elle est moins grande et elle est fractionnée par les législations nationales. Nous avons progressé avec le RGPD. La prise de conscience est là concernant les données industrielles pour la raison suivante, nous avons des acteurs industriels de premier plan capables de gérer les données industrielles. Il faut comprendre la concomitance entre déploiement de la 5G, internet des objets et enjeux industriels. Si ce n'est pas maîtrisé, cela va devenir compliqué en termes de capacité à ne pas subir.

Enfin, l'Europe souffre d'un déficit d'incarnation. Quels sont les personnalités qui incarnent l'Europe en dehors des frontières européennes ? Elles sont très rares ou alors elles sont très vite rattachées à leur identité nationale. De ce point de vue-là, l'expérience européenne, le laboratoire que cela représente avec tous ses défauts, est suivie dans le monde. Tout le monde se rend bien compte que, par rapport aux problématiques de bien commun, par rapport aux questions environnementales, la manière de faire des Européens a tout à fait vocation à faire école. De ce point de vue-là, on peut regretter la lenteur, les ambiguïtés toutefois, l'accord de Paris est un exemple de ce que les Européens peuvent générer et diffuser au monde. Cela peut rendre optimiste.

Sur les valeurs asiatiques, pourquoi Singapour a été très important ? J'ai relu les déclarations de Lee Kuan Yew, le fameux Premier ministre de Singapour dans un entretien qu'il avait accordé à Fareed Zakaria dans Foreign Affairs en avril 1994. Le traçage apparaît dans sa logique. Il dit que fondamentalement les valeurs asiatiques veulent que, premier élément, le groupe prime sur l'individu pour faire simple. Deuxième élément, nous, nous avons un problème avec nos drogués à Singapour. Les États-Unis avec les leurs. La manière pour les Américains de traiter le problème est de faire une intervention à Panama et de capturer Daniel Ortega. Nous, notre manière est d'arrêter les drogués qu'ils le veuillent ou non et de les traiter qu'ils le veuillent ou non. Cela traduit des différences d'approche sur ce qu'est l'individu, sur ce qu'est la famille. Effectivement, nous sommes dans des registres différents, sans aucun jugement de valeur. De ce point du vue, le discours sur le covid-19 inocule ce thème de l'efficacité systématique au détriment de l'autre versant qui devrait accompagner la question de l'efficacité qui est celui de la dignité. Oui, nous aurons des approches fondamentalement différentes entre Européens, Américains, Chinois et quand je parle de valeurs asiatiques, c'est évidemment très caricatural et cela ne rend pas justice à toute la diversité de l'Asie. Nous n'avons pas parlé de Taïwan mais le grand sujet géopolitique, à la fois sur le covid et les relations avec la Chine continentale, c'est évidemment Taïwan.

Concernant les freins qui ne permettent pas aux Européens d'émerger, c'est assez simple. Nous avons déjà émergé. Les autres sont dans une logique de rattrapage. Quand on regarde la tendance, la Chine revient à son étiage historique antérieur au XIXe siècle qui était de représenter un tiers de l'économie mondiale. C'est ce qui est en train de se passer. Ce qui est en train de se terminer, c'est la fin de l'exception européenne avec ce décalage très fort entre la population et la richesse accumulée. Je n'ai pas le temps de développer car c'est aussi lié à la relation transatlantique mais nous ne pouvons pas raisonner comme si nous étions des émergents. Nous sommes rattrapés.

Sur les applications de tracking, j'en ai déjà dit un mot en répondant sur Singapour. Je me permets de vous retourner la question en tant que parlementaires. Je pense qu'il y trois choses sur lesquelles il faut être extrêmement attentifs si nous raisonnons en termes d'une Europe qui se voudrait, à défaut d'être géopolitique, au moins un peu plus géoéconomique. C'est d'abord cette focalisation des autorités américaines sur Ericsson et Nokia. Je rappelle que Nokia a racheté Alcatel Lucent. Ce qui va se jouer dans les semaines qui viennent sera tout à fait décisif. Je voudrais également attirer votre attention sur les évolutions des marchés de la télémédecine et de la télé-éducation. Les solutions proposées en période de confinement sont évidemment pléthoriques. Il va donc y avoir plusieurs disparitions et, comme très souvent, un ou deux seuls très grands vainqueurs avec une très forte concentration de pouvoir. Si les Européens veulent conserver leur autonomie de pensée, il faut d'ores et déjà être extrêmement actifs sur ces sujets.

Sur le débat autour de « Stop covid », je n'ai pas suffisamment travaillé. Je sens que c'est un sujet évidemment très important pour le Parlement mais je n'ai pas du tout d'avis, par méconnaissances techniques. Ce que j'observe, c'est la facilité avec laquelle d'autres pays, je pense au Royaume Uni, sont en train de basculer vers des solutions proposées, clé en main par des grands acteurs, par des grandes plateformes. Ces grands acteurs se caractérisent d'ailleurs, en termes de modèle économique par rapport au major du pétrole, par la chose suivante qu'il faut toujours avoir à l'esprit : ce sont des entreprises qui distribuent très peu de dividendes mais qui réinvestissent très massivement. C'est aussi un élément de changement très important en termes d'économie et de politique internationale. Ces grandes plateformes numériques ont, en réalité, des capacités d'investissement largement supérieures à celles des États.

Sur la politique spatiale, j'en ai fait un élément de ma réponse sur l'aspect technologique. Là aussi, les prochains mois seront décisifs car nous sommes dans une « arsenalisation » de l'espace avec un investissement extrêmement puissant des États-Unis qui ont une avance considérable sur les autres, en particulier sur la Chine. Si l'administration Trump laisse une trace, ce sera très probablement dans ce domaine parce qu'elle a réinvesti encore plus que les autres, faisant de la politique spatiale une prérogative du vice-président Pence. Cela se traduit à la fois par des investissements fédéraux et par tout ce discours sur le New space très bien « markété » qui essaie de nous faire croire que c'est important d'avoir des services spatiaux avant d'avoir un accès à l'espace. Ne commettons pas à nouveau l'erreur que nous avons commise sur le numérique. L'enjeu essentiel pour les Européens est évidemment de maintenir un accès autonome à l'espace. Cela a évidemment des conséquences qui vont se jouer dans les semaines qui viennent. Il y a peu, mais de très bons, rapports parlementaires, sur Ariane 6 notamment. C'est décisif. Le problème c'est que nous entrons dans ce sujet avec une filière aéronautique et par voie de conséquence aérospatiale directement touchée par la crise du covid. Je pense que ce qui doit être parfaitement clair en termes de priorités, c'est de conserver un accès autonome européen à l'espace. Si cet accès était perdu, ce serait fini car la capacité d'être dans l'espace a des incidences complètement décisives en termes militaire et économique. Sur le rapprochement avec d'autres acteurs dans ce domaine, il y a déjà des coopérations qui peuvent exister, avec la Russie notamment. Est-ce que cela peut être fondateur ? Très franchement, ce que j'observe plutôt c'est une tendance à la renationalisation des politiques spatiales que ce soit de la part de la Russie, de la part de l'Inde, de la part d'Israël, de la part de l'Iran. Je pense qu'il y a des coopérations très probablement ponctuelles mais que les Européens ont déjà suffisamment à faire pour s'entendre entre eux et pour essayer de progresser.

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