Intervention de Thomas Gomart

Réunion du mercredi 13 mai 2020 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Thomas Gomart, directeur de l'IFRI :

. C'est pourquoi cette deuxième partie de questions est encore plus difficile que la première. Cela va me permettre de tempérer mon pessimisme. Merci encore pour toutes ces questions très stimulantes. Je vais en regrouper certaines comme dans le premier temps.

Je suis très mauvais sur les pronostics électoraux aux États-Unis plus qu'ailleurs. Très franchement je ne sais pas quoi vous dire sur qui sera élu au mois de novembre. Ce que j'observe c'est qu'il n'y a plus de campagne par la force des choses et que le candidat Biden a maintenant un scandale personnel à gérer. Il n'a pas pu faire campagne comme il aurait pu le faire en temps normal. À l'inverse, le président Trump se livre à un « spectacle », oui j'ai utilisé ce terme parce qu'il y a quelque chose de triste, je trouve, dans cette attitude, et il utilise le covid pour être présent tous les jours. Cependant, en agissant de la sorte, il illustre, à mon avis, son incompétence tous les jours. Comment cela traduira-t-il dans les urnes, je l'ignore très franchement. En revanche, ce qui me semble beaucoup plus sûr c'est qu'il ne faut pas s'attendre, si Biden ou un autre démocrate était élu, à mon avis, à un retour à la relation transatlantique de « papa », si j'ose dire. Cela parce que Biden était vice-président de Barack Obama et qu'un certain nombre de choix faits par l'administration Trump, très amplifiés par l'administration Trump, étaient déjà présents dans l'administration Obama, et même, au fond, dans l'administration Bush. Si on essaie de raisonner un peu en tendance ou en cycle, je pense important pour essayer d'anticiper la suite de répondre à la question : qu'est-ce qu'au fond a vraiment changé Trump ? À mes yeux, il s'agit de deux choses. Il a mis fin au cycle d'interventions militaires américaines. Pour les interventions militaires, il faut toujours raisonner à une génération, ce que cela produit à l'effet d'une génération. Nous allons bientôt être à vingt ans après l'intervention anglo-américaine en Irak. Nous approchons des dix ans de l'intervention franco-anglaise en Libye. Avec Trump, ce qui a été le plus spectaculaire, c'est le retrait du jour au lendemain, et qui nous a mis d'ailleurs dans un embarras extrêmement fort, nous, Français, de Syrie. Cela a montré aussi aux Européens qu'ils étaient tout simplement incapables d'opérer sur un terrain trop proche, la Syrie, le théâtre méditerranéen, sans être imbriqués aux Américains. C'est quand même quelque chose qu'il faut garder à l'esprit, au regard de tout ce que j'avais déjà indiqué.

Ce qui ne changera pas, à mon sens, c'est la pression exercée par les États-Unis sur les Européens via l'OTAN. Il y avait, dans ce que reprochait l'administration Trump aux Européens, ce paradoxe suivant : « Vous ne dépensez pas assez pour votre défense et votre sécurité et vous n'achetez pas assez de matériel américain. » Cela ne changera pas parce que c'est tout à fait constitutif de l'organisation transatlantique depuis 1945. Si un démocrate était élu, cela dépend d'où il vient. Si c'est de la même matrice que celle de Biden, on peut tout à fait s'attendre à, sur le plan symbolique et déjà dans le style, une attitude beaucoup plus, je dirais, favorable et ouverte à l'égard des Européens. C'est très probable. Cela ne se traduira pas, à mon sens, par une sorte de relance transatlantique extrêmement profonde, parce que, encore une fois, je pense que le vrai sujet pour l'ensemble des présidents américains actuels et futurs, c'est la Chine. Le vrai sujet, au fond, c'est comment utiliser l'Europe dans la confrontation avec la Chine. C'est comme cela, à mon avis, que se posera la relation transatlantique. Si le président Trump était réélu, on a pu voir ce qu'ont provoqué quatre ans de sa présidence. Avec huit ans, il ne faut pas s'attendre à une conversion au multilatéralisme, il faut probablement s'attendre à une dégradation très rapide de la relation avec la Chine. Ce que l'on peut espérer avec un nouveau président américain c'est une capacité à calmer le jeu. Est-ce que quelqu'un comme Biden a la capacité politique, intellectuelle, de reconfigurer la relation avec la Chine ? Très franchement je ne sais pas répondre à cette question mais ce que l'on peut espérer, effectivement, c'est une sorte de phase de plateau avec la Chine et de calme généralisé.

La question de Jean-Louis Bourlanges me met évidemment dans l'embarras puisque Jean-Louis Bourlanges est un de mes administrateurs donc je suis encore plus prudent dans la réponse que je vais lui apporter. J'ai lu évidemment ce que vous avez écrit, monsieur le député, dans Le Figaro hier, je partage votre analyse consistant à dire que, si la solidarité européenne ne consiste qu'à faire du rachat de dette, c'est fini. Sur le fait que ce débat soit extrêmement sensible en Italie, je vous rejoins entièrement. Sur le débat en Allemagne, comme vous le savez, nous avons produit des travaux très réguliers à l'IFRI sur ce sujet. Effectivement dans la sphère dans laquelle j'évolue mais qui n'est pas forcément représentative parce que je suis beaucoup plus dans la sphère d'expertise que dans la sphère politique, j'ai le discours que vous indiquez, c'est-à-dire ce discours d'une Allemagne qui ne se conçoit que dans la construction européenne, qui ne se voit que dans la construction européenne. Jusqu'à quel point observe-t-on la même déconnexion en Allemagne – à mon avis elle est moins prononcée en Allemagne qu'en France –, entre ce qu'on appelle peut-être trop rapidement les élites et les opinions ?

Concernant les exigences de solidarité, les risques d'éclatement et le nouveau pacte européen, j'insiste beaucoup sur la 5G, parce que, pour le dire très rapidement, je pense que le sujet de la 5G sera un sujet de tension extrêmement fort entre la France et l'Allemagne. Je m'explique. Vous avez 80 % de l'infrastructure 4G – je l'ai dit – en Allemagne qui est assuré par des équipementiers chinois. C'est 20 % en France. Cela a des effets évidemment immédiats parce qu'en fait on a, à mon avis, un décalage de plus en plus visible entre Paris et Berlin, non seulement dans la relation avec Pékin mais aussi dans la relation avec Washington. Le premier élément de réponse c'est à mon avis déjà de beaucoup travailler en franco-italo-allemand sur les relations respectives avec Washington et Pékin. Cependant cela est très lié, évidemment, au modèle économique de l'Allemagne qui est probablement aussi en fin de cycle. Nous verrons en effet comment la filière automobile européenne sort de cette crise du covid-19 mais, à mon avis, elle n'en sortira pas en très bon état, et dans sa composante allemande en particulier.

Sur la question concernant l'Europe en tant que victime collatérale de la confrontation sino-américaine, et le choix de la fiabilité de nos alliés. Quand on parle en termes militaires c'est toujours important, je pense, de rappeler des chiffres et des niveaux de perte. Je vais juste faire cette comparaison pour essayer d'illustrer ce que j'ai en tête. Nous avons oublié que la guerre de Syrie c'est plus de 300 000 morts, c'est-à-dire plus de morts que les victimes mondiales du covid. Cela n'a évidemment pas mobilisé les mêmes mesures ou les mêmes ressources. Il y a aussi, en termes de comparaison et d'ordre de grandeur par rapport à des phénomènes majeurs, à mon avis, des choses à interroger. Sur le choix de la fidélité des alliés, vous avez entièrement raison de dire que les solutions américaines ont aussi montré, que cela soit l'affaire Snowden ou jadis l'affaire Echelon dans les années 1990, la puissance du Five Eyes qui réunit outre les États-Unis, l'Australie, le Canada, le Royaume-Uni et la Nouvelle-Zélande. C'est un dispositif parfaitement intégré, parfaitement organisé et qui s'exerce notamment aux dépens des Européens. Il y a un élément de réponse qui est plus délicat. Nous avons fait des travaux à l'IFRI sur la géopolitique des données – ce que je dis là est vraiment très échantillonnaire parce qu'il s'agit du fruit d'une vingtaine d'entretiens, uniquement à Paris, avec des responsables de la sphère stratégique. Vous sentez que le vieux débat sur le numérique, que je comparerais au vieux débat sur le nucléaire militaire, a lieu entre ceux qui considèrent qu'il faut faire du P3, c'est-à-dire Londres, Washington, Paris, et ceux qui considèrent qu'il faut faire du franco-allemand. Cela nous renvoie au vieux débat nucléaire, je n'ai pas le temps de l'évoquer. La position la plus construite que j'ai lue a été exprimée par le directeur général de l'Agence nationale de sécurité des systèmes informatiques (ANSSI) sur ces questions-là. Il s'agit d'une position très réaliste sur nos forces réelles, parce qu'il ne faut pas non plus se dévaloriser, je pense que nous avons, en matière cyber, en particulier en France et en Allemagne, et aussi effectivement au Royaume-Uni, des capacités tout à fait exceptionnelles. La question c'est comment les démultiplier ? Quand vous voyez le travail fait par l'ANSSI, nous avons des gens vraiment de niveau tout à fait remarquable et clairement de niveau mondial. La position construite sur l'ANSSI est une position partant de la nécessité, au fond, d'exiger davantage d'éléments d'appréciation de la part des équipementiers. Il ne s'agit pas d'un refus des équipementiers chinois d'emblée mais c'est de soumettre ces équipementiers à – excusez la formule qui me vient à l'esprit mais c'est la seule que j'ai – un screening systématique et renouvelable. Compte tenu des forces dont on dispose, compte tenu de notre organisation, compte tenu du besoin industriel, cela me semble être, encore une fois, la position la plus construite de ce que j'ai pu lire en Europe. Pour finir de répondre à votre question, que faut-il faire en matière numérique pour les Européens ? Le modèle c'est le modèle spatial, c'est-à-dire que les Européens ont réussi à la fois avec des coopérations, on en a dit un mot précédemment, que ce soit avec les États-Unis, que ce soit avec la Russie dans certains domaines, et à être autonomes. Il n'y a pas de raison, je pense que nous sommes tout à fait capables d'être autonome sur le plan numérique. Ce qu'il faut, c'est combiner une claire vision politique et stratégique et une mobilisation des acteurs industriels. Ces acteurs industriels sont beaucoup plus robustes et beaucoup plus puissants en ce qui concerne les données industrielles, c'est tout l'agenda Breton, que par rapport aux données individuelles. Cela est pour moi un facteur, même pas d'espérance, mais d'optimisme.

Pour la différence entre l'ère du pétrole et l'ère de la donnée, je ne reprends pas l'expression très utilisée dans les médias disant que la donnée est le nouveau pétrole. Je ne la reprends pas pour la raison suivante c'est que le pétrole, par définition, est une ressource limitée et que les valorisations se font en fonction des réserves prouvées ou des découvertes à faire, ce n'est évidemment pas le cas de la donnée. La particularité de la donnée c'est d'être en croissance exponentielle. Ce que cela invite à penser c'est, pour reprendre les termes du livre blanc de l'Union européenne sur l'intelligence artificielle, la constitution de « réserves de données », parce que, là encore, l'aspect démographique est très important tout simplement dans la capacité à générer des données, à les stocker et à les exploiter. Juste un chiffre pour avoir une idée de ce qui est en train de se passer. L'application WeChat chinoise est utilisée par 900 millions d'utilisateurs et elle permet le paiement, les virements, c'est-à-dire qu'elle est en train de complètement dématérialiser tout ce qui est retrait en cash. L'utilisation de paiement proposée par Apple c'est 22 millions d'utilisateurs. Ces deux chiffres montrent en fait l'aspect extrêmement important du quantitatif en matière numérique.

Ensuite, peut-on agir au niveau de la régulation, qui permettrait de casser les outils de la force ? Ecoutez, je ne pense pas. Je pense que, si l'on s'en tient à la régulation, c'est perdu. Il faut de la régulation et de l'industrialisation. Cela rejoint un peu la formule sur Pascal. Si l'on considère que l'on obtiendra uniquement des modifications par de la régulation et par l'accès à notre marché, c'est un élément de réponse, ce n'est pas rien, mais ce n'est pas, à mon avis, à la hauteur de ce qui est en train de se passer, d'autant que ce marché, en tendance, est en train de rétrécir.

La question sur le fait qu'« on a toujours raison » et le débat, très intéressant, entre complexité et simplicité. Il est très difficile d'être simple, les designers vous le diront. En même temps – là je suis dans une position très différente de la vôtre – je pense que c'est le rôle de l'expertise d'essayer d'expliquer la complexité et précisément d'insister sur cette complexité, non pas pour s'y réfugier mais quand on parle de questions comme la 5G il faut, à mon avis, entrer dans le cœur du sujet, savoir comment cela fonctionne techniquement, quels sont les grands acteurs, etc. Il faut être capable de l'expliquer. Cela me semble extrêmement important de ne pas renoncer à cette complexité par, je dirais, posture initiale. Pendant que vous me posiez la question je cherchais un livre que je vous recommande, c'est le livre de Pankaj Mishra, From the Ruins of Empire. Ce qui est très intéressant avec Mishra c'est qu'il participe de ce courant de la « world history » qui considère qu'au fond, les Occidentaux expliquent le XXe siècle fondamentalement par les deux guerres mondiales, alors que pour les Orientaux – définition je n'ai pas le temps d'élaborer mais il inclut dans l'Orient, le monde arabe et l'Asie – le XXe siècle se traduit par le réveil politique de l'Orient par rapport à l'Occident. Cette différence de perspective est, à mon avis, un élément à portée tout à fait importante dans le débat. C'est vrai que nous avons une lecture de notre propre histoire ou de l'histoire mondiale très euro-centrée et qui devient de plus en plus difficile à accepter par d'autres qui sont maintenant en mesure de produire une historiographie, un discours, et donc un discours géopolitique. C'est tout cet enjeu sur ce qu'on appelle le récit. Le récit, et cela je pense être très bien placé dans un think tank pour le dire, le récit sur les affaires mondiales est en train de changer de mains. Nous allons être dans les années à venir, en particulier, nous think tankers, en première ligne par rapport à des collègues chinois, d'autres pays, qui n'ont pas attendu le covid-19 pour le dire, pour nous dire que nous sommes minoritaires. C'est cela qu'il faut effectivement avoir à l'esprit et je vous rejoins entièrement, s'adapter à cela, s'adapter à ces rapports de force et ne pas continuer à faire comme si nous étions majoritaires.

La question sur la Chine, les États-Unis, le discours de Stockholm et le pari de Pascal. Je suis en train de relire Schumpeter, Impérialisme et classes sociales. Lecture très intéressante par rapport à la question de savoir si la Chine est impérialiste ou pas. Je ne sais pas encore y répondre mais ce qui me paraît évident, c'est que la Chine a une volonté de puissance. Il y a probablement une distinction entre impérialisme et volonté de puissance. C'est peut-être ce qui distingue l'impérialisme américain de l'impérialisme chinois. L'attitude chinoise est très, ou était très jusqu'à la crise du covid, adoucie par la diplomatie chinoise expliquant l'harmonie et mettant en avant que la Chine n'a jamais conquis quiconque. Les Ouïghours diront autre chose. Le Tibet dira autre chose. Taïwan dira autre chose. En réalité, l'harmonie, en matière de politique internationale, est une pure illusion. L'hégémonie n'a jamais empêché la coopération. On peut être dans des systèmes de rapports de force qui génèrent de la coopération par nécessité. J'avoue que tout le discours chinois sur le même monde est en train de se dissiper avec le covid-19.

Sur le pari de Pascal, le réarmement, la relance économique et l'effort militaire et notamment le réarmement nucléaire, pour répondre très directement, je ne pense pas que pour un pays comme la France, il soit nécessaire de faire du réarmement nucléaire. Cela est très construit. La stricte suffisance me semble acceptée. Il faut continuer à l'expliquer dans l'opinion. En revanche, oui il faut du réarmement. Je le maintiens. Si, au fond, le discours est de dire que la relance économique sera telle, qu'elle se fera au détriment de la relance militaire, ce sera l'accélération du retrait européen qui se privera, non pas seulement d'agir à l'extérieur, ce qui peut être une très bonne chose dans certains cas, mais même de se défendre. Quand on voit ce que l'on a subi en 2015 et ce que cela a provoqué dans notre droit en termes de mesure d'exception, il faut être extrêmement vigilant sur la réalité de notre environnement stratégique. La réponse synthétique est de dire qu'il faut que l'effort de défense participe de l'effort de relance.

La question sur le sentiment anti-français et même le terme très fort de haine, comment le corriger ? Je n'ai pas de réponses générales là-dessus. L'IFRI a mis en place un dialogue entre quatre think tanks européens et quatre africains et ce que vous disiez de manière directe, monsieur El Guerrab, apparaît très clairement de manière plus polie. Je ne sais pas comment corriger cela. C'est une question complexe qui nous renvoie à la fondation de la Ve République. Je fais ce rappel parce que la Ve République est aussi le fruit de la guerre d'Algérie. Je n'ai pas de réponse synthétique à apporter mais je suis tout à fait près à réfléchir sur le sujet à l'avenir.

Pour aller plus loin dans les voies et moyens pour assurer notre rôle dans le monde puisque Michel Herbillon ne se satisfait ni de la paix, ni l'euro, ni d'être générateur de technologie, mais il n'a pas repris mon point sur l'incarnation. Il y a là un vrai sujet. A-t-on des hommes d'État aujourd'hui en Europe ? Je le formulerai aussi simplement et peut-être impoliment que cela.

La question sur le multilatéralisme d'équilibre. Tout le monde est d'accord sur le fait que les Européens ont un rôle à avoir sur le multilatéralisme pour ne pas être piégés par le silo américain. Cela va être très difficile mais il y a un espace. Cela correspond à l'initiative prise par la France, l'Allemagne, le Canada et le Japon sur cette alliance autour du multilatéralisme qui en terme diplomatique a marqué un certain nombre de points. Après comment le traduire en structuration du système international, je pense que la question est de savoir comment on passe du niveau diplomatique au niveau de la politique internationale. Cela passe par beaucoup de volonté politique et par des outils. J'en reviens à la nécessité d'être pris au sérieux en termes militaires, d'être pris au sérieux en termes industriels et de le faire, non pas avec arrogance ou d'avoir toujours raison, mais avec le sentiment que les Européens ont aussi vocation à participer aux affaires mondiales.

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