Intervention de Bruno Latour

Réunion du mardi 16 juin 2020 à 18h00
Commission des affaires étrangères

Bruno Latour, sociologue, anthropologue et professeur à Sciences Po Paris :

. Merci madame la présidente. Merci à la commission. Je suis un peu intimidé car je ne suis ni spécialiste des épidémies ni spécialiste des affaires étrangères. J'aborde la question en anthropologue de la nature. On m'a demandé un éclairage quelque peu différent en cherchant ce que la crise sanitaire révèle de ce fameux « monde d'après » auquel beaucoup de gens ont pensé pendant le confinement. J'essaye de savoir ce qui a irréversiblement changé.

J'ai choisi d'aborder la question par ce que j'appelle le nouveau régime climatique. Je me suis demandé ce que la crise mondiale que nous sommes en train de vivre révèle d'un nouvel état de la géopolitique. Le virus a révélé un nouveau régime de relations entre des entités qui ne sont plus tout à fait pareilles à des États nations. Je pars de l'hypothèse que la crise politique générale est une crise du territoire, une crise géopolitique. Cela concerne les grandes questions que pose votre commission mais aussi l'intimité de chaque citoyen. Paradoxalement, pendant le confinement beaucoup de gens se sont ouverts à d'autres questions sur la marche du monde. C'est une chance qu'il faut saisir. Autrement dit nous étions confinés mais, en même temps, nous étions ouverts à d'autres choses. Je voudrais insister sur le préfixe « géo » dans géopolitique car c'est cela qui est en train de changer. Le socle sur lequel les relations internationales se déroulaient jusqu'ici a tellement changé que ce sont les notions mêmes de pays et de relations internationales qui s'en trouvent changées. Mon argument vous apparaîtra un peu spéculatif mais il a des conséquences très pratiques que j'ai tirées dans un petit livre qui s'appelle Où atterrir ? et que l'on peut résumer en une phrase : « Est-ce que l'on peut atterrir sans se crasher ? ». Officiellement, les affaires étrangères continuent de se dérouler sur un échiquier avec une séparation classique entre frontières. Aujourd'hui, l'échiquier sur lequel on posait les États se met en branle et réagit aux efforts des États pour le contrôler. Tous les peuples qui voulaient atterrir sur ce socle souffrent simultanément et reculent avec effroi car ce socle n'a pas le même aspect que par le passé. Il est fait de virus, de questions écologiques, de problèmes de sols, etc. C'est ce que nous appelons, pour reprendre le titre d'une exposition que je viens d'ouvrir à Karlsruhe près de Strasbourg, une « zone critique ». Nous sommes tous sur une « zone critique ». De ce point de vue et si l'on tire quelques enseignements, la pandémie est assez riche. D'abord, elle offre une version totalement paradoxale des relations internationales. Tous les États ont réagi à une vitesse stupéfiante mais sans coordination, et même en brisant les instruments habituels des relations internationales. Un observateur venu de l'espace pourrait d'ailleurs être admiratif en se disant que c'est admirable car tous les États, en quelques semaines, ont réagi de la même façon et se sont tous coordonnés. En réalité, je pense qu'il s'agissait d'un effet de panique et d'imitation virale qui manifestait au contraire un formidable « chacun pour soi ». C'est donc assez paradoxal. Il y a la contamination par le virus, contamination que l'on connaît depuis maintenant plus d'un siècle et qui est une contamination épidémique traditionnelle. Ensuite, il y a la contamination, par imitation panique qui témoigne à quel point les États sont attachés les uns aux autres au point de ressembler à un seul corps, sauf qu'il n'y a pas d'institutions communes qui permettent de prendre en compte ce corps. Évidemment, les réseaux sociaux ont terriblement accéléré cette viralité stupéfiante des réactions. Nous avons déjà là un vrai problème de relations internationales.

La deuxième leçon, que les épidémiologues et les spécialistes de santé ont analysée, est que tous les États ont réagi en même temps mais que les systèmes de soins, les réglementations, les niveaux de développement, l'habitude récente de lutte contre les épidémies sont tellement divers que l'effet de ce virus a révélé des classes sociales et des situations ethniques qui n'étaient pas visibles. C'est aux historiens de la médecine d'en faire la preuve mais je crois que jamais nous n'avions vu d'expérience aussi massive et simultanée et, en même temps, une telle diversité de solutions. C'est d'ailleurs un grand sujet que j'avais étudié autrefois chez Pasteur avec la notion de « variation de virulence » qu'il avait introduite. Nous en avons eu un exemple parfaitement clair. Nous voyons bien que la justice sociale, la localisation, l'architecture et le niveau de préparation jouent un rôle aussi grand que le virus. Nous voyons bien que le virus est intérieur au système social, comme vous l'avez rappelé. Une telle diversité au milieu d'une telle simultanéité oblige à rebattre les cartes de ce que l'on appelle les relations internationales. Nous ne sommes pas dans une homogénéisation et pourtant nous sommes dans quelque chose de viral.

La troisième leçon nous est donnée avec la facilité avec laquelle un être aussi insignifiant que ce virus peut brusquement s'ajouter à la liste des agents de l'histoire. C'est un thème que je poursuis depuis une quarantaine d'années. Les historiens des sciences ont montré depuis très longtemps l'effet des microbes dans les relations entre les nations. Il y a un très beau livre récemment paru sur les grandes pestes romaines jusqu'à la dévastation de l'Amérique latine par les conquistadors et par leurs microbes. Il semble que l'évolution des liens entre peuples que l'on appelle la globalisation, au lieu de rendre les sociétés de mieux en mieux protégées contre l'irruption de ces agents infectieux, les rend au contraire plus vulnérables. Or, pour les États traditionnels, il y a très peu de liens juridiques, organisationnels et politiques pour prendre en charge ces relations paradoxales car elles traversent les frontières, les juridictions et les zones de compétences. Vous le savez mieux que personne dans votre commission. La décision du gouvernement américain de quitter l'Organisation mondiale de la santé (OMS) en pleine crise, alors qu'il s'agit de l'une des rares institutions qui tente de coordonner les réactions, est typique de l'impuissance actuelle à faire rentrer dans les frontières des agents infectieux. Je suppose que vous vous êtes déjà largement emparés de ce sujet. Ce qui est paradoxal c'est que tout le monde le sait depuis deux siècles et l'invention du système des quarantaines. Il n'y a pas de progrès évident car on croyait que c'était derrière nous, alors que c'est devant nous. Nous avançons donc dans une situation où ces questions vont devenir de plus en plus importantes.

Permettez-moi, avant de tirer des conséquences pratiques, de proposer une quatrième leçon plus générale. Il y a très longtemps que les historiens étudient ce qu'ils appellent les « hectares fantômes » d'un pays. Le cas le mieux connu est celui de l'Angleterre au début du XIXe siècle. Pour s'alimenter, l'Angleterre utilisait, en dehors de ses frontières, une surface estimée à trois ou quatre fois celle du Royaume-Uni. Il y avait donc, derrière l'Angleterre, un pays fantôme qui lui permettait de vivre et qui était résumé par la célèbre formule « le charbon et les colonies » (coal and colonies). On connaît cette situation car elle est devenue générale avec le développement. Aucun pays ne vit plus dans ce qui existe à l'intérieur de ses frontières. Ce qui crée un problème c'est qu'il y a le pays où l'on vit et le pays dont on vit. C'est cela la grande différence. Le pays où l'on vit est repérable et parfaitement visible sur toutes les cartes, aussi bien les cartes d'identité que les cartes géographiques. Le pays dont on vit est invisible et paralégal, parfois même illégal. Il est très peu repérable. Toute l'histoire de la colonisation est là pour nous en faire souvenir. L'autre élément très important correspond au charbon et au pétrole : le charbon et le pétrole sont des « hectares fantômes », dans la mesure où ce sont des lieux formés ailleurs, il y a des millions d'années, et qui font pourtant partie de notre espace. Le problème maintenant, c'est que chaque pays empiète sur les autres depuis longtemps. Les États-Unis nous font avaler leur CO2 comme nous faisons avaler le nôtre aux pays du Sud. Ces empiètements sont mal traduits, mal représentés, mal dessinés par les frontières des États-nations projetées sur une carte. C'est ce décalage entre le pays où l'on vit et le pays dont on vit que la double crise sanitaire et climatique a fortement exacerbé. « Pourquoi, dans mon petit village de l'Allier dois-je subir la présence envahissante d'un marché aux bêtes sauvages à Wuhan en Chine ? » Pour le dire dans des termes assez dramatiques, en ce moment, se généralise une situation au fond « coloniale » qui était bien connue des pays du Sud mais qui se trouve maintenant ressentie aussi en partie par les pays du Nord. La notion même de territoire a été ébranlée à toutes les échelles, aussi bien à l'échelle personnelle avec le confinement qu'à l'échelle collective avec la superposition des nations qui semblent toutes s'envahir les unes avec les autres. Les termes de « contamination », d'« infection », de « gestes barrières », d'« envahissement », que nous avons beaucoup utilisés pendant ces trois mois, n'aident pas à trouver le bon répertoire pour en parler. C'est pour cela que je qualifie cette crise sanitaire et climatique de « crise de régimes ». Partout et à toutes les échelles, le territoire tremble. Il y a un retard politique, scientifique, intellectuel, juridique, affectif et esthétique pour parvenir à faire coïncider, au moins partiellement, le monde où l'on vit et le monde dont on vit, pour rendre ces « hectares fantômes » plus visibles. Je dis peut-être des choses beaucoup trop générales, mais les députés sont ceux qui peuvent le mieux l'entendre et le vérifier. Nos contemporains ont l'impression d'avoir perdu nos territoires. Et même si c'est une réaction compréhensible, se confiner à nouveau dans son espace traditionnel est évidemment la pire des solutions.

Pour finir, comment est-ce nous pouvons tirer parti de la crise ? D'abord, il faut reconnaître que les formes institutionnelles actuelles ne permettent pas à nos concitoyens de se repérer sur ce qui compose leurs territoires. C'est un sujet qui m'intéresse depuis trois ou quatre ans. Pour leurs conditions de subsistance, le pays qui permet à nos concitoyens de vivre n'a pas de relation compréhensible avec le pays dans lequel ils vivent. Et cela vaut évidemment pour la santé. Personne n'avait prévu le virus dans notre système de santé. L'économie également, et c'est toute la question des délocalisations et relocalisations. Et des migrations qui sont associées. Sans oublier l'écologie, qui est « l'éléphant dans la chambre ». Les citoyens sont, pour prendre une expression tout à fait traditionnelle, déracinés et, pour prendre le terme savant, déterritorialisés. De ce point de vue-là, il faut reconnaître – et c'était une des questions que vous aviez posées dans votre commission – que la lenteur de l'Union européenne à coordonner ses réactions – le confinement, la recherche, le déconfinement, l'industrie sanitaire, etc. – est un peu décourageante. Nous voyons son inaptitude à se saisir d'une crise pareille, à cause, je pense, de la question du territoire.

De même qu'il est assez décourageant d'entendre parler partout de reprise à l'identique de l'économie, alors que le choc de la covid a développé, partout, la conscience que décidément, il était temps d'atterrir. C'est-à-dire définir autrement le sol, la terre et les circonstances dont nous dépendons pour subsister. Je ne sais pas comment répondre à votre question de façon plus pratique. J'ai l'impression que tout se passe comme si les conceptions classiques – ce qu'est un territoire, ce que sont les relations entre nations, ce qu'est un État nation, etc. – flottaient un peu au-dessus de conditions réelles qui sont très éloignées. Parce que la notion de territoire s'est remise à bouger : c'est la « métaphore de l'échiquier ». Auparavant, on était sur un échiquier, maintenant c'est l'échiquier qui, lui-même, bouge.

L'idée de terrains, de pays ou de villes qui sont les uns à côté des autres n'a plus guère de sens et, en même temps, on sait bien que parler de solidarité n'a pas de sens non plus. Ma solution, que je décline de façon pratique par ailleurs mais que je vous soumets et qui va vous paraître terriblement conceptuelle, c'est qu'un territoire n'est pas là où nous sommes. C'est l'ensemble des conditions qui nous permettent de substituer. Dessinons les conditions qui nous permettent de subsister, et nous dessinerons notre territoire. Ce n'est pas seulement là où vous êtes.

C'est là où le virus est « très intéressant ». C'est une crise qu'il ne faut pas rater, en quelque sorte. Certaines de ces conditions de subsistance sont menacées. Cette question des menaces sur notre condition de subsistance, cette « crise de subsistance », qui est le nom que je donne à ce que nous appelons, par euphémisme, la « crise écologique », est devenue palpable avec le virus. C'est cela qu'il ne faut pas rater. Palpables aussi sont probablement les moyens de réagir si nous prenons conscience de ce décalage entre le pays dans lequel nous sommes et dans celui lequel nous vivons. C'est évidemment là où toutes les positions politiques, d'après mes interprétations depuis une trentaine d'année, se jouent.

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