Intervention de Bruno Latour

Réunion du mardi 16 juin 2020 à 18h00
Commission des affaires étrangères

Bruno Latour, sociologue, anthropologue et professeur à Sciences Po Paris :

Monsieur David, je vais avoir l'air de fuir les responsabilités, mais c'est précisément parce que je ressens l'incapacité à répondre que j'ai proposé cette procédure. Je trouve qu'il est important que les intellectuels, au lieu de dire ce qu'il faut faire, proposent des procédures pour faire émerger les réponses par la société civile.

Mon questionnaire a rencontré un succès que je n'avais pas prévu, précisément parce que c'était une procédure simple pour renvoyer la question dans les termes que j'ai proposé tout a l'heure : de quoi ai-je besoin pour subsister ? Qu'est-ce qui est menacé ? Et qu'est-ce qui est en train de dominer ou d'écraser ces conditions de subsistance et que suis-je prêt à faire ? Il est tout à fait étonnant que, quand on pose ces questions, on ait des réponses très différentes. La liste des réponses va être produite par les gens qui s'intéressent à ces procédures. Ils sont nombreux, en particulier dans la convention citoyenne pour le climat. Ce qui est intéressant, c'est ce que j'essayais de faire ressentir, c'est ce lien, finalement assez intime, avec la crise du sol. C'est la prise de conscience brusque : on est obligé de s'occuper du virus alors que l'on croyait qu'il était derrière nous. On est obligé de s'occuper du climat, alors qu'on pensait que c'était une question de la nature extérieure. Cela modifie l'attitude de tout le monde vis-à-vis du climat, vis-à-vis du sol, vis-à-vis de la géologie et des conséquences géopolitiques qui sont visibles partout. L'usine qui était dans le village a disparu ou au contraire les migrants sont venus, etc. Nulle part, il n'y a de division entre les affaires étrangères et les affaires intérieures, à proprement parler. Et donc la question porte plutôt sur les procédures. Je suis favorable un État qui organise des procédures plus qu'à un État qui donne des réponses, parce que je pense que ces questions, justement, sont trop graves. Elles sont trop graves parce que personne n'a l'expérience de modifier une société industrielle à l'échelle où nous devons la modifier. C'est donc une expérience qu'il faut partager avec les 66 millions de Français. Je ne réponds pas évidemment à la question de la liste des choses qu'il faut supprimer ou qu'il ne faut pas supprimer. Ce qui a intéressé tout le monde, dans le petit questionnaire que j'ai proposé, ceux qui l'ont lu, ce n'est pas simplement d'exprimer une opinion en disant « mais moi je souhaite qu'on arrête les voyages à l'étranger », mais c'était de répondre aux questions suivantes : qu'est-ce qu'on fait, qu'est-ce que vous proposez de faire ? C'est une question élémentaire mais qui permet de casser simplement l'idée d'opinion au sens du « moi j'aimerais mieux que ». D'accord, mais qu'est-ce qu'on fait ? Comme cette mutation climatique joue sur tous les détails de l'existence, il faut travailler sur des détails. Pour travailler sur des détails, il faut que chacun s'en empare. Ce n'est pas une question qui relève des affaires étrangères au sens propre. Les affaires étrangères sont supposées voir ce qui a été accumulé, simplifié, par les États auxquels vous avez affaire. Mais, à l'intérieur de chaque État, il faut bien faire ce travail. Et je ne vois pas, depuis trois ou quatre ans que je poursuis ces expériences, comment on peut se passer de cette opération de description par les gens de leur situation, des conflits, sur les questions de territoire. Quels que soient les sujets de conflit, que ce soit la viande, les voyages, la mobilité, etc., comme on l'a vu dans les deux dernières années. Comment apurer les conflits sur toutes ces questions sans renvoyer le problème aux gens eux-mêmes ? Je ne réponds pas à votre question mais j'y réponds indirectement quand même.

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