Intervention de Bruno Latour

Réunion du mardi 16 juin 2020 à 18h00
Commission des affaires étrangères

Bruno Latour, sociologue, anthropologue et professeur à Sciences Po Paris :

. Je crois assez peu à la notion d'individu. Je pense qu'il est tout à fait inexact de dire que les gens sont individuels. Je le vois quand on fait certaines expériences consistant à poser cette question dont parlait tout à l'heure monsieur David sur les territoires : redéfinissez votre territoire non pas là où vous êtes mais dont vous dépendez pour exister, pour subsister, et ce qui est menacé, ce que vous êtes prêt à faire. On commence parfois par des définitions individuelles, « moi j'habite à tel endroit », etc., mais, au bout de cinq minutes, on parle de la SNCF, de la globalisation des entreprises qui bougent dans un sens ou dans l'autre, de la nourriture et du transport des bananes. C'est un peu un mythe que les gens sont individualistes. Ils sont formatés, en partie, par toute une série d'instruments que nous autres, sociologues et historiens, étudions beaucoup. Mais je crois que cela serait une erreur de partir d'un point de départ où les gens sont fondamentalement individualistes. Ils sont parfois individualisés par des procédures qui peuvent être modifiées, bien sûr, mais ce n'est pas le point de départ. Ce qui est intéressant d'ailleurs dans la covid, c'est, au contraire, le fait que nous nous sommes aperçus pratiquement du contraire : tout le monde a été épaté par des gestes de solidarité, on a découvert des classes sociales qui étaient niées ou « invisibilisées », on a découvert des rapports « racialisés » qui n'étaient pas censés exister non plus et dont on est plutôt sortis très vite grâce à l'épreuve du virus.

La leçon positive des deux derniers mois est cette visibilisation extrêmement rapide et importante, que l'on peut appeler « solidarité ». Je ne partirais donc pas de la notion d'individu. Cette notion de solidarité, dont on discutait il y a une minute avec Mme la Présidente, pose problème. Elle nous incite à dire que les choses sont liées, alors même que nous sommes en situation de guerre, une situation caractérisée par ces problèmes de pays qui se superposent les uns sur les autres. C'est une guerre peu déclarée, larvée en partie. Je donne un exemple, qui est tellement frappant, celui du CO2. Le CO2 émis nous envahit et nous envahissons les autres pays par notre CO2. La notion de globalité et la notion de solidarité sont des notions auxquelles il faut, je pense, faire attention. Le fait de dire « nous sommes tous dans le même bain et donc nous allons coopérer », encore une fois, pouvait apparaître aller de soi. Or, l'admirable leçon de la covid a été de montrer que cette évidence était complètement inexacte. C'était le cas idéal, qui plus est ancien comme cela a été rappelé tout à l'heure. C'était le cas typique de solidarité, même traditionnelle, entre États, qui remonte parfois au Moyen Âge. Or, nous avons démontré une incapacité à faire unité, incapacité renforcée par l'énorme problème causé par le fait que les États-Unis ont quitté le monde commun et ont décidé que le sol sur lequel ils étaient ne subissait aucune transformation importante, qu'il n'y avait pas de problème climatique chez eux, etc. Je me méfie aussi bien de la notion d'individu que de celle de solidarité, comme de celle de globalité. C'est extraordinaire ce que la covid a rappelé. Oui d'accord, tous les États travaillent ensemble mais d'une façon qui est précisément une accélération du chacun pour soi. C'est assez paradoxal. Tout le monde reste chez soi et c'est un geste solidaire : voilà un autre paradoxe souligné par la crise. Cette covid est quand même prodigieusement habile pour nous faire changer nos catégories mentales.

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