. Sur le deuxième point, sur le GIEC, ce que vous avez dit est très intéressant. J'ai des étudiants qui l'ont étudié. La formule GIEC pour le climat, qui est utilisée pour la biodiversité, est certainement un modèle passionnant parce qu'elle mélange des questions diplomatiques et des questions scientifiques d'une façon très originale, et l'originalité institutionnelle ressemble assez, dans mon esprit, aux innovations institutionnelles qu'il va falloir faire un peu partout pour prendre en compte à des échelles complètement différentes aussi bien les virus que les problèmes posés par l'eau ou le climat, etc. Cela c'est très important et j'aurais plein de questions à poser sur ce point.
Vous m'avez interrogé in fine sur la décroissance. Disons que je suis pour la prospérité, et pas du tout pour la décroissance. Les gens qui revendiquent ce terme sont plein de bon esprit, sur cela il n'y a aucun doute, mais, étant donné l'existence dans laquelle nous sommes et les milliards de gens qui se sont tirés de la pauvreté dans les années récentes, parler de décroissance renvoie un message, je pense, qui n'est pas le bon. Moi, je propose simplement d'atterrir, c'est-à-dire de faire coïncider les conditions des deux espaces dans lesquels nous vivons et dont la déconnection nous rend fous, en quelque sorte, et explique la paralysie des positions politiques actuelles et l'impuissance, les impressions de mauvaise représentation. Je dis cela avec émotion car vous êtes les représentants de la nation. Ainsi ce décalage que la notion de représentation avait pour but de combler est devenu tellement énorme qu'il vaut mieux parler d'autre chose que de croissance et décroissance. Il faut aller dans une autre direction et atterrir, en essayant de faire coïncider les conditions qui nous permettent de vivre et celles dans lesquelles on vit. Je vous renvoie à mon ouvrage Aramis ou l'Amour des techniques. Nous avons travaillé sur les techniques depuis des années à l'École des Mines, je suis tout à fait technophile. Parlons de prospérité plutôt que de décroissance, il faut simplement trouver les conditions de prospérité.
À la première question que vous avez posée, vous avez vous-même étendu le sens du mot « subsister » que j'emploie un peu par provocation, aussi car je le lie à cette notion traditionnelle qui a été très importante en France au XVIIIe siècle de « crise de subsistance ». Je prends cette notion de crise de subsistance au sens très large du terme : c'est ce qui nous permet d'engendrer des conditions de prospérité, de recoder, de requalifier ou de renommer la question écologique qui attire habituellement l'attention vers quelque chose d'autre, étant conçue comme extérieure au monde social. Quand on pense l'écologie, on a l'impression que l'on s'éloigne des questions de justice et de société, même si les écologistes essaient de dire le contraire : le mot même entraîne un malentendu. Ce terme de crise de substance est pour moi un moyen de requalifier cette notion pour chacun, de façon assez intime.
Cela rejoint la question de savoir qui est le « nous ». Je crois que le problème critique auquel tout le monde se confronte est que ces « nous » sont à géométrie tellement variable actuellement, qu'il faut reprendre le travail de ce que j'appelle auto-description : que chacun décrive ses conditions de subsistance, avec combien de gens il se trouve, etc. C'est le seul moyen de sortir de la notion d'identité qui est la grande question qui se pose. Un exemple magnifique est celui du Brexit : si l'on demande aux citoyens du Royaume-Uni, pendant les cinq ans de la crise du Brexit, s'ils sont anglais ou européens en termes d'identité, ils répondent qu'ils sont anglais ou qu'ils appartiennent au Royaume-Uni. Mais si la question avait été posée en termes de condition de subsistance, on aurait été surpris de réaliser, comme on s'en est aperçu pendant ces cinq années de crise, qu'ils se trouvent en situation de dépendances multiples avec l'Europe et que la coupure de chacun de ces liens est une douleur atroce. C'est ainsi pour toutes les questions d'identité. Il n'y a aucun rapport entre la notion d'identité et la notion d'appartenance, et c'est précisément cette question qui est en situation de crise. Comme nous sommes en situation de crise de territoire, la réaction habituelle, qui a beaucoup été étudiée par les historiens et les politistes, est de se replier sur les identités car on a l'impression que l'on va s'en trouver mieux. Mais les identités sur lesquelles on se replie, que cela soit en Pologne, en Italie ou au Brésil par exemple, sont des identités également fictives sur des sols encore plus fictifs que les identités géographiques que je critiquais tout à l'heure. Cela pose un réel problème pour situer la question de l'appartenance et du sol en dehors de cette limitation extrême qui est celle de l'identité, parce que les questions identitaires, d'ethnicisation, d'invention d'un rapport ethnique au sol, n'englobent rien de ce dont on discute ici : ni les virus, ni le climat, ni le sol, ni la question de l'immigration, ni l'économie. Cette question de définition du « nous » est la question qu'il faut stabiliser en dernier et non en premier. Ces questions sont tout à fait classiques et plutôt empoisonnées. Beaucoup de travaux sont faits sur cette question de la différence entre identité et appartenance. Poser la question en termes d'attachement et d'identité me paraît crucial en ce moment. C'est cela que le cas du Brexit révèle d'une façon tragique. Je parle de choses qui sont bien connues de la commission des affaires étrangères.